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La constance que certains ont mis à refuser des racines chrétiennes à l'Europe ne peut s'expliquer que par un ressentiment devant une réalité indubitable (ce qui n'est pas ne peut pas devenir l'objet de sentiments aussi négatifs).
«Si l'Union européenne est officiellement un club, et s'il ne saurait y avoir de club chrétien, que dit-on quand on dit que l'Europe n'est pas un club chrétien ? Que veut-on dire ? On veut dire, sans aucun doute, que l'Europe n'est pas chrétienne, mais on ne peut pas le dire. Quelque chose empêche de dire que l'Europe n'est pas chrétienne. La seule chose qui empêche de dire que l'Europe n'est pas chrétienne, c'est qu'elle l'est en effet.» (Pierre Manent, La Raison des nations, Paris, Gallimard, 2006, p. 95)
Pareil aveuglement, pareil refus obstiné de la vérité ne peuvent provenir que de la profondeur de vue à laquelle permet d'accéder la révélation chrétienne, profondeur qui dérange beaucoup de monde, à commencer par ceux qui se satisfont du monde tel qu'il va. Car cette vérité du christianisme, si on ne désir plus la regarder en face, c'est quelque part on en soupçonne l'actualité, la pertinence comme la force de contestation de l'ordre établi. Dès lors l'attitude agressive à son égard s'explique parfaitement. Une vérité du passé axiologiquement neutre de surcroît ne générerait pas pareille réaction.
Le christianisme pour sa part ne se résigne pas aux ordres injustes existants. Pour lui, il n'existe pas de fatalité : l'homme doit prendre en main son destin. En revanche, il se différencie des idéologies victimaires en refusant le clivage chez les hommes entre les bons et les mauvais. «La violence est portée par le concept d'Histoire». Pourquoi ? Il faut revenir aux considérations théologico-politiques. L'homme promu au rang d'auteur, d'artisan de l'Histoire [seul artisan] doit rendre compte à son tour du mal persistant. Il ne dispose plus de l'argument théologique du péché originel. Dès lors, il découvre cette figure décisive de l'adversaire, de l'ennemi. Ce qu'on imputait autrefois à l'homme pécheur, on l'impute désormais à l'adversaire. La découverte de la bonté originelle suscite l'émotion et débouche sur la haine. Car, si l'homme est bon, le mal ne peut venir que du contre-homme, de l'ennemi de l'homme.Le fait que notre monde devienne massivement antichrétien, au moins dans ses élites, n'empêche donc pas le souci des victimes de se perpétuer et de se renforcer tout en prenant des formes aberrantes. L'inauguration majestueuse de l'ère «post-chrétienne» est une plaisanterie. Nous sommes dans un ultra christianisme caricatural qui essaie d'échapper à l'orbite judéo-chrétienne en radicalisant le souci des victimes dans un sens antichrétien. (René Girard,Je vois Satan tomber comme l'éclair, p. 231)
Pour le christianisme, aucun camp, aucun leader, aucun militant, aucun croyant, ne peut prétendre incarner le «bon principe». Or, qui se croit l'incarnation du «bon principe» , sinon celui qui tire ses mensonges «de son propre fonds» ? Et de qui parle la Révélation quand elle désigne ainsi celui qui parle de son propre fonds ? Du Diable ! Extraordinaire quatrième évangile ! Le Diable, c'est celui qui ne veut pas reconnaître le don de Dieu, celui qui veut s'autofonder, se créer lui-même, devenir autosuffisant. Celui qui parle «de son propre fonds». Inexorablement, l'ange des ténèbres entraîne ceux dont il est le père (Jn 8,44) dans une solitude sidérale. Il est le dia-bolos, celui qui se jette en travers, qui disjoint, qui sépare. Il ne faut pas être grand clerc pour deviner son influence souterraine dans la société d'aujourd'hui, société atomisée, rongée de solitudes diverses et variées.
La marge de manoeuvre du Diable est d'autant plus aisée qu'il a persuadé nos brillants intellectuels qu'il était une créature mythique. La modernité est redevable à son influence de ce déni de filiation envers le christianisme.
D'un autre côté, est-ce la figure du Dieu-Père, et de l'autorité qu'elle incarne, qui ont conduit la modernité à se croire fondée sur le rejet de la foi chrétienne ? On veut bien du Fils, mais du Père ... Trop métaphysique aux yeux de certains, trop daté, trop «hiérarchique», trop compromis avec le patriarcat honni (et pour cause ...), pas assez moderne. Cette autorité du Père est-elle encore recevable de nos jours ?
Un terrible malentendu règne au sujet de la notion d'autorité. On l'a confondu avec la force, la contrainte, voire la violence. Or elle n'est pas cela. Elle ne désigne pas non plus la persuasion argumentée, qui implique un rapport entre égaux. Elle suppose plutôt une base commune de valeurs (véhiculée par la tradition) entre celui qui obéit et celui qui commande. Autrement dit, l'autorité n'émane ni du pouvoir ni d'un seul, ni de l'argumentation sans fin entre rivaux munis de droits abstraits que chacun peut opposer aux autres. La reconnaissance de la légitimité de la tradition est ce qui va fonder plutôt une dissymétrie (entre celui qui obéit et celui qui commande) que l'autorité reconnaît comme fondée en droit précisément parce qu'elle émane de cette tradition.
Lorsque la modernité démocratique dissous les repères de la certitude, elle ne rend pas seulement le pouvoir - c'est à dire son unité substantielle - infigurable : elle touche à la nature et au statut de l'autorité dans la mesure ou elle fait de l'expérience de la division et de l'exercice du conflit la source même de toute légitimité.
Privé d'autorité issue d'une tradition transcendant le pouvoir, le «vivre-ensemble» est rendu d'autant plus problématique que rien ne peut plus légitimer l'intangibilité des lois. Vivre dans un domaine politique sans l'autorité ni le savoir concomitant que la source de l'autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, veut dire se trouver à nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un début sacré ni la protection des normes de conduite traditionnelles et par conséquent évidentes, aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes.
Toute tradition est langage. En rendant la figure paternelle «infigurable», la modernité enlève du même coup toute légitimité à l'autorité fondée sur la tradition , et du même coup toute légitimité à sa symbolisation. Seule reste la violence qui est absence de langage, de parole. Refuser aux nouvelles générations, l'héritage d'une tradition abouti de facto à les priver de langage, et à les condamner à s'exprimer avec le seul langage dont ils disposent : la rivalité muette.
Il est navrant de constater que la postmodernité est en train de priver les nouvelles générations des ressources symboliques pour s'exprimer. le même constat s'impose en matière de religion : si la culture religieuse est réduite à zéro, si les enfants sans père de l'Âge de l'hypersécularisation ne sont plus capables de symboliser, de dire leur foi, le premier charlatan venu emportera le morceau. Dès lors, ce ne sera plus la révolte qu'on déplorera, mais bien la naissance d'une nouvelle servitude qui aura pris prétexte de l'absence de toute autorité pour imposer son arbitraire comme norme universelle. Et tout cela parce qu'on aura prétendu qu'être moderne et chrétien était antinomique. Il est des contresens qui se payent cher ...
Jean-Michel Castaing