Sujet intéressant... Je pense surtout à votre point 2.
Il me semble que c'est en vous l'expérience qui parle (dans votre post suivant aussi) quand vous ne défendez pas le fait mais que je constate aussi, que le pécheur endurci au moment où il pèche est quasiment dans l'impossibilité de "faire autrement", ce qui contreviendrait au principe de la grâce nécessaire et suffisante.
Par ailleurs, il est parfois dit, par exemple dans l'épître aux Romains (homosexualité, chapitre 1), que C'est Dieu qui soumet l'homme à certaines dépravations par châtiment. Le péché étant non plus une oeuvre consciemment désirable, mais inconsciemment suggérée et qui avilit. Comme si dans ce cas la grâce nous était enlevée, ou consistait à nous "soumettre au péché"
- pour nous donner l'envie d'en sortir ? Même pas ! C'est en quelque sorte "déjà l'enfer"...
Il n'en reste pas moins que, reprenez-moi si j'en abuse, le dogme précise bien que la grâce donnée par Dieu est toujours telle qu'elle suffit sur le principe et à tout moment et pour quiconque, afin de lui éviter le péché.
Même si évidemment pour le pécheur, le poids de sa concupiscence accrue par ses anciens péchés, en quoi consiste en partie sa peine, est tel qu'il lui devient héroïque de ne pas pécher. Là où un "plus saint que lui" ne verra aucune difficulté, l'effort lui est insupportable et pénible à l'extrême.
Sachant encore que pour nous aider à acquérir du mérite, ou stimuler/exprimer notre amour, Dieu puisse "inverser la chose" et rendre pénible au saint de faire le bien, et facile au mécréant d'éviter le mal.
Bien des cas de figure se présentent que je n'ai pas le courage d'énumérer, il y aurait sans doute même de l'orgueil à trop le faire, les voies de Dieu sont insondables, sa pédagogie encore plus, et pas toujours orientées semble-t-il pour "faciliter" le chemin de conversion.
Plusieurs choses.
1. Dieu donne-t-il à chaque instant des grâces actuelles suffisantes de conversion au pécheur pérégrinant ici-bas ?
1/ Nous savons que l’agir divin ad extra est libre.
Dieu n’est aucunement nécessité à vouloir nous tirer du bourbier de nos œuvres pécheresses. On peut le prouver de différentes manières. Je me bornerais ici à vous rappeler qu’avec le Jugement particulier, Dieu décrète librement de ne plus jamais accorder la moindre grâce de conversion au pécheur endurci qu’il expédie en Enfer.
2/ Nous savons aussi que dès cette vie Dieu délaisse les pécheurs qui ne se repentent pas.
« Mais mon peuple n'a point écouté ma voix, Israël ne m'a point obéi. Alors je les ai livrés aux penchants de leur coeur, et ils ont suivi leurs propres conseils. » Ps. LXXXI, 12. « C'est pourquoi Dieu les a livrés à l'impureté, selon les convoitises de leurs cœurs ; en sorte qu'ils déshonorent eux-mêmes leurs propres corps ; eux qui ont changé la vérité de Dieu en mensonge, et qui ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur, qui est béni éternellement. » Rm. I, 24-25.
3/ Mais nous savons encore qu’il les appelle tous au repentir. Car Dieu ne prend aucun plaisir à la perte des pécheurs.
4/ Nous devons donc tout à la fois affirmer que Dieu abandonne et n'abandonne pas les pécheurs pérégrinant ici-bas. Ce passage d’Ézéchiel illustre bien cette dualité (délaissement / appel au repentir) :
« Dis-leur : Je suis vivant ! dit le Seigneur, l'Eternel ; ce que je désire, ce n'est pas que le méchant meure, c'est qu'il change de conduite et qu'il vive. Revenez, revenez de votre mauvaise voie ; et pourquoi mourriez-vous, maison d'Israël ? Et toi, fils de l'homme, dis aux enfants de ton peuple : La justice du juste ne le sauvera pas au jour de sa transgression; et le méchant ne tombera pas par sa méchanceté le jour où il s'en détournera, de même que le juste ne pourra pas vivre par sa justice au jour de sa transgression. Lorsque je dis au juste qu'il vivra, s'il se confie dans sa justice et commet l'iniquité, toute sa justice sera oubliée, et il mourra à cause de l'iniquité qu'il a commise. Lorsque je dis au méchant : Tu mourras !, s'il revient de son péché et pratique la droiture et la justice, s'il rend le gage, s'il restitue ce qu'il a ravi, s'il suit les préceptes qui donnent la vie, sans commettre l'iniquité, il vivra, il ne mourra pas. Tous les péchés qu'il a commis seront oubliés; s'il pratique la droiture et la justice, il vivra. » Ez. XXXIII, 11-16.
5/ Bref, tout à la fois : Dieu livre (abandonne) le pécheur à son péché ; Dieu délivre le pécheur de son péché. Et saint Paul d’expliquer que si Dieu délaisse l’un et délivre l’autre, cela résulte de la seule liberté divine :
« Que dirons-nous donc ? Y a-t-il en Dieu de l'injustice ? Loin de là ! Car il dit à Moïse : Je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde, et j'aurai compassion de qui j'ai compassion. Ainsi donc, cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Car l’Écriture dit à Pharaon : Je t'ai suscité à dessein pour montrer en toi ma puissance, et afin que mon nom soit publié par toute la terre. Ainsi, il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut. » Rm. IX, 14-18.
6/ Mais le même Paul nous dit aussi que la volonté salvifique de Dieu est universelle :
Dieu n’exclut aucun pécheur de son dessein salvateur, à charge seulement pour le pécheur de saisir la main tendue : « Dieu notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme » I Tim II, 3-5.
7/ Nous devons donc simultanément tenir ces deux vérités :
- Que la grâce est toujours au principe de notre conversion, conversion qu’elle précède et produit : « Fais-nous revenir vers toi, ô Éternel, et nous reviendrons. » (Lm. V, 21).
- Que jamais cette conversion ne se fait sans notre libre-concours : « Revenez à moi, dit l'Éternel Dieu, et je reviendrai à vous » (Za. I, 3).
8/ Ayant à expliciter la synergie de la grâce divine et de la liberté créée dans le procès de justification par lequel l’homme passe de l’état de péché mortel à l’état de grâce sanctifiante, les théologiens ont habituellement raisonné comme suit :
- Dieu donne à tous, au moins quelques fois dans sa vie, des grâces actuelles suffisantes de conversion.
- Le pécheur peut se détourner des grâces suffisantes de conversion.
- S'il s'en détourne, il s'endurcit.
- Mais tout endurci qu'il soit en cette vie, il peut encore se convertir si la grâce lui est de nouveau offerte.
- L'est-elle à chaque instant de cette vie ? Les théologiens divergent. À mon avis, oui, mille fois oui : la miséricorde de Dieu est infinie.
9/ Le vrai débat théologique ne fait ici que commencer, les théologiens s'opposant entre eux quant à la conciliation de la grâce divine et de la liberté créée.
2. Grâce actuelle suffisante ou grâce actuelle efficace ?
Déjà ne confondez pas la grâce habituelle et sanctifiante (constitutive de l'état de grâce de l'âme et de la volonté) avec la grâce actuelle (qui est un secours transitoire, qui peut se trouver sans l'état de grâce). La question est quant aux grâces actuelles.
1/ Les théologiens qui admettent un ordre d’intentionnalité divine (presque tous) plaquent la psyché humaine sur la déité super-incompréhensible pour y trouver un ordre d'intentionnalité auquel assimiler la Providence.
S'en suit une séquence logique de pensées et de volitions intradivines constitutives du plan providentiel de Dieu sur le créé. Quant ils passent ensuite de l'ordre d'intention à celui d'exécution, bref de la Providence au Gouvernement divin, ils appliquent le plan providentiel qu'ils postulent en Dieu. En simplifiant et en faisant l'impasse sur les divergences minimes d'autres chapelles, cette théologie se scinde en deux grands courants : bañezien (dominicain) et congruiste (jésuites).
a/ La théorie bañezienne s'articule sur deux points :
- La grâce actuelle est une motion physique qui nous fait infailliblement librement vouloir : c'est une motion infaillible mais non-nécessitante = c'est la grâce efficace de soi. Pour ne pas avoir à nier que Dieu donne aussi des grâces actuelles de conversion aux pécheurs qui ne se repentent pas, les bañeziens affirment également l'existence d'une grâce actuelle suffisante qui, quoi qu'elle surélève la puissance opérative qu'est la volonté libre, ne la meut pas physiquement à s'exercer. De sorte que selon que Dieu vous donne une grâce suffisante ou efficace, vous pécherez ou ne pécherez pas. D'où le rire pascalien (janséniste) moquant cette grâce suffisante qui ne suffit pas...
- L'ordre providentiel est quasi-calviniste. Car si le décret de réprobation positive (celui au terme duquel Dieu décrète de toute éternité, avant même que vous soyez créé, que vous serez damné) est postérieur à la prévision divine de vos démérites, ce décret résulte inexorablement d'un décret de réprobation antécédent à cette prévision des démérites, nommé décret de réprobation négative, qui ne consiste pas, comme le décret positif, à décider que vous serez damné, mais seulement à décider ne pas vous élire à la prédestination à la gloire (décret antécédent de non-élection). D'autres substituent au décret antécédent de non-élection (le fait de ne pas vous choisir comme futur bienheureux) un décret antécédent d'exclusion à la gloire (c'est plus que ne pas élire : c'est décider de vous exclure du bénéfice du Ciel avant toute prévision de vos démérites).
b/ La théorie congruiste s'articule sur deux points :
- Une conception de la grâce actuelle comme motion exclusivement morale : la grâce actuelle est toujours suffisante, et n'est rendue efficace que par le libre-concours de la volonté créée. Cette théorie, plus souriante à l'abord, présente une redoutable difficulté métaphysique : elle soustrait l'agir créé de la causalité universelle de Dieu sur l'être.
- L'ordre providentiel, crypto-pélagien par certains aspects, reste quasi-calviniste. Selon leur doctrine Dieu décide de donner à tous des grâces suffisantes dont il sait à l'avance si la volonté créée y coopérera ou non, de sorte que prévoyant qu'avec telle grâce suffisante vous ne pécherez pas, mais qu'avec telle autre vous pécherez, il décide de vous donner, en l'hypothèse, une grâce à laquelle il sait que vous ne pécherez pas, de sorte que prévoyant conséquemment à ce décret d'octroi des grâces que vous pécherez jusqu'à mourir impénitent, il décrète ou décide, conséquemment à la prévision de vos démérites, que vous serez damné, ce avant même qu'il ne vous crée.
2/ Ces deux discours me semblent être aussi désespérants l'un que l'autre. Il y a heureusement place pour un autre discours, que je n'exposerais pas ici, sinon dans ses grandes lignes :
- La motion physique doit être affirmée.
- La motion physique peut être brisable (Journet, Maritain) tandis qu'elle est toujours imbrisable chez les bañeziens.
- L'ordre d'intentionnalité divine n'existe pas, par incapacité à conjoindre l'intelligence et la volonté à la simplicité divine ; les différents essais ou mécanos conceptuels mis successivement en place par saint Thomas d'Aquin pour y parvenir moyennant divers correctifs analogiques faisant tous faillite.
- Dans la synergie de la grâce divine et de la volonté créée, l'alternative n'est pas entre saint Augustin ou saint Jean Cassien (réputé semi-pélagien par toute la tradition héritée d'Augustin) : l'alternative est entre la scission « ou l’un ou l’autre » et la conjonction « et l’un et l’autre » ; encore que cette conjonction, difficile dans le détail de l'explicitation théologique, ne puisse être publiquement exposée, même en résumé, tant que n'ayant pas été soumise au jugement de l'Ordinaire et de Rome.