Sur la non-violence et le patriotisme

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Cinci
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Re: Sur la non-violence et le patriotisme

Message non lu par Cinci » mer. 18 sept. 2019, 10:41

Fleur de Lys,

Je ne vous oublie pas.
Fleur de Lys :
En effet, cela fait froid dans le dos de lire ces mises en garde 4 ans avant la Grande Guerre, et 100 ans plus tard, quelles leçons en a t-on tirées?
Oui, on peut dire au moins qu'il voyait juste quant à la course à l'abîme dans laquelle les différentes puissances ont fini par être plongées. Le caractère de guerre de matériel sans merci, avec impossibilité de la moindre sortie négociée vers le haut de la guerre de 1914, provenait sans doute de ce que tout le monde sacrifiât au culte de la force, à la loi du plus fort. Il y prenait coûte que coûte un gagnant et des perdants. Il s'agissait de pouvoir gagner à tout prix. Et, parlant de prix, mais Le prix à payer de tout cela pour le propre pays de Tolstoï fut incalculable, quand on songe qu'il en est résulté la prise du pouvoir par les bolchéviques en 1917.

C'est comme s'il avait une boule de cristal quand il écrivait qu'à la fin il faudrait cesser soit de croire en Dieu tout à fait (se libérer de la morale chrétienne, etc.) ou soit cesser de croire au culte de la force, avec son engloutissement de ressources, pour maintenir sur un pied de guerre des armées impressionnantes d'efficacité. Eh bien, en Russie l'on cessât bien de croire officiellement en Dieu, toutes ces années du communisme et lorsque toutes les ressources du pays ou presque seront passé dans l'entretien d'une force militaire assez substantielle. Tout le pays aura été mis à la disette afin de stocké des missiles nucléaires.

Cent ans plus tard ? Ce que disait Tolstoï semble - hélas ! - devoir prendre une tournure de réalité dans nos propres pays et lorsque c'est bien chez nous (après la mort du communisme russe) que la foi semble disparaître comme une peau de chagrin. "Il faudra cesser de croire au Dieu de la révélation chrétienne afin de pouvoir mieux embrayé dans des politiques matérielles de puissance (complexe militaro-industriel)", pouvait penser Tolstoï d'une manière. Et l'évolution de ce qui se passe aux États-Unis semble bien progresser dans ce sens. Un pays chrétien ? De moins en moins; ... en tout cas du côté des décideurs. Et c'est pour cela que j'avais amené un petit extrait d'un article, dans lequel on pouvait y lire une récente remarque faite par l"ancien président des États-Unis Jimmy Carter, - et un vrai chrétien, celui-là -, qui trouvait proprement hallucinant la dévolution de ressources et sommes d'argent consacrées au domaine militaire chez lui. On voit bien aussi à quoi sert cette force accumulée. Elle sert à attenter à la souveraineté des autres.

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Re: Sur la non-violence et le patriotisme

Message non lu par Cinci » lun. 23 sept. 2019, 23:54

Bonjour Booz,

Merci pour la réflexion.

Je n'avais pas le souvenir que Simone Weil aurait pu faire la distinction que vous dite. J'ai toujours son livre chez moi. Mais il fait un bail que je l'aurai lu. Il faudrait que je regarde ça.

Vous disiez :
Booz :
Le patriotisme, dans ce cadre, est très précieux pour Simone Weil, car, comme son nom l'indique, il désigne le "pays des pères", ce qui signifie qu'il implique la dimension d'un héritage transmis et donné en partage aux individus, terreau nécessaire à la préservation d'un milieu vital qui est le socle des groupements humains et qui leur assure une pérennité temporelle ainsi qu'une sécurité psychologique importante. Quand une patrie s'effondre, c'est tout un monde qui tombe et qui emporte avec lui des millions de vie humaine dans sa destruction et sa détresse.
Ce serait intéressant de trouver une nuance semblable chez l'écrivains russe, enfin si ça se trouve. Avec le brûlot que j'aurai trouvé, on aurait d"emblée le sentiment contraire. Mais ce sentiment premier n'est peut-être lui-même qu' une illusion en partie.

Parce que ...

Gandhi lui-même n'aura jamais rien fait d'autre que de s'appuyer sur une ligne de force collective d'ordre patriotique. Travailler en vue de l'émancipation de l'Inde ou des indiens, vouloir les sortir de l'oppression du système impérial britannique (sa violence, son racisme) mais c'est bien inscrire son propre champ d'action dans le cadre national.

Pour y exprimer, chez l'apôtre de la non violence, un amour de sa patrie ? sans aucun doute. Et ce qui n'exclut pas un regard bienveillant sur d'autres nationalités que la sienne, un respect pour d'autres cultures ou civilisations. On voit tout de même Tolstoï ouvert au combat de son quasi-disciple, son admirateur de nationalité indienne. Et cela en dépit de ce qu'il aura bien pu écrire sur le nationalisme des opprimés comme devant être une chose exécrable (!)

Oui

Un patriotisme de compassion ? Ce n'est pas si bête comme idée. Dans l'idée éventuelle, j'imagine, que de relever l'écrasé d'une part, de l'autre, soulager l'oppresseur de la mise en oeuvre de son propre mécanisme d'oppression d'autrui, resterait comme un service à pouvoir rendre à tous. Le genre médecine amère à faire avaler en premier à plusieurs, mais opération médicinale quand même.

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Re: Sur la non-violence et le patriotisme

Message non lu par Cinci » jeu. 26 sept. 2019, 0:44

Des réflexions intéressantes tirées de L'Enracinement :

"... les chrétiens sont sans défense contre l'esprit laïque. Car ou ils se donnent entièrement à une action politique, une action de parti, pour remettre le pouvoir temporel aux mains d'un clergé, ou de l'entourage d'un clergé; ou bien ils se résignent à être eux-mêmes irréligieux dans toute la partie profane de leur propre vie, ce qui est généralement le cas aujourd'hui, à un degré bien plus élevé que les intéressés eux-mêmes n'en ont conscience. " (p. 153)


"... Richelieu, dont certaines observations sont si prodigieusement lucides, dit avoir reconnu par expérience que, toutes choses égales d'ailleurs, les rebelles sont toujours moitié moins forts que les défenseurs du pouvoir officiel. Même si l'on pense soutenir une bonne cause, le sentiment d'être en rébellion affaiblit. Sans un mécanisme de ce genre, il ne pourrait y avoir aucune stabilité dans les sociétés humaines. Ce mécanisme explique l'emprise du Parti communiste. Les ouvriers révolutionnaires sont trop heureux d'avoir derrière eux un État - un État qui donne à leur action ce caractère officiel, cette légitimité, cette réalité, que l'État seul confère, et qui en même temps est situé trop loin d'eux géographiquement , pour pouvoir les dégoûter. De la même manière, les Encyclopédistes, profondément mal à l'aise d'être en conflit avec leur propre souverain, avaient soif de la faveur des souverains de Prusse ou de Russie." (p. 162)



Sur la religion comme affaire privée :

"... la religion a été proclamée une affaire privée. Selon les habitudes d'esprit actuelles, cela ne veut pas dire qu'elle réside dans le secret de l'âme, dans ce lieu profondément caché ou même la conscience de chacun ne pénètre pas. Cela veut dire qu'elle est affaire de choix, d'opinion, de goût, presque de fantaisie, quelque chose comme le choix d'un parti politique ou même comme le choix d'une cravate; ou encore qu'elle est affaire de famille, d'éducation, d'entourage. Étant devenue une chose privée, elle perd le caractère obligatoire réservé aux choses publiques, et par suite n'a plus de titre incontesté à la fidélité.

Quantité de paroles révélatrices montrent qu'il en est ainsi. Combien de fois, par exemple, n'entend-on pas répéter ce lieu commun : : Catholiques, protestants, juifs ou libres-penseurs, nous sommes tous Français", exactement comme s'il s'agissait de petites factions territoriales du pays, comme on dirait : "Marseillais, Lyonnais ou Parisiens, nous sommes tous Français. Dans des textes émanés du pape, on peut lire : "Non seulement du point de vue chrétien, mais plus généralement du point de vue humain ..."; comme si le point de vue chrétien, qui ou bien n'a aucun sens, ou bien prétend envelopper toutes choses dans ce monde et dans l'autre, avait un degré de généralité moindre que le point de vue humain. On ne peut concevoir un aveu de faillite plus terrible. Voilà comment se paie les anathema sit. En fin de compte, la religion, dégradée au rang d,affaire privée, se réduit au choix d'un lieu ou aller passer une heure ou deux, le dimanche matin.

Ce qu'il y a de comique, c'est que la religion, c'est à dire la relation de l'homme avec Dieu, n'est pas regardée aujourd'hui comme une chose trop sacrée pour l'intervention d'aucune autorité extérieure, mais est mise au nombre des choses que l'État laisse à la fantaisie de chacun, comme étant de peu d'importance au regard des affaires publiques. C'est là la signification actuelle du mot de tolérance. " (p. 164)

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Re: Sur la non-violence et le patriotisme

Message non lu par Cinci » dim. 29 sept. 2019, 1:20

Salut Booz,

Je cherche toujours ce qu'elle aura pu dire à propos de ce patriotisme de compassion.

Vous disiez :
Booz :
Le patriotisme de compassion, puisque vous connaissez Weil, fait partie de ce qu'elle appelle les intermédiaires. Le propre d'un intermédiaire, c'est qu'il reste relatif, et c'est un tremplin pour l'individu vers sa destinée supérieure et éternelle. Si cet intermédiaire s'érige en absolu, alors il y a idolâtrie, et la patrie devient le lieu d'une recherche de gloire et d'expansion (et donc on aboutit à la violence).
Elle écrivait aussi :

"... un patriotisme inspiré par la compassion donne à la partie la plus pauvre du peuple une place morale privilégiée. La grandeur nationale n'est un excitant parmi les couches sociales d'en bas que dans les moments ou chacun peut espérer, en même temps que la gloire du pays, une part personnelle à cette gloire aussi large qu'il peut désirer. " (p. 222)

"... si la patrie lui est présentée comme une chose belle et précieuse, mais d'une part imparfaite, d'autre part très fragile, exposée au malheur, qu'il faut chérir et préserver, il s'en sentira avec raison plus proche que les autres classes sociales. Car le peuple a le monopole d'une connaissance, la plus importante de toutes peut-être, celle de la réalité du malheur [...] Si une telle relation s'établissait entre le peuple et la patrie, il ne ressentirait plus ses propres souffrances comme des crimes de la patrie envers lui, mais comme des maux soufferts par la patrie en lui. (p.225)

Auparavant :

'... un amour parfaitement pur de la patrie a une affinité avec les sentiments qu'inspirent à un homme ses jeunes enfants, ses vieux parents, une femme aimée. La pensée de la faiblesse peut enflammer l'amour comme celle de la force, mais c'est d'une flamme bien autrement pure. La compassion pour la fragilité est toujours liée à l'amour pour la véritable beauté, parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d'une existence éternelle et ne le sont pas. On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au loin dans le temps et l'espace. Ou bien on peut l'aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut être détruite, et dont le prix est d'autant plus sensible. " (p. 219)

Elle couchait tout cela sur le papier en 1943, Simone Weil, c'est à dire au moment justement ou un bon nombre de Français ressentaient vivement ce que pouvait vouloir dire être privé de sa patrie, se trouver déloger de chez soi, être aliéné comme d'une partie de soi-même.

Enfin ...

C'est vrai qu'elle semblait opposer finalement une sorte de patriotisme orgueilleux à un patriotisme d'enracinement et se traduisant aussi par une compassion envers les classes laborieuses je dirais. Elle oppose une recherche de grandeur, comme chose assez vaine et dont seule une poignée pourrait tirer les ficelles de cela et en profiter matériellement, à une recherche de justice; donc une dynamique excluant en réalité les classes les moins fortunées du pays dans le premier cas. L'opération "grandeur" ne tournant fatalement qu'à l'oppression des autres, soit les "Annamites" comme elle dit (ou les Coolies en Inde; comme aurait pu dire Gandhi) soit les pauvres en métropole.

Elle dénonçait l'impérialisme. La recherche de grandeur comme ce qui faisait le lit du Japon impérial dont la politique devait être menée par ses généraux ivres d'une force qu'ils croyaient bien être la leur. Elle dénonçait le fascisme avec ses promesses étouffantes de grandeur pour tous ceux ("les esclaves, les nègres, les sous-hommes, les moins intelligents, les humbles travailleurs manuels, etc.) qui ne devraient pas pouvoir prendre place au banquet.

Donc, finalement, c'est ce genre de patriotisme que Tolstoï aura dû vouloir dénoncer en premier. Une recherche de grandeur éblouissante pour écraser bien du monde. Et a contrario le patriotisme de compassion serait tel ce que Gandhi aura voulu faire de son côté : oeuvre de compassion pour les siens, les vieux, les jeunes, les humbles et qui sont également ceux à travers desquels la patrie se trouve malmenée. Il s'agirait de faire oeuvre de libération, pour que soit mis fin à une certaine oppression dont les siens seront victimes.
Dernière modification par Cinci le dim. 29 sept. 2019, 1:36, modifié 1 fois.

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Re: Sur la non-violence et le patriotisme

Message non lu par Cinci » dim. 29 sept. 2019, 1:30

Ce n'est pas à tort si je pouvais amener la figure de Gandhi dans mon propos juste au-dessus, car (chose intéressante ! Et grâce à vous) j'ai vu que c'est bien Simone Weil elle-même qui évoque Gandhi à quelque part dans les pages de L'Enracinement. Pour le moment, je n'arrive pas à retrouver la page.

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Re: Sur la non-violence et le patriotisme

Message non lu par Cinci » dim. 29 sept. 2019, 2:00

Si je repense à Tolstoï, alors pour lui les mots "patriotes" ou "nationalistes" pourraient être tantôt de parfaits synonymes et dont des amateurs de grandeur que nous dénoncerions pourraient toujours se revêtir. Un exécutant enthousiaste de la division Leibstandarte Adolph Hitler de 1943 aura toujours pu se qualifier lui-même de "patriote". Idem avec le bon Français voulant servir dans la division Charlemagne. Les mots ne veulent pas dire grand chose à la fin. Ce qui compte en vérité c'est bien plutôt la sorte de dynamique à laquelle on s'attache.

En terme d'enracinement pour faire écho à ce que Simone Weil racontait, j'aurai vu aussi une définition qu'un certain Régis Debray imaginez (si, si) aura pu écrire à quelque part et une définition à propos du sacré.

Surprise ...
Dans son plus récent livre (Jeunesse du sacré, Gallimard), Régis Debray, qu’on ne saurait qualifier de fumeux conservateur de droite, affirme que le « sacré », c’est à la fois tout ce qui nous précède et ce qui nous succède. Il nous invite à « nous débarrasser des fausses idées reçues » en cette matière. Le sacré a cette mission bien particulière, selon lui, de « nous faire aller plus loin, plus haut, d’assurer notre continuité dans le temps ». Le sacré, c’est finalement « ce qui nous fait nous tenir debout et vaincre la mort »

Pierre Paul Sénéchal, "Comment chanter un pays que l'on ne reconnaît plus ?" dans L'Action nationale, janvier 2013.

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Re: Sur la non-violence et le patriotisme

Message non lu par Cinci » dim. 29 sept. 2019, 20:48

Ah voilà ! Cette page que je cherchais ...


"... jamais on a osé nier l'obligation envers la patrie autrement qu'en niant la réalité de la patrie. Le pacifisme extrême selon la doctrine de Gandhi n'est pas un négation de cette obligation, mais une méthode particulière pour l'accomplir." (S. Weil, L'Enracinement, p. 204)




Et par conséquent ...

Il serait surprenant que Tolstoï ait pu vouloir nier carrément l'existence de la patrie. Or si elle existe, cette patrie, il faut bien que certaines obligations découlent de cette existence même.

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