Le totalitarisme sans État

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Cinci
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Le totalitarisme sans État

Message non lu par Cinci » lun. 19 avr. 2021, 15:00

Un entretien avec Jean Vioulac
La logique totalitaire, dernier ouvrage du philosophe français Jean Vioulac, dresse le portrait d'un totalitarisme nouveau genre, qui se passe de l'État. Nous avons rencontré l'auteur. (Éric Martin, professeur au département de philosophie du Collège Edouard- Montpetit, docteur en pensée politique, pour le compte de la revue Liberté)
Ici :

« [...]

Éric Martin - Vous dites que le capitalisme est devenu totalitaire. Pour certains, ce serait pécher par excès de pessimisme, de catastrophisme. En quoi l'usage d'un terme aussi fort est-il justifié pour décrire ce qui arrive à l'Occident et au monde ?

Jean Vioulac - Le thèse semble en effet paradoxale, puisqu'au vingtième siècle le concept de totalitarisme a été élaboré comme antithèse du libéralisme, pour défendre les sociétés du marché contre le Léviathan de l'État. Mais mon propos consiste précisément à dégager le concept de totalitarisme de son usage idéologique pour l'élaborer philosophiquement et ainsi dissocier la question du totalitarisme de celle de l'État. Ol me semble difficile de se passer de tout concept de totalitarisme pour penser notre situation d'aujourd'hui.

Le phénomène le plus caractéristique de notre époque est en effet ce que l'on appelle la mondialisation ou la globalisation, processus au long cours qui intègre tous les hommes, tous les peuples et tous les territoires dans un même espace-temps. L'intégration de la multiplicité et des particularités dans une même sphère et par un unique principe, c'est justement ce qui définit le concept de totalité. Nous vivons tous dans une même totalité planétaire , et il faut bien parler de «totalisation» pour définir ce processus. Or historiquement, c'est bien le capitalisme qui en est à l'origine, et la totalité contemporaine est le marché mondial.

Le marché est totalisant, et d'ailleurs tout le monde est à peu près d'accord pour le reconnaître, y compris un théoricien du néolibéralisme comme Friedrich von Hayek, qui voyait dans le marché mondial un «cosmos» qui se substituait à l'antique nature.

Dès lors, deux questions se posent. D'une part celle de la puissance, puisqu'on ne peut parler de totalitarisme que s'il y a une puissance effectivement contraignante qui opère la totalisation, d'autre part celle de la liberté, puisque le concept de totalitarisme implique une soumission de tous les individus à un pouvoir total. Le néolibéralisme va donc refuser ce concept parce qu'il prétend que le marché est l'interaction harmonieuse et pacifique des libertés. Mais, en réalité, si les actions individuelles sont harmonieuses, c'est d'abord que chaque homme est redéfini comme calculateur de ses intérêts et ensuite que l'intérêt de chacun est strictement assigné à la recherche d'une valeur abstraite, l'argent. Chacun ne poursuit que son intérêt, et il se croit libre quand aucune entrave ne s'oppose à sa quête, mais il ne se rend pas compte que son intérêt lui-même est déterminé, préfabriqué, conditionné par le marché. Et d'ailleurs, quand les théoriciens du marché parlent avec Adam Smith de «main invisible», ils présupposent bien qu'il y a manipulation des individus, d'autant plus dangereuse qu'elle est invisible.

Si les actions individuelles ne sont pas divergentes, c'est qu'elles convergent toutes vers le fétiche de l'argent, qui s'Impose comme un vortex qui fait tourner l'univers autour de lui. Quand l'argent occupe un tel statut, qu'il exerce cette fonction d'attracteur universel, qu'il est capable de réduire tout ce qui est à une quantité de valeur universelle et abstraite, alors il est Capital. Le Capital est en cela le principe directeur qui gouverne toutes les actions individuelles.

Il est extrêmement naïf de croire, comme l'affirment journellement les tenanciers du marché mondial, que moins il y a d'État, plus il y a de liberté, comme si l'État était la seule puissance de coercition. La puissance du marché est infiniment supérieure, elle ne tend jamais qu'à accroître sa puissance, et le moteur du Capital est en cela une volonté de puissance aveugle et inconditionné. Le Capital est aujourd'hui la puissance qui domine le monde, qui atomise les sociétés humaines, déterritorialise tous les peuples , une puissance par rapport à laquelle les États eux-mêmes n'ont plus aucune marge de manoeuvre. L'avènement du marché mondial n'est rien d'autre que la soumission de tous les hommes, de tous les peuples et de la nature tout entière au Capital et au règne de la valeur. Donc, oui, il faut dire que le capitalisme est un totalitarisme, et même qu'il est le fondement, la condition de possibilité des totalitarismes politiques du vingtième siècle, car ces régimes ne furent que des expressions caricaturales et grossières du principe constitutif de la modernité occidentale, à savoir la massification de l'humanité par son assujettissement à la puissance totale de l'abstraction.

Le néolibéralisme est ainsi coupable d'avoir aliéné et asservi le concept même de liberté, en promouvant en son nom une doctrine de la soumission volontaire. Ainsi Hayek, apôtre inlassable de l'évangile du marché universel, prétend défendre la liberté, mais il préconise pourtant explicitement et constamment la soumission à la puissance impersonnelle du marché, et sa doctrine n'est finalement rien d'autre qu'une pédagogie de la soumission volontaire.

Il ne faut donc pas être dupe de l'opposition purement idéologique entre néolibéralisme et totalitarisme, et il importe encore plus de mettre en évidence le projet totalitaire dont est porteuse la gouvernance néolibérale, qui va déployer la logique de la valeur dans tous les aspects de l'existence.»

(à suivre)

Cinci
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Re: Le totalitarisme sans État

Message non lu par Cinci » lun. 19 avr. 2021, 22:44

(suite]

Éric Martin - Quel lien peut-on faire entre cette transformation et le développement de la raison ?

Jean Vioulac - Mon propos consiste à situer le capitalisme dans le contexte de la crise de la rationnalité occidentale. [...] Seule une philosophie de l'histoire est à même de penser la crise, et le grand chef d'oeuvre de Husserl, La crise des sciences européennes, procure le cadre conceptuel nécessaire.

Or c'est pour Husserl la raison comme telle qui est aujourd'hui en crise, dans l'avènement d'une science entièrement technicisée et mécanisée ou les idées abstraites se déduisent automatiquement les unes des autres, de façon purement formelle, sans plus se fonder sur les sujets humains et leurs intuitions sensibles, ou le concept se développe de lui-même en court-circuitant la subjectivité vivante. Le progrès de la science se retourne ainsi contre les sujets concrets en leur imposant de vivre dans un monde purement géométrique, abstrait et finalement dénué de sens, un monde inhumain et inhabitable.

Saisir la crise dans sa totalité impose de comprendre comment une «crise de la science européenne» qui, semble-t-il. ne devrait concerner qu'une minorité de chercheurs, peut réellement dévaster la terre et menacer l'humanité.

Question philosophiquement cruciale, celle du rapport du concept au réel, de l'être à la raison et, finalement, le problème de la vérité en tant que telle. [...]

... la domination capitaliste est indissociable de la crise de la raison telle que l'a pensée Husserl. Le capitalisme, c'est l'effectuation méthodique systématique de la configuration métaphysique de la rationalité, qui fétichise le concept, postule l'autonomie d'une raison purement objective et lui soumet totalement la subjectivité vivante.

[ouf ! pour la phrase ici]

La technique au vingtième siècle s'est totalement autonomisée, elle s'est mise en réseau à l'échelle de la planète, se développe d'elle-même dans une accélération croissante, et les hommes lui sont de plus en plus asservis, encastrés dans son dispositif et progressivement reformatés par lui. Il me semble que le capitalisme est totalement immanent à la machine, qu'il en est en quelque sorte le logiciel, et c'est ce que tend à montrer le développement des transactions à haute fréquence aujourd'hui, c'est à dire l'informatisation complète de la finance mondiale, ou les échanges de valeurs sont faits par des centres de serveurs automatiques connectés entre eux, sans qu'aucun homme ne puisse intervenir dans le processus.

Sur l'analyse de la technique aujourd'hui, Günther Anders montre qu'il y a un «totalitarisme technocratique» par rapport auquel les luttes de classes elles-mêmes deviennent secondaires, parce que bourgeois et prolétaires sont pareillement aliénés par la technique et pareillement menacés par elle, ou en tout cas que les différences sont minimes par rapport à l'ampleur de sa puissance.

(à suivre)

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