par Cinci » jeu. 17 oct. 2019, 22:27
Le dialogue entre Henry Grouès dit l'abbé Pierre et Bernard Kouchner ...
[...]
Abbé Pierre :
Oui, Dieu est Amour quand même.
Bernard Kouchner :
Quoi, quand même ? C'est trop facile de faire payer les innocents ! La mort de l'enfant, la mort de la mère, la mère qui reste seule. Les enfants qui meurent avant les parents, quelle douleur insondable. Pour faire payer quoi ? La mort de l'enfant, inacceptable, constitue à mes yeux un reproche éternel. Des croyants me répondent que cette épreuve nous a été envoyée pour nous rendre plus forts, et que l'abjection même de ces événements renforce les certitudes et les nécessités de ces certitudes. Je refuse. Ce n'est pas mon truc. Je refuse la mort d'un enfant. Je refuse la mort des innocents. La méchanceté des hommes demeure démonstrative de l'inexistence de Dieu. La sauvagerie, les formidables horreurs ... le mal, quoi. Tu l'appelles l'irascibilité, c'est mou ! Ce sont des salauds, les hommes. D'accord, pas tous ! Mais à mon avis, le mal ne convainc pas du bien. Il est beaucoup plus massif que le bien.
Abbé Pierre :
Bernard, tu me fatigues et tu m'irrites !
Bernard Kouchner :
Je crois le mal absolu, permanent, constant, ce qui me permet d'aménager des plages de soleil de temps en temps à l'intérieur de cette noirceur. Une éclaircie, la bonté. Je m'attends au pire. Ce pessimisme actif est nécessaire à ma survie. Sinon, je serais mort d'infarctus depuis longtemps. Je ne compte pas sur la rencontre du bien. Il faut se préparer à cotôyer le mal d'abord, partout [...] Question de survie indispensable pour qui parcourt les guerres, pardon, j'en ai parcouru bien plus que toi. Bien sûr, tu t'es plongé dans celle de 40, comme un résistant utile et courageux : passeur de Juifs, militant de la l.iberté. Puisque tous les hommes ne se sont pas comportés comme toi, ma théorie là aussi se vérifie. Dans la population française de 1940 à 1945, il y eut des justes [...] mais si peu par rapport à la population totale. N'était-ce pas la soumission qui prévalait, même dans l'Église ? Dieu avait-il envoyé Vichy comme une épreuve à tous les Français pour qu'ils se soumettent ou se révoltent ? Vichy, est-ce l'expression locale de l'épreuve de Dieu ?
Abbé Pierre :
Dieu n'y est pour rien du tout ! Les hommes, oui ! Les hommes qui laissaient progresser en eux la graine du fascisme aboutissaient à Vichy.
Bernard Kouchner :
C'est quand même assez facile de penser que Dieu ne nous envoie que la bonté.
Abbé Pierre :
Non, il n'envoie pas que la bonté, il nous envoie la liberté ! Avec cette liberté.. tu peux être bon ou mauvais.
Il y a mille raisons pour dire : "Cela n'existerait pas si Dieu existait !" Nous l'avons tous entendu, et nous l'avons par moment senti et crié au-dedans de nous. Pour moi, l'image qui restera à jamais c'est à la télévision, la petite fille engloutie par la boue lors du tremblement de terre en Colombie. Et le caméraman a eu ... j'allais dire le courage, il a eu la cruauté - mais il faisait son métier - de filmer cela. Cette petite fille criait : "Maman, je t'aime ! Maman, je t'aime !" et la boue montait, et tout le monde savait qu'on ne pouvait rien. Rien. Comment ne pas s'écrier en nous : "Mais mon Dieu, ou êtes-vous ? Que faites-vous ? " Tant d'occasions de demander "Mais, mon Dieu ou est votre amour ?" Je pense que n'est pas croyable le croyant qui croit sans ce quand même. Il triche. S'il croit sans le quand même, cela signifie qu'il ferme un oeil pour ne voir que le positif.
Trop souvent aujourd'hui nous sommes entraînés à fermer l'autre oeil et à ne voir que le négatif, tellement il y en a. Mais il faut ouvrir les deux yeux, voir le positif aussi. Le monde a beau être épouvantable, le soleil se lève chaque matin, les étoiles sont belles toutes les nuits, les fleurs belles chaque printemps, les fiancés qui s'aiment se sourient.
[...]
Un dimanche, j'avais onze ou douze ans, mon père dit à maman : "J'emmène Léon et Henry." Léon, c'était mon frère plus âgé que moi. Je m'appelle Henry. Pierre est un pseudonyme de la Résistance. Nous voilà partis, traversant toute la ville de Lyon en tramway pour arriver cité Rambaud, un quadrilatère de petits logements pour personnes âgées. Un prêtre avait mis là tout ce qu'il possédait pour construire ces habitations de vieux couples. Nous entrons et dans une salle je vois cinq pu six messieurs que je connais, des habitués des déjeuners chez mes parents, un général en retraite, des hommes d'affaires, etc. , en bras de chemise et les manches retroussées, et trente, quarante, je ne sais combien de gueux, de mendiants, de pouilleux. Et ces messieurs faisaient les coiffeurs des pauvres et leur servaient le petit déjeuner. Cela se savait chez les miséreux, ils venaient. Les messieurs s'appelaient les Hospitaliers-Veilleurs, une très vieille confrérie, la plus ancienne association charitable de Lyon, qui autrefois veillait les corps des pauvres morts seuls. Bien sûr, mon père et ses amis essayaient de trouver des solutions, de procurer du travail à ceux qu'ils soignaient [...]
Je me rappelle mon ébahissement en voyant papa dans cette crasse.
Il coupait les cheveux d'un homme et, à un moment, il s'est fait engueuler par le type, je ne sais pourquoi. Il lui avait peut-être tiré les cheveux avec le peigne. Et au retour papa nous a dit une parole de saint Vincent de Paul qui lui est venue tout naturellement : "Vous avez vu comme c'est difficile d'être digne d'aider ceux qui souffrent tant."
C'était une révélation du mal. Mais en même temps que du mal, de l'amour. Je découvrais deux aspects d'une réalité extrême.
[...]
Il y a une coincidence triste, je viens de recevoir une lettre des Hospitaliers-Veilleurs. Ils vont dissoudre cette association vieille de plusieurs siècles, parce qu'ils ne trouvent plus de volontaires. Alors que des pauvres à soigner, il y en a toujours.
[...]
La foi n'est pas pour moi la conclusion d'un raisonnement, mais un moment ou l'on consent à se savoir non suffisant. On sait que la damnation est une notion enseignée dans la foi, mais jamais il n'a été dit, dans aucun concile, qu'il y ait des damnés Nous n'avons aucune obligation de le penser. Nous n'en savons rien. Jamais il n'a été dit qu'Hitler était damné : il était peut-être fou, qui peut savoir le degré de responsabilité ? Même pour les crimes les plus épouvantables, nous ne savons pas.
Bernard Kouchner :
C'est trop commode ! Je pense qu'Hitler n'était pas fou du tout. J'en ai vu des petits Hitler, des Hitler à échelle individuelle, à dimension humaine, et ils n'ont rien de fou. En ce moment, on souhaiterait que Slobodan Milosevic soit un aliéné. Je l'ai rencontré souvent pour lui arracher des autorisations humanitaires qu'il m'a accordées. Il n'est pas fou du tout. C'est trop simple d'expliquer la dictature par la folie d'un seul. Je refuse cette idée. Votre adversaire politique est fou puisqu'il n'est pas de votre côté. C'est méprisant. Et peu démocratique. Et avec un cran de plus, s'Il est fasciste, il sera donc extrêmement fou, voire schizophrène ? Mais non ! Personne à ce niveau n'est fou, ce n'est pas vrai ! Pinochet, l'assassin de Salvadore Allende n'était en rien un fou. C'était un banal général. Franco non plus n'était pas fou, ni Jules César ! Personne n'est fou ! Qui est fou ? L'homme qui a tué l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, Gavrilo Princip, celui qui a déclenché la guerre de 1914 ? Pas du tout ! Il était pareil aux gens qui aujourd'hui veulent refaire les Balkans en assassinant leurs voisins. Par exemple, Karadzic, le chef bosniaque, je le connais, il n'est pas fou, c'est un psychiatre. Oui, je sais, on peut aussi dire que tous les psychiatres sont fous, suivant la coutume ! Dès que quelqu'un n'est pas comme vous, on dit qu'il est fou. Je refuse cette facilité. Elle va très bien avec ce que tu dis, tu penses que Dieu est bonté et qu'on va se retrouver tous et qu'il n'y aura même pas de damnés. Je crois en effet qu'il n'y aura pas de damnés, parce que le ciel est vide et qu'il n'y a pas de bonté [...]
Abbé Pierre :
Écoutes-moi : si la damnation existe, elle n'est pas le jugement d'un tribunal, pas une sentence. La mort se résume à cette simplicité : c'est une sortie de l'ombre. On vit dans l'ombre, l'ombre du temps. Pour moi, la béatitude ou la damnation, c'est au moment de la sortie de l'ombre, des ombres du temps, se voir tel qu'on s'est fait. Tu t'es fait suffisant, suffis-toi. La damnation, c'est être condamné à se regarder à perpétuité dans la glace, soi tout seul avec sa prétendue suffisance ... Et la béatitude, c'est le creux qui est en moi, comblé. Saint Thomas d'Aquin dans son inépuisable théologie, écrit - c'est charmant, mais c'est raisonné - que la béatitude originale de chacun sera caractérisée par ce qui aura été sa recherche, son intérêt passionné. Un musicien aura une béatitude de musicien. Un mathématicien aura une béatitude dans l'éblouissement de la combinaison des chiffres, des nombres. Donc, creuse en toi des appétits car c'est dans la mesure ou tu seras insatisfait que tu trouveras satisfaction.
A la sortie de l'ombre, on se voir tel que l'on s'est fait. Voilà notre grande espérance à l'égard de tous les non-croyants. Car si tu te fais satisfait, suffisant, eh bien, suffis-toi. C'est la malédiction absolue, suffis-toi.
Reste l'existence du mal.
Une petite fille disait à sa maman qui enseignait le catéchisme : "Quelle gaffe il a faite, le bon Dieu, en nous laissant libres ! S'il n'y avait pas de mal, de cruauté, tout tournerait rond comme les étoiles !" La maman - Francine de la Gorce, qui est l'une des principales auxiliaires du père Joseph Wrezinsky - a écrit un livre appelé La Gaffe de Dieu. Elle explique à sa fille : "Oui, ce serait tout merveilleux. Mais moi je n'aurais pas de petite fille pour m'aimer, toi tu n'aurais pas de maman pour t'aimer. On serait des automates parfaits, tu ne ferais pas de caprices, je ne ferais pas de sottises, tout serait parfait. Mais pourquoi faire ? Est-ce que le bon Dieu a besoin des étoiles, des galaxies, comme de billes de collégien pour s'amuser ? Il ne s'embête pas. Si Dieu agit, ce ne peut être que pour l'Amour."
Alors cela m'a conduit un jour à cette espèce de cri au-dedans de moi : "Quelle valeur prodigieuse a l'Amour, pour que Dieu à ce point risque Sa gloire !" Car en créant des libertés, il met en querelle sa gloire.
Face au mal qui est là, défiant Dieu, je ne vois qu'une réponse : s'il n'y avait pas de liberté, l'univers serait l'absurde absolu. Si tu es un automate, qu'est-ce qu'il reste ? Ce n'est pas concevable. Il ne peut y avoir de sens que s'il y a de l'être libre, qui est capable d'aimer. La liberté, c'est grave, cela nous rend responsable. Et c'est merveilleux. Cela rend capable d'aimer. La liberté, c'est l'aptitude à l'amour.
[...]
Je m'aperçois que je n'ai pas précisé quelque chose qui a pris beaucoup d'évidence dans ma pensée. On parle de la gloire de Dieu. La gloire de Dieu c'est être ontologiquement par Son Être, amour reconnu comme amour. Là est le sublime, l'amour infini reconnu comme amour, ce qui ne serait pas si l'on pensait Dieu comme Allah, mystérieusement solitaire. Étant l'Unité, l'Unique, absolument unique Dieu, il y a cette vie qui fait Dieu être Père. La gloire est d'être Amour reconnu comme amour. Au fond, notre mission en tant qu'humains croyants est de tendre nos pauvres petites énergies pour que cette gloire soit reconnue par la Création. Et elle est reconnue là ou elle existe !
Je me rappelle un jour ou je devais demander un coup de main à un ouvrier maçon qui fabriquait des blocs de ciment. C'était un samedi soir. On nous avait apporté des matériaux, de quoi monter une baraque le lendemain dimanche. On travaillait le dimanche, je disais que quand les gens n'ont pas de maison, le problème n'est pas de leur dire d'aller à la messe, mais de construire une maison. Quand ils en auront une, on leur expliquera le sens de la vie. Nous avions commencer de travailler mais les camarades m'ont dit : "Père, il n'y aura pas assez de parpaings pour soulever le plancher pour pas qu'il pourrisse dans l'herbe." Et l'un m'explique qu'il connaît un ouvrier maçon qui dans des moules en bois, avec du mâchefer et du ciment, en fabrique pour les vendre. Il ajoute : "Il est très bouffeur de curés, ce ne sera pas drôle." Bon, je vais le voir. Un gosse crie : Papa, c'est l'abbé Pierre ! Cet homme me dit : "Entrez. Vous êtes le premier curé que je laisse entrer chez moi." Il me sert à boire et il me raconte :
"Il y a quelque mois, X, patron d'une grosse entreprise, considéré comme une brute avec son personnel, scandaleux dans sa vie privée bien connue, casse sa pipe. Peut-être qu'il donnait beaucoup pour le séminaire : l'évêque est venu pour l'absoute et il y avait cinq ou six prêtres. Et puis peu après ma voisine vient à mourir. Elle était vénérée du quartier pour la façon dont elle avait soignée son mari infirme, elle était une bonne voisine pour tout le monde et lorsqu'elle vient à mourir, trois coups de goupillon et c'est terminé ! Ça ne peut pas être comme ils font !"
Il tapait du poing sur la table : "Ça ne peut pas être comme ils font." Il ne disait pas comme ils disent ou comme ils enseignent, mais comme ils font.
Quand il a fini, il me donne les parpaings et il ne veut pas que je paie. Au moment de partir, dans la nuit devant la voiture il me saisit les épaules - il était plus fort que moi - et d'une voie très émue, il me dit : Monsieur le curé, je ne sais pas si le bon Dieu existe, mais je suis sûr que s'il existe, il est ce que vous faites."
C'est cela la gloire de Dieu : l'amour reconnu par l'amour. "S'Il existe, il est ce que vous faites ..."
- Dieu et les hommes, p. 60
Le dialogue entre Henry Grouès dit l'abbé Pierre et Bernard Kouchner ...
[...]
Abbé Pierre :
Oui, Dieu est Amour [i]quand même[/i].
Bernard Kouchner :
[i]Quoi, quand même ? C'est trop facile de faire payer les innocents ! La mort de l'enfant, la mort de la mère, la mère qui reste seule. Les enfants qui meurent avant les parents, quelle douleur insondable. Pour faire payer quoi ? La mort de l'enfant, inacceptable, constitue à mes yeux un reproche éternel. Des croyants me répondent que cette épreuve nous a été envoyée pour nous rendre plus forts, et que l'abjection même de ces événements renforce les certitudes et les nécessités de ces certitudes. Je refuse. Ce n'est pas mon truc. Je refuse la mort d'un enfant. Je refuse la mort des innocents. La méchanceté des hommes demeure démonstrative de l'inexistence de Dieu. La sauvagerie, les formidables horreurs ... le mal, quoi. Tu l'appelles l'irascibilité, c'est mou ! Ce sont des salauds, les hommes. D'accord, pas tous ! Mais à mon avis, le mal ne convainc pas du bien. Il est beaucoup plus massif que le bien.
[/i]
Abbé Pierre :
Bernard, tu me fatigues et tu m'irrites !
Bernard Kouchner :
[i]Je crois le mal absolu, permanent, constant, ce qui me permet d'aménager des plages de soleil de temps en temps à l'intérieur de cette noirceur. Une éclaircie, la bonté. Je m'attends au pire. Ce pessimisme actif est nécessaire à ma survie. Sinon, je serais mort d'infarctus depuis longtemps. Je ne compte pas sur la rencontre du bien. Il faut se préparer à cotôyer le mal d'abord, partout [...] Question de survie indispensable pour qui parcourt les guerres, pardon, j'en ai parcouru bien plus que toi. Bien sûr, tu t'es plongé dans celle de 40, comme un résistant utile et courageux : passeur de Juifs, militant de la l.iberté. Puisque tous les hommes ne se sont pas comportés comme toi, ma théorie là aussi se vérifie. Dans la population française de 1940 à 1945, il y eut des justes [...] mais si peu par rapport à la population totale. N'était-ce pas la soumission qui prévalait, même dans l'Église ? Dieu avait-il envoyé Vichy comme une épreuve à tous les Français pour qu'ils se soumettent ou se révoltent ? Vichy, est-ce l'expression locale de l'épreuve de Dieu ?
[/i]
Abbé Pierre :
Dieu n'y est pour rien du tout ! Les hommes, oui ! Les hommes qui laissaient progresser en eux la graine du fascisme aboutissaient à Vichy.
Bernard Kouchner :
[i]C'est quand même assez facile de penser que Dieu ne nous envoie que la bonté.
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Abbé Pierre :
Non, il n'envoie pas que la bonté, il nous envoie la liberté ! Avec cette liberté.. tu peux être bon ou mauvais.
Il y a mille raisons pour dire : "Cela n'existerait pas si Dieu existait !" Nous l'avons tous entendu, et nous l'avons par moment senti et crié au-dedans de nous. Pour moi, l'image qui restera à jamais c'est à la télévision, la petite fille engloutie par la boue lors du tremblement de terre en Colombie. Et le caméraman a eu ... j'allais dire le courage, il a eu la cruauté - mais il faisait son métier - de filmer cela. Cette petite fille criait : "Maman, je t'aime ! Maman, je t'aime !" et la boue montait, et tout le monde savait qu'on ne pouvait rien. Rien. Comment ne pas s'écrier en nous : "Mais mon Dieu, ou êtes-vous ? Que faites-vous ? " Tant d'occasions de demander "Mais, mon Dieu ou est votre amour ?" Je pense que n'est pas croyable le croyant qui croit sans ce [i]quand même[/i]. Il triche. S'il croit sans le [i]quand même[/i], cela signifie qu'il ferme un oeil pour ne voir que le positif.
Trop souvent aujourd'hui nous sommes entraînés à fermer l'autre oeil et à ne voir que le négatif, tellement il y en a. Mais il faut ouvrir les deux yeux, voir le positif aussi. Le monde a beau être épouvantable, le soleil se lève chaque matin, les étoiles sont belles toutes les nuits, les fleurs belles chaque printemps, les fiancés qui s'aiment se sourient.
[...]
Un dimanche, j'avais onze ou douze ans, mon père dit à maman : "J'emmène Léon et Henry." Léon, c'était mon frère plus âgé que moi. Je m'appelle Henry. Pierre est un pseudonyme de la Résistance. Nous voilà partis, traversant toute la ville de Lyon en tramway pour arriver cité Rambaud, un quadrilatère de petits logements pour personnes âgées. Un prêtre avait mis là tout ce qu'il possédait pour construire ces habitations de vieux couples. Nous entrons et dans une salle je vois cinq pu six messieurs que je connais, des habitués des déjeuners chez mes parents, un général en retraite, des hommes d'affaires, etc. , en bras de chemise et les manches retroussées, et trente, quarante, je ne sais combien de gueux, de mendiants, de pouilleux. Et ces messieurs faisaient les coiffeurs des pauvres et leur servaient le petit déjeuner. Cela se savait chez les miséreux, ils venaient. Les messieurs s'appelaient les Hospitaliers-Veilleurs, une très vieille confrérie, la plus ancienne association charitable de Lyon, qui autrefois veillait les corps des pauvres morts seuls. Bien sûr, mon père et ses amis essayaient de trouver des solutions, de procurer du travail à ceux qu'ils soignaient [...]
Je me rappelle mon ébahissement en voyant papa dans cette crasse.
Il coupait les cheveux d'un homme et, à un moment, il s'est fait engueuler par le type, je ne sais pourquoi. Il lui avait peut-être tiré les cheveux avec le peigne. Et au retour papa nous a dit une parole de saint Vincent de Paul qui lui est venue tout naturellement : "Vous avez vu comme c'est difficile d'être digne d'aider ceux qui souffrent tant."
C'était une révélation du mal. Mais en même temps que du mal, de l'amour. Je découvrais deux aspects d'une réalité extrême.
[...]
Il y a une coincidence triste, je viens de recevoir une lettre des Hospitaliers-Veilleurs. Ils vont dissoudre cette association vieille de plusieurs siècles, parce qu'ils ne trouvent plus de volontaires. Alors que des pauvres à soigner, il y en a toujours.
[...]
La foi n'est pas pour moi la conclusion d'un raisonnement, mais un moment ou l'on consent à se savoir non suffisant. On sait que la damnation est une notion enseignée dans la foi, mais jamais il n'a été dit, dans aucun concile, qu'il y ait des damnés Nous n'avons aucune obligation de le penser. Nous n'en savons rien. Jamais il n'a été dit qu'Hitler était damné : il était peut-être fou, qui peut savoir le degré de responsabilité ? Même pour les crimes les plus épouvantables, nous ne savons pas.
Bernard Kouchner :
[i]C'est trop commode ! Je pense qu'Hitler n'était pas fou du tout. J'en ai vu des petits Hitler, des Hitler à échelle individuelle, à dimension humaine, et ils n'ont rien de fou. En ce moment, on souhaiterait que Slobodan Milosevic soit un aliéné. Je l'ai rencontré souvent pour lui arracher des autorisations humanitaires qu'il m'a accordées. Il n'est pas fou du tout. C'est trop simple d'expliquer la dictature par la folie d'un seul. Je refuse cette idée. Votre adversaire politique est fou puisqu'il n'est pas de votre côté. C'est méprisant. Et peu démocratique. Et avec un cran de plus, s'Il est fasciste, il sera donc extrêmement fou, voire schizophrène ? Mais non ! Personne à ce niveau n'est fou, ce n'est pas vrai ! Pinochet, l'assassin de Salvadore Allende n'était en rien un fou. C'était un banal général. Franco non plus n'était pas fou, ni Jules César ! Personne n'est fou ! Qui est fou ? L'homme qui a tué l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, Gavrilo Princip, celui qui a déclenché la guerre de 1914 ? Pas du tout ! Il était pareil aux gens qui aujourd'hui veulent refaire les Balkans en assassinant leurs voisins. Par exemple, Karadzic, le chef bosniaque, je le connais, il n'est pas fou, c'est un psychiatre. Oui, je sais, on peut aussi dire que tous les psychiatres sont fous, suivant la coutume ! Dès que quelqu'un n'est pas comme vous, on dit qu'il est fou. Je refuse cette facilité. Elle va très bien avec ce que tu dis, tu penses que Dieu est bonté et qu'on va se retrouver tous et qu'il n'y aura même pas de damnés. Je crois en effet qu'il n'y aura pas de damnés, parce que le ciel est vide et qu'il n'y a pas de bonté [...]
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Abbé Pierre :
Écoutes-moi : si la damnation existe, elle n'est pas le jugement d'un tribunal, pas une sentence. La mort se résume à cette simplicité : c'est une sortie de l'ombre. On vit dans l'ombre, l'ombre du temps. Pour moi, la béatitude ou la damnation, c'est au moment de la sortie de l'ombre, des ombres du temps, se voir tel qu'on s'est fait. Tu t'es fait suffisant, suffis-toi. La damnation, c'est être condamné à se regarder à perpétuité dans la glace, soi tout seul avec sa prétendue suffisance ... Et la béatitude, c'est le creux qui est en moi, comblé. Saint Thomas d'Aquin dans son inépuisable théologie, écrit - c'est charmant, mais c'est raisonné - que la béatitude originale de chacun sera caractérisée par ce qui aura été sa recherche, son intérêt passionné. Un musicien aura une béatitude de musicien. Un mathématicien aura une béatitude dans l'éblouissement de la combinaison des chiffres, des nombres. Donc, creuse en toi des appétits car c'est dans la mesure ou tu seras insatisfait que tu trouveras satisfaction.
A la sortie de l'ombre, on se voir tel que l'on s'est fait. Voilà notre grande espérance à l'égard de tous les non-croyants. Car si tu te fais satisfait, suffisant, eh bien, suffis-toi. C'est la malédiction absolue, suffis-toi.
Reste l'existence du mal.
Une petite fille disait à sa maman qui enseignait le catéchisme : "Quelle gaffe il a faite, le bon Dieu, en nous laissant libres ! S'il n'y avait pas de mal, de cruauté, tout tournerait rond comme les étoiles !" La maman - Francine de la Gorce, qui est l'une des principales auxiliaires du père Joseph Wrezinsky - a écrit un livre appelé [i]La Gaffe de Dieu[/i]. Elle explique à sa fille : "Oui, ce serait tout merveilleux. Mais moi je n'aurais pas de petite fille pour m'aimer, toi tu n'aurais pas de maman pour t'aimer. On serait des automates parfaits, tu ne ferais pas de caprices, je ne ferais pas de sottises, tout serait parfait. Mais pourquoi faire ? Est-ce que le bon Dieu a besoin des étoiles, des galaxies, comme de billes de collégien pour s'amuser ? Il ne s'embête pas. Si Dieu agit, ce ne peut être que pour l'Amour."
Alors cela m'a conduit un jour à cette espèce de cri au-dedans de moi : "Quelle valeur prodigieuse a l'Amour, pour que Dieu à ce point risque Sa gloire !" Car en créant des libertés, il met en querelle sa gloire.
Face au mal qui est là, défiant Dieu, je ne vois qu'une réponse : s'il n'y avait pas de liberté, l'univers serait l'absurde absolu. Si tu es un automate, qu'est-ce qu'il reste ? Ce n'est pas concevable. Il ne peut y avoir de sens que s'il y a de l'être libre, qui est capable d'aimer. La liberté, c'est grave, cela nous rend responsable. Et c'est merveilleux. Cela rend capable d'aimer. La liberté, c'est l'aptitude à l'amour.
[...]
Je m'aperçois que je n'ai pas précisé quelque chose qui a pris beaucoup d'évidence dans ma pensée. On parle de la gloire de Dieu. La gloire de Dieu c'est être ontologiquement par Son Être, amour reconnu comme amour. Là est le sublime, l'amour infini reconnu comme amour, ce qui ne serait pas si l'on pensait Dieu comme Allah, mystérieusement solitaire. Étant l'Unité, l'Unique, absolument unique Dieu, il y a cette vie qui fait Dieu être Père. La gloire est d'être Amour reconnu comme amour. Au fond, notre mission en tant qu'humains croyants est de tendre nos pauvres petites énergies pour que cette gloire soit reconnue par la Création. Et elle est reconnue là ou elle existe !
Je me rappelle un jour ou je devais demander un coup de main à un ouvrier maçon qui fabriquait des blocs de ciment. C'était un samedi soir. On nous avait apporté des matériaux, de quoi monter une baraque le lendemain dimanche. On travaillait le dimanche, je disais que quand les gens n'ont pas de maison, le problème n'est pas de leur dire d'aller à la messe, mais de construire une maison. Quand ils en auront une, on leur expliquera le sens de la vie. Nous avions commencer de travailler mais les camarades m'ont dit : "Père, il n'y aura pas assez de parpaings pour soulever le plancher pour pas qu'il pourrisse dans l'herbe." Et l'un m'explique qu'il connaît un ouvrier maçon qui dans des moules en bois, avec du mâchefer et du ciment, en fabrique pour les vendre. Il ajoute : "Il est très bouffeur de curés, ce ne sera pas drôle." Bon, je vais le voir. Un gosse crie : Papa, c'est l'abbé Pierre ! Cet homme me dit : "Entrez. Vous êtes le premier curé que je laisse entrer chez moi." Il me sert à boire et il me raconte :
"Il y a quelque mois, X, patron d'une grosse entreprise, considéré comme une brute avec son personnel, scandaleux dans sa vie privée bien connue, casse sa pipe. Peut-être qu'il donnait beaucoup pour le séminaire : l'évêque est venu pour l'absoute et il y avait cinq ou six prêtres. Et puis peu après ma voisine vient à mourir. Elle était vénérée du quartier pour la façon dont elle avait soignée son mari infirme, elle était une bonne voisine pour tout le monde et lorsqu'elle vient à mourir, trois coups de goupillon et c'est terminé ! Ça ne peut pas être comme ils font !"
Il tapait du poing sur la table : "Ça ne peut pas être comme ils font." Il ne disait pas comme ils disent ou comme ils enseignent, mais comme ils font.
Quand il a fini, il me donne les parpaings et il ne veut pas que je paie. Au moment de partir, dans la nuit devant la voiture il me saisit les épaules - il était plus fort que moi - et d'une voie très émue, il me dit : Monsieur le curé, je ne sais pas si le bon Dieu existe, mais je suis sûr que s'il existe, il est ce que vous faites."
C'est cela la gloire de Dieu : l'amour reconnu par l'amour. "S'Il existe, il est ce que vous faites ..."
- [i]Dieu et les hommes[/i], p. 60