La traversée des temps par Éric-Emmanuel Schmitt

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Xavi
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La traversée des temps par Éric-Emmanuel Schmitt

Message non lu par Xavi » mer. 22 nov. 2023, 14:09

J’ai découvert pendant l’été la sensibilité, la franchise et la qualité d’écriture d’Éric-Emmanuel Schmitt, par une lecture de son petit ouvrage (212 pages) sur un voyage en Terre Sainte (Le défi de Jérusalem) qui lui a été confié par le Pape François qui en a écrit une postface.

Éric-Emmanuel Schmitt s’y présente en simple reporter-pèlerin qui raconte son propre voyage au sein d’un groupe. L’expérience ne fut guère enthousiasmante, suscitant en lui parfois davantage de déceptions ou de scepticisme que d’émerveillements, et pourtant, la surprise fut au rendez-vous… Au cœur de la tiédeur, un vent spirituel suscite parfois une émotion intense au moment où on ne l’attend plus.

C’est la lecture de ce petit livre lors de vacances fin août qui m’a incité à livre le tome II de La Traversée des temps lors de sa sortie en format poche début septembre. J’ai ensuite lu le premier puis le troisième tome de ce vaste roman qui, dans ces premiers volumes (déjà plus de 1800 pages…), aborde de manière originale les récits bibliques des temps les plus anciens dans la réalité historique.

Car, sous le couvert d’un roman, c’est bien de l’histoire réelle qu’il nous parle de manière audacieuse et originale. L’histoire de l’humanité en Mésopotamie au néolithique et en Égypte au deuxième millénaire avant Jésus-Christ.

La trame principale de son vaste roman est développée par un nommé Noam qui, avec trois autres personnes, a acquis, après un déluge, une immortalité qui permet à son corps de franchir toute mort subie et de se régénérer sans cesse de sorte qu’il reste toujours un homme de 25 ans non soumis à la vieillesse, à toutes les époques de l’histoire qu’il traverse.

Ce Noam raconte, à notre époque (au XXIème siècle), ce qu’il a vécu successivement aux diverses époques successives et, notamment, dans les trois premiers tomes, durant la période qui fait l’objet des premiers livres de la Bible.

À cet égard, son récit invite le lecteur à s’approcher de la réalité historique des faits bibliques de l’Antiquité ancienne, mais par une fiction.

La Traversée des temps
d’Éric-Emmanuel Schmitt ne dit rien de ce que les personnages et événements bibliques furent réellement dans l’histoire concrète. Il ne propose pas davantage une exégèse de ce qu’en dit le texte biblique, mais il cherche à les évoquer indirectement de manière crédible et vraisemblable.

Éric-Emmanuel Schmitt essaie de comprendre les grands récits bibliques du déluge, de la Tour de Babel, d’Abraham et de Moïse par une approche de romancier qui renonce d’emblée à se représenter ce qu’a pu être la réalité concrète précise de chacun de ces événements dont le récit biblique ne nous parvient qu’à travers une longue tradition complexe.

Il choisit ouvertement de les évoquer indirectement par des récits décalés qui ne représentent pas la réalité des événements bibliques, mais les intègrent dans un roman où, bien que les personnages portent les mêmes noms ou quasiment les mêmes noms, ils ne sont que des évocations des personnages bibliques qui sont présentés dans un contexte reconstruit à des moments imaginaires de l’histoire réelle qui combinent au besoin des périodes historiques diverses.

Dans le tome II de La Traversée des temps, Noam avance l’idée que « La religion prétend à la vérité, la littérature revendique sa fausseté. De là vient sa force. Tandis que le récit religieux se veut véridique sans avoir les moyens de le prouver, la littérature se présente comme une fiction. Joueuse, libre, elle n’a cure du vrai ; le vraisemblable lui suffit… Consciente de fabuler, elle se protège lucidement d'un mensonge grave : exiger qu'on prenne son imagination pour la réalité, condamner l'auditeur à lui obéir. Si la religion exige d'être crue, la littérature se satisfait d'enchanter. Cette humilité fournit un passeport qui lui a permis de passer les frontières de l'espace et du temps. » (Je n’en ai pas retrouvé la page exacte, mais la citation est sur Babelio : https://www.babelio.com/auteur/Eric-Emm ... ?pageN=228#!).

Cela mériterait le développement de nuances, car la religion n’ignore pas les limites de son propre discours et le roman d’Éric-Emmanuel Schmitt est très soucieux de la vérité historique. Le vraisemblable du romancier ne concerne que ses personnages et les événements qu’il raconte, mais non leur contexte pour lequel fait un travail solide d’historien.

Et là, la discussion de la vraisemblance des récits bibliques n’est pas tellement différente des travaux des historiens ou des exégètes car, pour se représenter concrètement le passé historique lointain, tant l’historien que le religieux, le théologien ou l’exégète du texte biblique, ne peuvent guère aller plus loin que le romancier et présenter davantage que du vraisemblable pour toute représentation des récits historiques des temps anciens en cause.

À cet égard, l’Église n’exige pas d’être crue et ne prétend pas avoir la vérité sur la représentation des réalités historiques de l’Antiquité racontés dans les textes bibliques. L’historicité des textes autant que ce qu’ils racontent est complexe et fait l’objet d’un océan de questions sans réponses certaines.

Cela ne signifie pas qu’il n’y rien eu ou que les faits particuliers racontés par la Bible ont été inventés ou ne se sont pas réellement produits, mais, retrouver le réel à travers les mots qui nous sont parvenus pour les dire, est un travail qui contient des pièges à éviter, notamment celui d’ « exiger qu'on prenne son imagination pour la réalité ». Et, à cet égard, il est clair que le romancier est plus à l’aise.

On peut chercher à se représenter ce qui s’est réellement passé et notre foi nous permet de considérer que le récit biblique qui nous est parvenu est fiable. Mais, nos interprétations et reconstructions sont, par contre, très incertaines et il ne faut jamais oublier qu’il y a bien des subtilités et nuances derrière les mots que nous lisons dans nos bibles et qui nous paraissent parfois si simples alors qu’ils proviennent d’une histoire complexe où les mêmes récits ont été lus, compris et interprétés dans des contextes très différents avec des mots dont l’usage et le sens ont évolué.

Et, à cet égard, la contribution d’Éric-Emmanuel Schmitt est importante et précieuse car il franchit la première porte qui permet d’avancer dans une compréhension réaliste : « le vraisemblable lui suffit ».

Dans toute la mesure du possible, la compréhension d’un récit historique implique, en effet, de se représenter d’abord du vraisemblable, ce qui demande beaucoup de rigueur historique et une solide étude des époques en cause, de leurs pensées, de leur langages, de leurs pratiques, de leurs connaissances, de leur contexte géographique autant que religieux, culturel, social, économique ou politique.

À cet égard, s’il est certain qu’Éric-Emmanuel Schmitt invente les personnages et les situations concrètes particulières, sans hésiter à mélanger des siècles éloignés, il présente successivement les réalités historiques concrètes ainsi que les modes de vie et de pensée de l’humanité durant la période des débuts de l’agriculture et de l’élevage et de l’émergence des premières villes dans le Moyen Orient (Tome 1 : Paradis perdus) puis durant la période du développement des cités mésopotamiennes (Tome 2 : La Porte du ciel), et ensuite, dans l’Égypte antique (Tome 3 : Soleil sombre).

De ce premier point de vue historique, ces trois premiers tomes sont remarquables et me paraissent très vrais. La manière dont il fait parler et vivre les personnages de son roman dans les contextes successifs qu’il explore atteste d’un très grand travail préalable. On pourrait dire que si les personnages et les événements sont fictifs, la vérité de la description de leur contexte et de leur réalité vécue est aussi rigoureuse que possible sur le plan historique. Là, Éric-Emmanuel ne veut rien inventer mais témoigne des meilleures connaissances actuelles.

À cet égard, le roman s’avère très rigoureusement historique en ce qu’il nous présente les modes de vie et de pensée dans l’Antiquité, ainsi que divers événements, découvertes et évolutions survenues à l’époque de la Mésopotamie antique puis des Pharaons. Pour ce faire, Éric-Emmanuel Schmitt s’est entouré de spécialistes de l’Antiquité et de diverses sciences qui l’ont aidé à raconter de manière vraisemblable et crédible le contexte dans lequel ont vécu les personnages fictifs de son roman mais aussi les personnages bibliques des livres de la Genèse et de l’Exode, en tenant compte de l’évolution de la théologie et du vécu religieux durant ces temps anciens.

Personnages et événements sont donc inventés mais pas à partir de rien. Il s’agit d’évoquer des personnages et des événements bibliques par des correspondants inventés qui les rendent « vraisemblables ». Et, pour obtenir cette vraisemblance de manière crédible et convaincante, il s’agit d’être scientifique et historique, aussi solidement que possible, au sens le plus strict, pour décrire au mieux le contexte dans lequel ces personnages et événements sont situés.

Car, si les personnages et événements du roman sont totalement fictifs, leur contexte général ne l’est pas, et, si la fiction invente des faits et des personnes similaires à ceux de la Bible, c’est avec un souci constant de correspondre au mieux au récit biblique, mais aussi de manière crédible dans le contexte historique réel.

En y appliquant les formules en usage pour le cinéma, on peut dire qu’il ne s’agit ni d’un « biopic », ni d’une histoire « inspirée de faits réels », mais d’un récit totalement fictif qui met cependant en scène des personnages et des événements similaires à ceux de la Bible d’une manière les rendant vraisemblables dans la réalité historique.

Le résultat m’a paru convaincant. On est plongé dans des réalités anciennes et on a l’impression de l’être avec justesse et sérieux. Cela peut aider à comprendre ce qu’ont réellement vécu successivement Noé, Abraham et Moïse, selon le récit biblique.

À cet égard, le travail historique d’Éric-Emmanuel Schmitt est remarquable.

Dans la réalité historique reconstruite de manière rigoureuse et vraisemblable, Éric-Emmanuel Schmitt invente un contexte particulier fictif et y plonge des personnages et des événements tout aussi fictifs, mais en s’inspirant directement et avec rigueur des personnages et des événements racontés par les premiers livres de la Bible.

Nous sommes dans un roman, et, même s’ils se nomment Noé (Noam), Abraham et Moïse et vivent des événements qui correspondent à ceux que vivent les patriarches portant ces noms dans le récit biblique, il faut sans cesse se rappeler, au fil de la lecture du roman, que les personnages d’Éric-Emmanuel Schmitt sont inventés et ne sont pas les personnages bibliques.

En fait, il procède à la manière des juifs qui exposent souvent dans leurs synagogues un grand chandelier à huit branches qui exprime simultanément d’une part, une volonté de ne pas reproduire le chandelier à sept branches du temple de Jérusalem actuellement détruit, et d’autre part, une volonté de l’évoquer néanmoins par un chandelier autre (avec huit branches) mais qui incite à penser au chandelier à sept branches.

De la même manière, Éric-Emmanuel Schmitt, ne présente pas les événements bibliques eux-mêmes, ni leur époque exacte, ni leur lieu précis, ni leurs circonstances particulières, ni leur réalité concrète propre, mais les évoque en reprenant des noms et des détails bibliques dans un autre récit inventé dans le contexte historique des événements bibliques considéré très largement.

À cet égard, outre son remarquable travail historique quant au contexte dans lequel il situe son roman, Éric-Emmanuel Schmitt fait aussi un remarquable travail exégétique rigoureux par rapport au récit biblique qu’il essaie de suivre rigoureusement lorsqu’il le transpose dans son récit imaginaire.

En cela encore, il est impressionnant et particulièrement remarquable en ce qu’il rend le récit biblique vraisemblable historiquement par ce procédé particulier et original qui consiste à prendre des faits historiques et des faits bibliques pour en déduire des faits fictifs qui ne sont pas réels, mais qui ont cependant cette particularité paradoxale de présenter comme vraisemblables les faits bibliques, même s’ils ne nous les représentent pas directement, ni exactement.

La fiction de Éric-Emmanuel Schmitt m’a semblé souvent bien plus proche de la réalité biblique que les représentations des exégètes qui ne parviennent plus à percevoir une réalité historique concrète dans les textes bibliques tels qu’ils nous sont parvenus après une longue histoire complexe.

En effet, beaucoup d’exégètes ne parviennent plus à considérer les premiers livres bibliques attribués à Moïse que comme une invention trouvant ses sources durant le premier millénaire avant Jésus-Christ aux environs de l’exil à Babylone de sorte qu’il serait vain d’y chercher des réalités historiques plus anciennes.

En rendant les récits bibliques vraisemblables dans un roman historique aux époques des troisième et deuxième millénaires avant Jésus-Christ, Éric-Emmanuel Schmitt nous invite à une réflexion plus profonde sur la valeur historique des premiers livres bibliques qui ont Moïse pour auteur que l’Église a toujours enseignée pour bien réelle, alors même que le texte qui nous est parvenu est le produit d’une histoire complexe à travers laquelle l’Esprit Saint n’a jamais cessé d’agir.

Certes, entre les écrits (au sens strict) de Moïse et les écrits finalisés qui nous sont parvenus, de nombreuses influences se sont exercées et, à cet égard, retrouver les réalités de l’histoire concrète dans les premiers livres de la Bible, reste un travail encore largement à accomplir.

Le roman d’Éric-Emmanuel Schmitt y apporte une contribution pertinente et intéressante.

Elle demande cependant un effort mental constant au lecteur.

La lecture est parfois perturbante car on retrouve les mêmes noms et des événements similaires à ceux de la Bible, alors que ce ne sont pas les personnages ou les événements tels que rapportés par la Bible, mais seulement des personnages et événements inventés, mais cependant présentés avec un maximum d’attention et de rigueur historique autant que biblique.

On est tenté spontanément de reconnaître les personnages bibliques dans les personnages du roman qui se nomment Abraham et Sarah, qui y sont un couple stérile de nomades mésopotamiens présentant les caractéristiques bibliques avec Agar leur servante et son fils Ismaël, puis la naissance d’Isaac, mais on est cependant confronté à une mise en scène totalement décalée lorsque la Sarah du roman se révèle être la compagne immortelle et amoureuse du héros Noam, qui a survécu avec lui au déluge et l’accompagne à toutes les époques pendant des millénaires jusqu’au XXIème siècle où elle est la mère d’une jeune fille nommé Brita, équivalent de la militante écologiste Greta Thunberg.

De même, on est tenté de reconnaître le Moïse biblique dans le Moïse du roman sauvé des eaux et adopté par la fille de Pharaon qui va conduire son peuple hors d’Égypte, mais on est situé, dans le roman, à l’époque du pharaon Mery-ouser-Rê au 17ème siècle avant Jésus-Christ, quelques siècles avant la période où la Bible situe Moïse.

À cet égard, il est clairement vain de considérer les personnages ou les événements du roman d’Éric-Emmanuel Schmitt comme des présentations directes des personnes ou des événements bibliques. Et pourtant, ce sont bien les personnages et événements bibliques qui sont évoqués indirectement et les mots sont difficiles à trouver pour exprimer l’approche originale d’Éric-Emmanuel Schmitt.

En effet, même pour l’historien le plus rigoureux, toute représentation d’une personne ou d’un événement du passé est toujours une reconstruction imparfaite et incapable d’une représentation précise parfaite. À cet égard, toute parole est toujours une forme d’évocation incapable de saisir pleinement le réel ce qui vaut d’ailleurs tant pour le réel historique passé que pour le réel de Dieu qui est toujours bien au-delà que ce que nous pouvons en dire avec nos mots humains.

Quoi qu’il en soit, dans les trois premiers volumes de sa vaste fresque historique, Éric- Emmanuel Schmitt séduit en manifestant avec talent et compétence un goût assuré pour le vrai.

Bravo l’artiste !

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