Quant à la question des Etats-Nations, ce que vous dites est fort possible. Mais cela ne leur est pas réservé. Le monde contemporain, qui est dit "ouvert", celui des pays développés, se fonde peut-être lui aussi sur des sacrifices : du tiers-monde, des pauvres, de la planète elle-même.
Ce qui est intéressant dans la théorie de Marvin (qui développe la théorie girardienne), c'est que ce ne sont plus les faibles, les pauvres, les exclus (tiers-monde, etc) que nous voulons sacrifier, mais les membres de notre propre groupe. Nous pensons que nous allons à la guerre pour défendre notre territoire, pour battre l'ennemi, pour remporter une victoire, mais Marvin suggère que le vrai but de la guerre n'est autre que de sacrifier des membres de notre propre communauté afin de préserver la nation, l'unité de la communauté. "La guerre de tous contre un nous délivre de la guerre d'un contre tous" (Mark Heim). Si ma mémoire est bonne, ceci se sépare de la théorie giradienne que vous citez, selon laquelle nous allons à la guerre par désir mimétique.
Mais il faut distinguer "donner sa vie pour ceux qu'on aime" et être la victime émissaire d'une société. Dans notre culture individualiste, les premiers devenant aussi souvent les seconds. J'ai repéré deux catégories de sacrifiés volontaires qui tendent à celle de sacrifiés involontaires : les prêtres et les parents d'enfants handicapés. Leurs choix sont si radicaux relativement à la norme individualiste et hédoniste qu'il en deviennent presque des pestiférés.
Les soldats entrent peut-être dans votre catégorie de sacrifiés volontaires qui deviennent des sacrifiés involontaires. Toujours selon Marvin, la communauté célèbre et révère ces
insiders devenus
outsiders qui préservent la vie de la comunauté parce qu'ils ont pris sur leurs épaules, comme le Christ, le fardeau sacrificiel. Ce sont les victimes sacrificielles désignées, appelées à souffrir pour le bien de tous. Le rôle des autorités militaires, dans ce sens, serait de convaincre les soldats de la beauté du sacrifice, en faisant appel à leur idéalisme ou même à leur narcissisme (utilisation des idées de gloire, d'honneur, de devoir), pour que leur mission sacrificielle puisse se considérer comme volontaire.
Dans cette vision de la guerre comme acte sacrificiel, il y a aussi toute la dimension girardienne de cacher ou dissimuler l'aspect sacrificiel pour sauvegarder son efficacité. Nous dévions le regard de la vraie victime sacrificielle, le soldat, et nous défendons une guerre qui a l'apparence d'une lutte entre le bien et le mal, du moment où elle se produit loin de nous, que nous n'ayons pas à voir de cadavres.
Ce raisonnement montre qu’on ne peut à la fois éviter de subir l’injustice et éviter de la commettre. Il y a une impossibilité insurmontable de vivre ces deux vies.
La guerre comme acte sacrificiel, ne serait-elle pas notre mode forcé et masqué de résoudre ce paradigme? Nous évitons de subir une injustice en nous défendant contre ce qui nous menace, mais nous ne commettons pas non plus d'injustice puisque ce n'est qu'un acte de défense...
D'autre part, dans notre société contemporaine, je me demande si dans cette catégorie de victimes volontaires qui tendent à celle de sacrifiés involontaires on ne pourrait pas inclure toutes les professions, toutes les personnes qui choissisent le service et l'amour comme mode de vie (non seulement les religieux et les parents d'enfants handicapés, mais aussi les enseignants, les militaires, les pères et mères de famille, les époux fidèles...).
Crée en moi un coeur pur, ô mon Dieu... (Ps 51)