par Frédérick Barriault
L'auteur est responsable de la recherche au Centre justice et foi
Il écrit dans ce même numéro de la revue Relations sorti à l'automne 2021 :
Frédérick Barriault
« [...]
Un moment historique ?
S'agit-il d'un simple sursaut, d'un épiphénomène ou d'un authentique mouvement de fond ? S'il faut en croire la théologienne catholique Joan Chittister et le journaliste protestant Jack Jenkins, un vent de prophétisme soufflerait présentement sur le pays de l'Oncle Sam . Suffisamment fort en tout cas pour qu'ils publient chacun un livre à ce propos en 2019 afin d'inciter les chrétiennes et les chrétiens progressistes à poursuivre la lutte pour la justice sociale, raciale et environnementale. «Ce n'est pas d'hier qu'on annonce la renaissance de la gauche religieuse. C'est le cas à presque toutes les élections», nuance toutefois Dean Dettlof, professeur à l'Institute for Christian Studies de Toronto et correspondant de la revue jésuite America.
Encore faut-il savoir de qui et de quoi on parle lorsqu'on évoque le terme gauche religieuse : s'agit-il de croyants prompts à voter pour le Parti démocrate, ou s'agit-il de tout autre chose ? Pour les sociologues Joseph Baker et Gerardo Marti, il s'agit essentiellement de personnes se disant très religieuses et s'identifiant à des valeurs politiques progressistes; un groupe qui a connu une chute importante (- 20%) au cours des deux dernières décennies aux États-unis. La majorité de l'électorat du Parti démocrate est ainsi plus que jamais composée de personnes ne se réclamant d'aucune confession religieuse [...]
Cette identité religieuse mal assumée est l'une des principales faiblesses de la gauche religieuse, ajoutent les experts, nuisant à sa visibilité et à sa mobilisation. [...]
Ce petit reste de croyants progressistes est cependant très dynamique au sein des groupes de pression ou de mouvements sociaux dont certains ont recourt à la désobéissance civile. Au cours des 20 dernières années, près du quart des Églises et des organisations religieuses progressistes auraient pris part à des activités de ce genre : c'est trois fois plus qu'en 1998, notent Baker et Marti. Sans oublier la création de coalitions interreligieuses permettant de transcender les frontières confessionnelles et partisanes et de se mobiliser autour de luttes communes pour la justice sociale et fiscale, contre le sexisme, le racisme et l'homophobie, pour la défense des migrants, etc. Pensons à la Poor People's Campaign, étroitement associée à des figures charismatiques comme le pasteur protestant William Barber et la religieuse catholique Simone Campbell; à la marche des femmes coordonnée par la musulmane Linda Sarsour; ou encore au Sanctuary Movement réunissant des ministres du culte et des fidèles de diverses confessions religieuses afin de défendre les droits des migrants sans statut menacés de déportation.
Le dynamisme de ces réseaux est tel que les politologues Paul Djupe et Ryan Burge n'hésitent pas à qualifier la gauche religieuse de «groupe social le plus actif» dans l'arène politique américaine.
Qu'est-ce qui les propulse ?
Héritière des grands mouvements de réveil qui ont façonné l'histoire des États-unis depuis le XVIIIe siècle, la gauche religieuse se bat pour «l'âme de l'Amérique». Lire ses publications, c'est replonger dans l'ambiance exaltée des assemblées protestantes et des missions paroissiales catholiques d'autrefois, lorsqu'il s'agissait de secouer la tiédeur et la torpeur morales des fidèles face aux injustices qui s'étalent au grand jour. Des «Moral Mondays» de William Barber au Moral Movement qui lui a fait suite dans tout le pays, on voit se déployer des vagues de protestation et de désobéissance civile dénonçant les péchés sociaux et les injustices raciales qui souillent l'âme de la nation. Dans cette optique, l'immoralité n'est pas tant liée à la morale sexuelle, relevant de la sphère intime, qu'au scandale public qu'est la dignité humaine bafouée par des lois, des institutions [...]
Riposte vigoureuse à l'insupportable présidence de Donald Trump, cette résurrection de la gauche religieuse doit donc aussi être comprise comme une réaction à l'usurpation et à la monopolisation de la parole religieuse par les Églises évangéliques, les évêques catholiques et les congrégations juives de tendance conservatrice et réactionnaire.
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J. Chittister, The Time is Now. A Call to Uncommon Courage, New-York, Convergent Books, 2019; J. Jenkins, American Prophets : The Religious Roots of Progressive Politics and the Ongoing Fight for the Soul of the Country, New-York, Harper-Collins, 2019
J. Baker et G. Marti, «Is the religious left resurgent ?», Sociology of Religion, vol. 81, no 2, p. 131-141