je lisais un petit volume consacré à l'écrivain Jack Kerouac. Le thème y est tiré de ses écrits et représentait pour Kerouac lui-même une tentative de définition du mouvement "Beat' ou soit la "Beat Generation" (en anglais).
Dans la présentation de l'écrivain :
«... d'origine canadienne française, Jean-Louis Lebris de Kerouac est né dans le Massachussetts en 1922. Il effectue un passage éclair à l'université ou il se consacre surtout au football, avant de se décider de sortir des sentiers battus. Pour vivre, il exerce tous les métiers : pompiste, cueilleur de coton, matelot, déménageur ... C'est en 1944 à New York qu'il fait la connaissance d'Allen Ginsberg et de William Burroughs qui deviennent ses compagnons de virées nocturnes dans les boîtes de jazz ou se mêlent alcool, drogue, homosexualité, délires poétiques et musique. Il commence un roman, qui sera publié en français sous le titre Avant la route. En 1947, il rencontre son jumeau, Neal Cassidy, et tous deux sillonnent les États-Unis. Il s'Inspire de cette expérience pour écrire, en trois semaines sur un rouleau de papier, selon une technique nouvelle, la littérature de l'instant, Sur la route, qui paraît en 1957. Le succès est immédiat et le roman devient le manifeste de la Beat Generation : entraîné par Dean (double de Neal Cassidy), Sal (double de Jack Kerouac) abandonne New-York à la fin des années 1940 pour se lancer dans un voyage effréné à travers tous les États-Unis. Cocasse ou tragique, le récit prend des allures de quête intérieure.
Kérouac écrit et publie beaucoup dans les années suivantes : Les clochards célestes, Docteur Sax, Les anges vagabonds, Big Sur - roman autobiographique dans lequel le héros cherche à fuir San Francisco et les beatniks, jeunes gens désenchantés, révoltés et anticonformistes - ; puis Satori à Paris.
Miné par l'alcool et la drogue, Kerouac meurt en Floride à quarante-sept ans en reniant ses amis du mouvement Beat et affichant publiquement des idées conformistes.
Kerouac a mêlé si étroitement sa vie à son oeuvre qu'elle en est elle-même la substance. Il est présent dans presque chacun de ses livres. Dans l'écriture s'enchevêtre la réalité, les souvenirs, le rêve, les visions, pour aboutir à une méditation sur la vie.»
Un moment donné, dans un des extraits de Kérouac, on trouve ceci (c'est l'écrivain qui parle) :
Jack Kerouac
«... cette photo de dingue qui me représente sur la couverture de Sur la route est la conséquence du fait que je venais de descendre d'une haute montagne ou j'avais passé deux mois complètement seul et normalement j'avais l'habitude de me peigner bien évidemment puisque vous voulez faire du stop sur la route et tout ça et que les filles vous voient comme un homme et non comme une bête sauvage, mais mon ami poète Grégory Corso avait ouvert sa chemise et sorti un crucifix en argent pendu à une chaîne et dit : «Porte ça et porte-le par-dessus ta chemise et ne te coiffe pas !». J'ai donc passé plusieurs jours à San Francisco à me balader avec lui et d'autres comme ça, fêtes, rôles, bars, lectures de poésie, églises, poésie marchée parlée dans les rues, à marcher parler de Dieu dans les rues (et à un moment donné une bizarre bande de voyous sont devenus fous et m'ont dit : «De quel droit il porte un truc comme ça ?» et ma propre bande de musiciens et de poètes leur a dit de se calmer) et finalement le troisième jour le magazine Mademoiselle a voulu prendre des photos de nous et j'ai donc posé comme ça, les cheveux en bataille, le crucifix et tout, avec Grégory Corso, Allen Ginsberg et Phil Whalen, et le seul organe de presse qui n'ait pas ensuite effacé le crucifix sur ma poitrine (sur cette chemise en coton à carreaux sans manches) a été le New York Times, par conséquent le New York Times est tout aussi beat que moi, et je suis content d'avoir un ami.
Je suis vraiment sincère, Dieu bénisse le New York Times de n'avoir pas effacé le crucifix comme si ça avait été une faute de goût. En fait, qui est vraiment "beat" ici, je veux dire si on parle de "beat" comme «battu», les gens qui ont effacé le crucifix sont vraiment les «battus» et pas le New York Times, ni moi ni Gregory Corso le poète. Je n'avais pas honte de porter le crucifix de mon Seigneur. C'est parce que je suis Beat, c'est à dire que je crois en la béatitude et que Dieu a tellement aimé le monde qu'il lui a sacrifié son fis unique. Je suis sûr que pas un prêtre ne m'aurait condamné pour avoir porté partout le crucifix par-dessus ma chemise et pu que j'aille, même pour aller me faire photographier par Mademoiselle. Et donc, vous tous, vous ne croyez pas en Dieu. Et vous tous les Marxistes et les Freudiens qui savez tout, hein ? Pourquoi vous ne revenez pas dans un million d'années pour m'en reparler, mes anges ?
Récemment Ben Hecht m'a dit à la télévision : «Pourquoi avez-vous peur de dire ce que vous avez en tête, qu'est-ce qui ne va pas dans ce pays, de quoi tout le monde a -t-il peur ? » C'était à moi qu'il parlait. Et tout ce qu'il voulait, c'était que je parle contre les gens, il a sournoisement évoqué Dulles, Eisenhower, le Pape, toutes sortes de gens qu'il a l'habitude de mépriser avec Drew Pearson, il aurait voulu que je parle contre le monde entier, voilà son idée de la liberté, ce qu'il appelle liberté.
Qui sait, mon Dieu, si cet univers en fait n'est pas un vaste océan de compassion, le véritable miel sacré, derrière ce spectacle de cruauté et d'attaques personnelles. [...]
Non, je veux parler en faveur des choses, j'élève la voix pour le crucifix, j'élève la voix pour l'étoile d'Israël, j'élève la voix pour l'homme le plus divin qui ait jamais existé et qui était allemand (Bach), j'élève la voix pour le doux Mahomet, j'élève la voix pour Bouddha, j'élève la voix pour Lao-Tseu ... Pourquoi devrais-je attaquer ce que j'aime au nom de la vie ? Voilà le Beat. Vivez vos vies à fond. Non, aimez vos vies à fond. Quand ils viendront vous lapider, au moins vous ne serrez pas dans une serre, vous n'aurez que votre peau transparente.
Cette photo dingue et si intense de moi sur la couverture de Sur le route ou j'ai l'air tellement battu remonte à bien plus loin que 1948 quand John Clellon Holmes (auteur de Go et de The Horn) et moi étions assis à discuter de la signification de la Génération Perdue et ensuite de l'existentialisme et ou j'ai dit : «Tu sais, c'est vraiment une "beat generation" la nôtre» et il a bondi et dit : «C'est ça, c'est exactement ça !»
[...]
Peut-être, puisque je suis censé être le porte-parole de la Beat Generation (je suis le créateur de l'expression, autour de quoi l'expression et la génération ont pris forme), qu'il faudrait souligner que tout ce cran Beat me vient de mes ancêtres qui étaient bretons, qui étaient le groupe de nobles le plus indépendants de toute la vieille Europe et se battaient sans cesse jusqu'au bout contre la France latine (même si un grand blond sur un navire marchand a ricané quand je lui ai dit que mes ancêtres étaient bretons en Cornouaille, en Bretagne : «Ah ouais, eh bien nous les Vikings on vous tombait dessus pour voler vos filets !») Breton, Viking, Irlandais, Indien, dingue, ça ne fait pas la moindre différence, il n'y a pas de doute quant à la Beat Generation, le noyau dur en tout cas, c'est un sacré groupe d'Américains nouveaux résolus à la joie ... Irresponsabilité ? Qui n'aiderait un homme à l'agonie au bord d'une route déserte ?
Non, et la "Beat Generation" remonte aux folles années de mon père à la maison dans les années 20 et 30 en Nouvelle-Angleterre qui faisaient un boucan tellement fantastique que personne alentour ne pouvait dormir et quand les flics débarquaient ils buvaient toujours un coup.»
Source : Jack Kerouac - Sur les origines d'une génération, Gallimard, 1994 ( extraits tirés de Vrais blondes et autres), 110 pages