par Cinci » sam. 19 avr. 2014, 15:30
Dans Le Monde Diplomatique :
Les bons, la brute et la Crimée
L'obsession antirusse
par Olivier Zajec
«Avec l'annexion de la Crimée au territoire russe, entérinée le 18 mars par M. Vladimir Poutine, et les sanctions décrétées à l'encontre du Kremlin, la crise ukrainienne a pris les dimensions d'une crise géopolitique. Comprendre ce conflit implique d'intégrer des points de vue concurrents de tous les acteurs. Mais, dans les chancelleries occidentales, les proclamations morales supplantent souvent l'analyse.
Ces dernières semaines, le traitement médiatique des événements en Ukraine en a apporté la confirmation : pour une partie de la diplomatie occidentale, les crises ne trahissent plus une assymétrie entre les intérêts et les perceptions des acteurs doués de raison, mais constituent autant d'affrontements ultimes entre le Bien et le Mal où se joue le sens de l'histoire.
La Russie se prête à merveille à cette scénarisation, qui a le mérite de la simplicité. Pour nombre de commentateurs, cet État «barbare» gouverné par les Cosaques a la semblance d'un ailleurs semi-mongol tenu par les épigones du KGB, qui ourdissent de sombres complots au service des tsars névrotiques barbotant dans les eaux glacées du calcul égoïste. Reclus, coupés de leur époque, ces autocrates déplacent lentement des pions sur de grands échiquiers d'ivoire au lieu de lire The Economist. De temps en temps, ils coulent un sous-marin nucléaire pour le plaisir de polluer la mer de Barents, en attendant de susciter un référendum illégal dans leur «étranger proche» afin de reconstituer l'URSS.
Si on rassemble les lieux communs parus sur ce thème dans la presse occidentale - pas seulement depuis le début de la crise ukrainienne, mais depuis quinze ans -, ce chromo folklorique est à peu près ce que le lecteur ordinnaire retiendra de la politique de l'actuelle fédération de Russie. Cette perception globalement négative dégénérant en caricature relève d'une tradition bien ancrée.
Elle s'appuie tantôt sur des analyses qui soulignent la compulsion totalitaire et «mensongère» de la culture russe, tantôt sur la continuité supposée entre Joseph Staline et M. Vladimir Poutine - un thème prisé des éditorialistes français et des thinks thanks néoconservateurs américains. Elle trouve son origine dans des récits de voyageurs européens de la Renaissance, qui opéraient déjà un rapprochement entre les Russes barbares et les farouches Scythes de l'Antiquité.
Les événements de Maïdan à Kiev offrent un exemple des inconvénients analytiques qu'induit cette démonologie.
[...]
Contrairement à ce qui a pu être écrit, la rupture des équilibres internes de cette nation fragile n'a pas eu lieu le 27 février 2014, date de la prise de contrôle du Parlement et du gouvernemnt de Crimée par des hommes armés - un coup de théâtre qui serait la réplique de M. Poutine à la fuite du président ukrainien Viktor Ianoukovitch le 22 février. En réalité, le basculement s'est opéré entre ces deux événements, précisément le 23 février, avec la décision absurde des nouveaux dirigeants de l'Ukraine d'abolir le statut du russe comme seconde langue officielle dans les régions de l'Est.
[...]
Fantasmes bipolaires et roman d'espionnage
C'est ce jour-là que Maïdan a perdu la Crimée, dont personne n'a oublié qu'elle avait été offerte par Nikita Kroutchev à l'Ukraine en 1954 [...] D'où la remarque de M. Mikhaïl Gorbatchev le 17 mars 2014, après le plébiscite par la population criméenne d'un rattachement à la Russie : «Si, à l'époque, la Crimée a été unie à l'Ukraine selon les lois soviétiques, sans demander son avis au peuple, aujourd'hui ce peuple a décidé de corriger cette erreur. Il faut saluer cela, et non annoncer des sanctions». Ces propos ont fait l'effet d'une douche froide à Bruxelles, où se préparaient, en coordination avec Washington, une série de mesures de rétorsion contre Moscou [...]
Peut-être serait-il temps de bannir la locution «guerre froide» des articles consacrés à la Russie. Historiquement inopérant, ce racourci sert surtout à justifier l'expression pavlovienne de fantasmes bipolaires recuits. M. John McCain, ancien candidat républicain à la Maison Blanche et expert international reconnu de l'Arizona, en a donné un exemple notable en fustigeant M. Poutine, «impérialiste russe et apparatchik du KGB», enhardi par la faiblesse de M. Obama. Lequel, sans doute, trop occupé par l'assurance-maladie de ses concitoyens, ne réalise pas que «l'agression en Crimée insuffle de l'audace à d'autres agresseurs d'Al-Qaïda et aux théocrates iraniens». Que faire ? «Nous devons nous réarmer moralement et intellectuellement, répond l'ancien colistier de Mme Sarah Palin, pour empêcher que les ténèbres de M. Poutine ne s'abattent davantage sur l'humanité». Discours qui, pour dénoncer des théocrates, n'en abuse pas moins du registre théologique.
[...]
Deux poids, deux mesures
[...] Pour M. François Hollande, le référendum du 16 mars relève d'une «pseudo-consultation , car elle n'est pas conforme au droit interne ukrainien et au droit international» (déclaration du 17 mars).
Le 17 février 2008, neuf ans après une opération militaire décidée sans l'aval de l'ONU, le Parlement kosovar albanais votait l'indépendance de la province autonome serbe du Kosovo, contre la volonté de Belgrade, avec le soutien de la France et des États-Unis. La Russie mais aussi l'Espagne refusèrent, et refusent toujours de reconnaître cette entorse au droit international. Tout comme ... l'Ukraine. [...]»
Source : Le Monde diplomatique, avril 2014, pp.1-4
Dans [i]Le Monde Diplomatique[/i] :
[color=#004080][size=150] Les bons, la brute et la Crimée
L'obsession antirusse[/size]
par Olivier Zajec
«Avec l'annexion de la Crimée au territoire russe, entérinée le 18 mars par M. Vladimir Poutine, et les sanctions décrétées à l'encontre du Kremlin, la crise ukrainienne a pris les dimensions d'une crise géopolitique. Comprendre ce conflit implique d'intégrer des points de vue concurrents de tous les acteurs. Mais, dans les chancelleries occidentales, les proclamations morales supplantent souvent l'analyse.
Ces dernières semaines, le traitement médiatique des événements en Ukraine en a apporté la confirmation : pour une partie de la diplomatie occidentale, les crises ne trahissent plus une assymétrie entre les intérêts et les perceptions des acteurs doués de raison, mais constituent autant d'affrontements ultimes entre le Bien et le Mal où se joue le sens de l'histoire.
La Russie se prête à merveille à cette scénarisation, qui a le mérite de la simplicité. Pour nombre de commentateurs, cet État «barbare» gouverné par les Cosaques a la semblance d'un ailleurs semi-mongol tenu par les épigones du KGB, qui ourdissent de sombres complots au service des tsars névrotiques barbotant dans les eaux glacées du calcul égoïste. Reclus, coupés de leur époque, ces autocrates déplacent lentement des pions sur de grands échiquiers d'ivoire au lieu de lire [i]The Economist[/i]. De temps en temps, ils coulent un sous-marin nucléaire pour le plaisir de polluer la mer de Barents, en attendant de susciter un référendum illégal dans leur «étranger proche» afin de reconstituer l'URSS.
Si on rassemble les lieux communs parus sur ce thème dans la presse occidentale - pas seulement depuis le début de la crise ukrainienne, mais depuis quinze ans -, ce chromo folklorique est à peu près ce que le lecteur ordinnaire retiendra de la politique de l'actuelle fédération de Russie. Cette perception globalement négative dégénérant en caricature relève d'une tradition bien ancrée.
Elle s'appuie tantôt sur des analyses qui soulignent la compulsion totalitaire et «mensongère» de la culture russe, tantôt sur la continuité supposée entre Joseph Staline et M. Vladimir Poutine - un thème prisé des éditorialistes français et des [i]thinks thanks[/i] néoconservateurs américains. Elle trouve son origine dans des récits de voyageurs européens de la Renaissance, qui opéraient déjà un rapprochement entre les Russes barbares et les farouches Scythes de l'Antiquité.
Les événements de Maïdan à Kiev offrent un exemple des inconvénients analytiques qu'induit cette démonologie.
[...]
Contrairement à ce qui a pu être écrit, la rupture des équilibres internes de cette nation fragile n'a pas eu lieu le 27 février 2014, date de la prise de contrôle du Parlement et du gouvernemnt de Crimée par des hommes armés - un coup de théâtre qui serait la réplique de M. Poutine à la fuite du président ukrainien Viktor Ianoukovitch le 22 février. En réalité, le basculement s'est opéré entre ces deux événements, précisément le 23 février, avec la décision absurde des nouveaux dirigeants de l'Ukraine d'abolir le statut du russe comme seconde langue officielle dans les régions de l'Est.
[...]
[b]Fantasmes bipolaires et roman d'espionnag[/b]e
C'est ce jour-là que Maïdan a perdu la Crimée, dont personne n'a oublié qu'elle avait été offerte par Nikita Kroutchev à l'Ukraine en 1954 [...] D'où la remarque de M. Mikhaïl Gorbatchev le 17 mars 2014, après le plébiscite par la population criméenne d'un rattachement à la Russie : «[i]Si, à l'époque, la Crimée a été unie à l'Ukraine selon les lois soviétiques, sans demander son avis au peuple, aujourd'hui ce peuple a décidé de corriger cette erreur. Il faut saluer cela, et non annoncer des sanctions[/i]». Ces propos ont fait l'effet d'une douche froide à Bruxelles, où se préparaient, en coordination avec Washington, une série de mesures de rétorsion contre Moscou [...]
Peut-être serait-il temps de bannir la locution «guerre froide» des articles consacrés à la Russie. Historiquement inopérant, ce racourci sert surtout à justifier l'expression pavlovienne de fantasmes bipolaires recuits. M. John McCain, ancien candidat républicain à la Maison Blanche et expert international reconnu de l'Arizona, en a donné un exemple notable en fustigeant M. Poutine, «impérialiste russe et apparatchik du KGB», enhardi par la faiblesse de M. Obama. Lequel, sans doute, trop occupé par l'assurance-maladie de ses concitoyens, ne réalise pas que «l'agression en Crimée insuffle de l'audace à d'autres agresseurs d'Al-Qaïda et aux théocrates iraniens». Que faire ? «Nous devons nous réarmer moralement et intellectuellement, répond l'ancien colistier de Mme Sarah Palin, pour empêcher que les ténèbres de M. Poutine ne s'abattent davantage sur l'humanité». Discours qui, pour dénoncer des théocrates, n'en abuse pas moins du registre théologique.
[...]
[b]Deux poids, deux mesures[/b]
[...] Pour M. François Hollande, le référendum du 16 mars relève d'une «pseudo-consultation , car elle n'est pas conforme au droit interne ukrainien et au droit international» (déclaration du 17 mars).
Le 17 février 2008, neuf ans après une opération militaire décidée sans l'aval de l'ONU, le Parlement kosovar albanais votait l'indépendance de la province autonome serbe du Kosovo, contre la volonté de Belgrade, avec le soutien de la France et des États-Unis. La Russie mais aussi l'Espagne refusèrent, et refusent toujours de reconnaître cette entorse au droit international. Tout comme ... l'Ukraine. [...]»
Source : [i]Le Monde diplomatique[/i], avril 2014, pp.1-4[/color]