Au début de cette année, j'ai commencé régulièrement de lire le "Monde diplomatique", car j'y ai trouvé des articles écrits - du moins il me semble - non de façon polémique, mais afin de rendre compte de la réalité du temps en mouvement.
J'ai commencé de lire l'article de Jean-Michel Dumay, qui a le mérite de revenir sur de nombreux déplacements, de nombreuses démarches, et des déclarations novatrices. Je compte le reproduire ici, tout à mon aise, en n'hésitant pas à l'illustrer comme je l'ai fait pour l'interview de l'écrivaine afro-américaine Toni Morrison, prix Nobel de littérature.
Le christianisme est soumis à forte concurrence : à l'horizon 2050, selon les projections démographiques, les chrétiens, stabilisés à 31 % de la population mondiale, devraient être talonnés par les musulmans (presque 30 %) dont le nombre de fidèles aura crû deux fois plus vite que la population mondiale en quarante ans, en particulier en Asie. Parmi eux, les catholiques, estimés à 1,2 milliards, verront leur part encore grignotée par les évangéliques et les pentecôtistes, actuellement évalués à un chrétien sur quatre et deux protestants sur trois.
Pour réunir la famille chrétienne, le pape fait preuve d'un zèle œcuménique certain. D'emblée, il s'est opportunément présenté aux Orthodoxes comme simple « évêque de Rome » et il invite les pasteurs évangéliques et pentecôtistes par dizaines au Vatican. En sa paroisse, il a surtout inversé les objectifs de ses prédécesseurs : il valorise désormais les points forts de l’Église, là où elle est la plus vivante, où elle détient ses plus grosses « parts de marché » (Amérique latine, Philippines, Afrique). Il ne s'échine plus à la ranimer sur les terres tombées dans la « nuit obscure » du sécularisme.
« A l'Europe, nous pouvons demander : où est ta vigueur ? », disait-il devant le conseil de l'Europe à l'automne 2014. « Où est cette tension vers un idéal qui a animé ton histoire et l'a rendue grande ? » François emmène l’Église où le vent la porte.
Allocution à partir de la 53ème minute :
En Asie, il s'est rendu aux Philippines (qui comptent 81% de catholiques), mais aussi en Corée du Sud, où le christianisme s'est installé sous la poussée des églises évangéliques (18% de protestants,
11% de catholiques. En novembre, il se rendra en Afrique (Ouganda, Kenya, Centre-Afrique) où la compétition pour le marché des âmes bat aussi son plein.
« Là les Eglises évangéliques, qui recrutent dans la même clientèle, ont un temps d'avance sur les catholiques, note Sébastien Fath, spécialiste du Protestantisme évangélique au CNRS . Elles n'ont pas trempé dans le monde colonial, leur liturgie est africaine et elles offrent aux fidèles une promotion des laïcs et des femmes, un rapport sur la sexualité plus souple et de réelles solidarités locales » . Pour affronter cette concurrence, François fait plutôt profil bas : ce pape-là ne les prend pas de haut, relève Fath, Il a du respect, il est perçu comme un Pape qui veut apporter des solutions dans la vie quotidienne. Or, les Africains veulent précisément que la foi chrétienne les aide ici et maintenant. Ils ne veulent pas d'un Évangile déconnecté des questions économiques et sociales. »
François, qui aborde le catholicisme par la souffrance sociale, tisse là des alliances. Pas question de tenir ces églises vivantes à l'écart. En internalisant des pratiques évangéliques, en les validant, sa stratégie vise plutôt à récupérer sur le long terme les déçus qui voudraient échapper aux dérives sectaires et mégalomanes de certains pasteurs », note encore Fath. Ce Pape paraît bien enclin à favoriser le catholicisme de conversion et d'appropriation personnelle, plutôt que celui des « héritiers »
(Jean-Michel Dumay)
Voici donc un pontife qui assure qu'un autre monde est possible, non pas au jour du Jugement dernier, mais ici-bas et maintenant. Ce Pape super-star, dans la lignée de Jean-Paul II (1978-2005) tranche et divise : canonisé par des figures écologistes (Nahomi Klein, Nicolas Hulot, Edgad Morin, pour avoir « sacralisé » l'enjeu écologique ; diabolisé par les ultralibéraux et les climato-sceptiques, capables de faire de lui « la personne la plus dangereuse de la planète », comme la caricaturé un polémiste de la chaîne ultraconservatrice américaine Fox News.
Les droites chrétiennes s'inquiètent de voir un pape au discours gauchisant et si peu disert sur l'avortement. Et les éditorialistes de la gauche laïque s'interrogent sur la profondeur révolutionnaire de cet homme du Sud, premier Pape non-européen depuis le Syrien Grégoire III (731-741) qui crie au scandale face au trafic des migrants, appelle à soutenir les Grecs en rejetant les plans d'austérité, nomme génocide un génocide (celui des Arméniens), signe un quasi concordat avec l'Etat de Palestine, appuie son front, façon prière, au mur des lamentations, sur la barrière de séparation que les Israéliens imposent aux Palestiniens et se rapproche de Mr Vladimir Poutine sur la question syrienne quand l'heure, chez les Occidentaux est aux sanctions contre la Russie en raison du conflit ukrainien.
« Il a remis l’Église dans le jeu international », estime Pierre de Charentenay, ancien rédacteur en chef de la revue Etudes, aujourd'hui spécialiste des relations internationales à la revue jésuite romaine La Civilta Cattolica. « Il a aussi changé son visage. Il est le champion de l'altermondialisme ! A côté de lui, Benoit XVI est un gentil garçon. » Le prédécesseurs, en effet, tout en introversion théologique, toujours enclin à condamner, fait figure de rabat-joie à côté du miséricordieux Argentin, plutôt prêt à pardonner. Mais, sur le fond, « sa force est surtout d'interroger l'ensemble d'un système », estime Charentenay.
Le souverain pontife a comblé ses hôtes du jour en se félicitant des bonnes relations entre le Vatican et « l’État de Palestine ». « Il est temps de mettre fin à une situation qui devient toujours plus inacceptable », a-t-il déclaré.
Photo: le Pape s'appuie sur le mur de séparation
Voici de que dit précisément ce premier pape jésuite et américain : l'humanité porte la responsabilité de la dégradation généralisée et laisse le système capitaliste et néo-libéral détruire la planète, "notre maison commune" en semant les inégalités. Elle doit donc rompre avec une économie de laquelle, comme le dit l'économiste - et jésuite, lui aussi - Gaël Giraud, "depuis Adam Smith et David Ricardo, la question éthique est exclue par la fiction de la main invisible" censée réguler le marché. Elle a besoin désormais d'une "autorité mondiale", de normes contraignantes et, surtout, de l'intelligence des peuples, au service desquels il convient d'urgence de replacer l'économie.Car la solution, politique, se retrouve entre leurs mains et non entre celle des élites, égarées par la"myopie des logiques du pouvoir".
Pour le Pape, la crise environnementale est d'abord morale, fruit d'une économie, déliée de l'humain, où les dettes s'accumulent : entre riches et pauvres, entre Nord et Sud, entre jeunes et vieux. Où "tout est lié": pauvreté-exclusion et culture du déchet, dictature du court-termisme et aliénation consumériste, réchauffement climatique et glaciation des cœurs. De sorte qu''une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale. Appelée à se ressaisir, l'humanité doit donc se doter d'" d'une nouvelle étique des relations internationales" et d'une "solidarité universelle" - ce que plaidera François à l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations-Unies, ce 25 septembre, à l'occasion du lancement des Objectifs du millénaire pour le développement.
Photo : le père de Charenteney
Certes, arguera-t-on, tout cela n'est pas totalement neuf. François s'inscrit avec une belle continuité dans la ligne du Concile Vatican II, constate par exemple à Rome Mr Michel Roy, secrétaire général du réseau du réseau humanitaire Caritas International. De fait, le Pape renvoie à l'Evangile, revisite la doctrine sociale de l'Eglise élaborée à l'ère industrielle et surtout arrime ses convictions à celles de Paul VI , en qui le père de Charenteney voit son "maître intellectuel et spirituel.
Premier Pape de la mondialisation et des grands voyages intercontinentaux, Paul VI, à la suite du réformateur Jean XXIII (1958-1963) est celui qui a physiquement sorti la Papauté de l'Italie, internationalisé le collège des cardinaux, multiplié les Nonciatures (ambassades du Saint-Siège) et les relations bilatérales avec les États. Celui, aussi, qui a amené l’Église à outrepasser ses compétences restreintes de gendarme des libertés religieuse, pour la rendre "solidaire des angoisses et des peines de l'humanité toute entière" Pour Paul VI, le développement était le nouveau nom de la paix; une paix appréhendée non pas comme un état de fait, mais comme le processus dynamique d'une société plus humaine, ouvrant sur une richesse partagée.
Cependant, s'il y a de la continuité, et même, pour certains, comme un aboutissement du grand chambardement catholique entamé durant les années 1960, il est difficile d'ignorer que le pontife argentin tranche sur ses prédécesseurs. Même s'ils n'étaient pas, eux non plus, avares de discours anti-libéraux, les pontificats du Polonais Jean-Paul II et de l'Allemand Benoît XVI, ont été marqués par leur ancrage doctrinal.
Deux types de causes peuvent être avancées au renouveau actuel : les unes tiennent au contexte; les autres sont inhérente à l'homme. "Sur un plan éthico-politique, François comble un vide au niveau international", conçoit François Mabille, professeur de sciences politiques à la fédération universitaire polytechnique de Lille, et spécialiste de la diplomatie pontificale. Il est le Pape de l’après-crise financière de 2008, comme Jean-Paul II avait été celui de la fin du communisme.
"En procédant à un aggiornamento de la doctrine sociale, François introduit une pensée systémique, c'est-à-dire où tout fait système, et il occupe avec succès le créneau de la sollicitude contestataire. Il y avait urgence, ajoute Mabille : le temps de l’Église n'était plus celui du monde. Tout allait trop vite pour Benoit XVI. Il y avait une nécessité d'être dans l'anticipation et non plus dans la réaction"
Avant d'aller secouer le monde, le nouveau Pape a donc bousculé sa maison. Adepte d'une sobriété qu'il partage avec François d'Assise, dont il a emprunté le nom, il a instauré, si l'on peut dire, une papauté "normale" qu'il veut exemplaire. Il a remis au placard les derniers attributs vestimentaires honorifiques de sa fonction, et pris demeure dans un deux-pièces de 70 m² qu'il a préféré aux luxueux appartements pontificaux. Le Pape aime le symbole et joint souvent le geste à la parole, ce qui paie dans une société de l'image.
Ainsi, avec une bonhomie qui semble faire de lui "le curé du monde", il apparaît direct, spontané, et appelle un chat un chat - au risque de quelques écarts diplomatiques, qu'ensuite les nonces parviennent - ou pas - à rattraper. Désigné par ses pairs pour réformer en profondeur la curie, c'est-à-dire l'appareil d'Etat du Saint-Siège, il a listé, sans prendre de gants quinze maux frappant l'institution, marquée par un clientélisme à l'italienne. Parmi ses fléaux : "l'Alzeimer spirituel" et, en première place "l'habitude de se croire indispensable"...
Fin de la première partie.