par Cinci » lun. 15 oct. 2012, 4:14
De Jean Fourastié, des réflexions diverses pour permettre de mieux apprécier ce que l'expression «trente glorieuse» recouvre.
Comparaison entre le XXe siècle et le XVIIIe siècle :
«... Séverine à 10 ans est plus grande, plus indépendante, plus entreprenante, plus décidée que Marie à 17 ans. Séverine a ses premières règles à 12 ans et demi; Marie à 17 ans et demi. A vingt ans, Séverine mesure 1,65 m. et pèse 45 kg, sa taille est svelte, ses formes longilignes, graciles; marie ne mesure que 1,55 m. et pèse 50 kg; sa taille est lourde, sa silhouète déjà déformée par les travaux des champs et les durs travaux ménagers, les fagots et les bûches, les grosses marmites que l'on pend à la crémaillère, l'eau que l'on monte du puits et que l'on porte à bras ou sur la tête, la pâte que l'on pétrit, la lessive que l'on rince les pieds dans le ruisseau, les animaux de la basse-cour...
Séverine n'est jamais malade. Dès qu'elle ressent un léger symptôme, médecin ou dentiste lui épargnent toute douleur; elle ne sait pas ce qu'est la souffrance physique. Marie a au contraire la souffrance pour compagne; ne serait-ce qu'à cause des dents (à vingt ans, elle en a déjà perdu huit ou dix)...
Fille d'une famille nombreuse dont les membres sont serrés comme les oiseaux dans leur nid et sans cesse frappés par la mort, Marie a de l'existence une conception tragique, compensée par la tendresse et par la foi dans l'au-delà; la vie terrestre est une épreuve, où l'homme doit faire son devoir avec courage. Séverine ne sait pas trop ce que c'est que la morale, ni le devoir, il faut faire comme les autres, chercher son plaisir...
Mais ce qui diffère le plus, ce sont les idées et les cerveaux. Dans le cerveau de Marie, il y a peu d'informations, mais elles y sont ancrées. Dans le cerveau de Séverine, il y a un nombre fantastique de données, mais elles sont fugitives et sans structures. Le cerveau de Marie a été formé par le respect de la famille, le spectacle du village, des voisins, des parents qui naissent, meurent, vivent, le spectacle des animaux et des végétaux, le renouveau des saisons... Le cerveau de Séverine a été formé par le bombardement d'informations disparates et ephémères, émanant des quatre coins de la terre, et déversées en vrac par la presse, la radio, la t.v., la famille - elle-même instable et frénétique - l'école, les camarades, les voyages... Dans le cerveau de Marie, il y a un petit nombre de circuits profondément tracés, fortement hiérarchisés; cela donne une personnalité frustre, mais forte, une capacité de vie intérieure, une ardeur de vivre qui a fait que l'humanité misérable et souffrante a traversé les siècles.
Dans le cerveau de Séverine, il y a des milliers de circuits alimentés par une énergie cérébrale dix ou vingt fois plus puissante. Mais ces circuits sont instables et mal coordonnés. A la limite, le cerveau de Séverine, entièrement occupé à percevoir des informations décousues et disparates, n'a plus le temps de penser les informations reçues, de les classer, de les confronter, d'en tirer les conséquences; il n'a plus le temps de réfléchir, il n'a plus le temps de méditer. Énormément d'informations sur le monde, mais plus de conception du monde, plus d'explication du monde. Dans les mauvais jours, Séverine ne sait plus pourquoi elle souffre; elle ne sait plus pourquoi elle vit. (p.174)
Conversations types
Vous avez fait faire une salle de bain cette année ? - Il faut bien. Tout le monde en a.
Peu d'années après, on ajoute : Une salle de bain ce n'est pas suffisant quand on est cinq à la maison.
Vous avez une automobile maintenant - Il faut bien. On ne peut plus s'en passer... Pour aller à mon travail avec le train, ce n'était plus possible.
Vous avez le téléphone - Oui, c'est bien commode; on n'écrit plus maintenant.
Mais tout ça coûte cher ? - Oui. On a emprunté au Crédit agricole.
Ce qui domine, dans ces types de comportement et d'opinion, c'est que le changement y apparait non comme un progrès dont on jouit, dont on se félicite, dont on est heureux, mais comme une nécéssité. On ne peut plus faire la cuisine dans l'âtre, ni sur un fourneau à charbon... alors, il faut bien avoir une cuisinière électrique avec thermostat, pendule et tournebroche... On ne peut plus avoir un plancher de sapin, alors il faut la moquette et tapis. On ne peut plus porter de gros vêtements de draps ou de laine, on ne peut plus coucher dans des chambres glaciales... alors il faut un chauffage dans toutes les pièces...
Et si l'on dit : «Mais il n'en était pas ainsi autrefois ?», l'impression reçue est d'abord qu'il s'agit là d'un passé ancien, périmé, disparu, vécu par une espèce animale sans rapport ressenti avec le Français d'aujourd'hui.
Le fait du changement - changement très peu précisé et très mal daté - élimine toute réflexion sur sa possibilité et sa procédure. Lorsqu'on pose des questions comme : «Mais il a bien fallu les fabriquer ces téléphones, ces machines à laver, ces chauffe-eau électriques ?» l'on reçoit des réponses qui montrent que les gens ne sont pas habitué à confronter le phénomène production et le phénomène consommation. Si l'on insiste, on obtient des réponses du genre de celles dont M.Marchais a souvent parlé à la télé : c'est la moindre des choses dans un pays comme le nôtre.
Si l'on pousse encore plus, on trouve : C'est un minimum pour des travailleurs qui travaillent comme nous. La France est riche, et loin de nous étonner de pouvoir consommer autant, nous devons savoir pourquoi nous ne pouvons consommer davantage; c'est que d'autres, les gros, se sucrent, etc.
Et si l'on poursuit encore, on n'aboutit qu'au désarroi, en disant par exemple : Mais vous qui êtes dactylo - ou qui êtes employé de banque - croyez-vous que le service que vous rendez à la nation soit très supérieur à celui que vous recevez sous forme de carottes, de beefsteak et de téléphone ? Quelques feuillets par jour ouvrable, de papiers frappés de lettres et de mots vous paraissent-ils vraiment valoir plus que vous ne recevez en aliments, en vêtements, en logement, en chauffage, en voyages, en soins médicaux..., sans oublier la création et l'entretien des villes, des routes...?
J'apprécie à près de la moitié des adultes français ceux qui n'ayant ainsi aucune conscience de progrès, voient le changement comme allant de soi, nécéssaire, fatal, et par conséquent n'en retirent ni plaisir durable, ni bonheur, et ne s'interrogent ni sur ses conditions, ni sur ses procédures. Ils demandent seulement à l'État, comme à une entité métaphysique et par ses pouvoirs qui ne pourraient être que magiques , de leur permettre de continuer à imiter les plus riches, d'acheter la t.v. couleur après la t.v. en noir et blanc, etc; et cela non pas tant pour être plus heureux, mais seulement pour être comme les autres, pour ne pas figurer parmi les minables.
Ces gens ne retirent de l'évolution qu'une satisfaction à peine positive, faute de se représenter clairement la situation qui aurait été la leur sans cette évolution. Ils ne se posent jamais la question «Et si j'étais né indien ou égyptien ?» que s'était posé Georges Douart. Ils n'ont ainsi que la seule satisfaction relative (on pourrait presque dire négative) du simple comblement de frustrations indéfiniment surgissantes : puisque tout change, tout doit changer, et plus vite; du moment que 65% des hommes ont une auto, je dois en avoir une, du moment que l'on voit partout des 504 ou des R16, alors ce voitures sont pour tous normales... Le grand nombre de Français ayant cette mentalité explique ce fait majeur (qui étonnera nos descendants et aurait stupéfait nos ancêtres s'il avaient pu le savoir) que cette période glorieuse de l'histoire de la suppression des famines et l'accès à l'homme moyen au confort matériel et à la vie intellectuelle, ait pu être vécue dans la revendication hargneuse, et au mieux dans la morosité. (p.188)
Si vous étiez né indien
Imaginez un petit peu, ça ne coûte rien... Votre mère vous aurait mis au monde dans un coin de la cabane, allongée sur un tas de guenilles. Le cordon ombilical, on vous l'aurait coupé avec un tesson de bouteille ou un couteau rouillé. On vous aurait appelé Raj. A sept ans, votre mère vous ficelle un vieux torchon autour des hanches : fini les jeux insouciants dans la poussière et le soleil. Vous êtes un petit homme, on vous envoie aider votre père aux champs et garder les chèvres. Il n'y a pas d'école pour les petits paysans indiens : vous ne savez ni lire ni écrire... et encore heureux que vous soyez en vie : la moitié de vos petits copains d'enfance sont déjà dans l'autre monde. Il vous reste à peu près un vingtaine d'années devant vous et il s'agit de se dépêcher si vous voulez en profiter un peu.
A quinze ans on vous marie avec une fille de treize, et vous voilà bientôt père de famille; vous l'aimez bien votre petit Profulla, vous en êtes fier, mais tant de maladies et de maléfices rôdent. Un jour, il reste allongé dans un coin de la hutte, et vous êtes là à vous morfondre, impuissant, ne sachant que faire. Pas de docteur ni de médicaments. Malgré l'aide des voisines, malgré les prières, les herbes et les tisanes, votre gosse, il crève là, sous vos yeux, d'on ne sait quoi.
Et vous continuer à exister. Vêtu d'un simple pagne, miné de paludisme, toujours à la merci des bêtes fauves, abruti de chaleur et de faim, vous gratter quand même votre lopin de terre, bienheureux encore si vous en avez un. Et si la mousson a tardé, votre unique repas disparaît. Dans votre tanière en torchis, vous avez faim, vos gosses ont faim, votre femme a faim, toute leur vie ils auront faim et vous les voyez se décharner sous vos yeux, vous voyez mourir à petit feu les deux enfants qui restent des cinq ou six que votre femme a mis au monde.
Mais ce n'est pas fini : l'usurier, le propriétaire veulent encore vous soutirer de l'argent, reprendre votre terre. Votre foi inébranlable, votre courage tranquille vous aident à surmonter toutes ces épreuves. Vous arrivez à vingt-sept ans. Vingt-sept ans ! Et c'est la fin. Épuisé par la dysentérie et mille autres maux, vous cesser de souffrir.» (p.53)
L'espérance de vie
Nous avons déjà dit qu'elle était, pour les femmes, de 25 à 26 ans au XVIIIe siècle; et de 77 ans en 1975
Le lecteur pourra lui-même prendre conscience des différences incroyables qui séparent la condition de l'homme moyen en 1975 de ce qu'elle était au XVIIIe siècle. Il doit savoir aussi que les choses n'ont changé que très lentement à partir de la fin du XVIIIe siècle, et que, jusqu'au milieu du XIXe siècle, la condition populaire a très peu évoluée. (p.69)
Il y a toujours eu inégalité devant la mort. La vie moyenne est aujourd'hui de 73 ans, mais quantité d'enfants meurent à quelques mois ou à quelques années, d'autres dans l'adolescence; et à l'inverse des hommes atteignent 95 ou 100 ans; la vie moyenne est de 73 ans, mais la vie moyenne des mâles est de 69 ans et celle des femmes de 77.
L'époque traditionnelle ne connaissait pas le prolétariat, parce que les prolétaires ne pouvaient pas subsister, ne survivaient pas aux famines. De sorte que nous sommes tous les fils, non de générations de misérables, mais de privilégiés (détenteurs de terres, de moyens de production, métayers), quoique très pauvres. Le premier résultat de l'évolution a donc été de supprimer l'inégalité la plus dure, celle qui faisait mourir. Les misérables, sans postérité possible à l'échelle des grands nombres, ont pu devenir des pauvres, cette classe sociale que Karl Marx a nommée prolétariat, et qu'il a cru appauvrie par les débuts du capitalisme, alors qu'elle fut en fait crée par lui, par la résorption des famines et la possibilité de subsistance de ceux qui, auparavant, ne subsistaient pas.
Mais il est clair que ces prolétaires ne sont pas devenus riches du seul fait qu'ils ne mourraient plus de faim; de même qu'il ne faut pas s'attendre à ce que leur espérance de vie ait pu monter instantanément à 50 ou 73 ans !
Dans ses célèbres observations sur la ville de Mulhouse de 1823 à 1834, mon illustre confrère Villermé écrit que, dans la classe des ouvriers les plus pauvres, les simples ouvriers des filatures, un enfant sur deux meurt avant son premier anniversaire, tandis que dans la haute bourgeoisie, la mortalité infantile est de 237 pour mille. On serait horrifié aujourd'hui par la mortalité des hauts privilégiés du Mulhouse de 1830. Dans les quartiers les plus déshérités des grandes villes les plus mal classées au palmarès de la santé (Lille, Marseille...), la mortalité infantile ne dépasse pas aujourd'hui 2,5%, le dixième de ce qu'il en était à Mulhouse dans les classes dirigeantes, les deux centième des taux des pauvres fileurs.
L'allongement de la vie moyenne a évidemment parmi ses causes la qualité et l'abondance des services de santé (médecine, chirurgie, pharmacie, dentisterie, hôpitaux...) [...]
On trouvait statistiquement un nombre de 20 000 médecins pour toute la France en 1911, 29 000 en 1946 et 81 000 en 1975. Le nombre de médecins établis en France a fait un bond prodigieux de 1946 à 1975.
Mais plus encore que leur nombre, l'efficacité des médecins s'est accrue. Ceux de 1911 avaient peu de pouvoir, à peine plus, sauf pour quelques maladies exceptionnelles, que les médecins de Molière. Aujourd'hui, un grand nombre de maladies cèdent devant la technique médicale et chirurgicale; à l'échelle des grands nombres ont peut dire que seules deux ''maladies'' n'ont pas cédé : le cancer et la vieillesse.» (p.64)
Source : Jean Fourastié, les trente glorieuse ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, Paris, 1979, 288 p.
De Jean Fourastié, des réflexions diverses pour permettre de mieux apprécier ce que l'expression «trente glorieuse» recouvre.
[b]Comparaison entre le XXe siècle et le XVIIIe siècle :[/b]
«... Séverine à 10 ans est plus grande, plus indépendante, plus entreprenante, plus décidée que Marie à 17 ans. Séverine a ses premières règles à 12 ans et demi; Marie à 17 ans et demi. A vingt ans, Séverine mesure 1,65 m. et pèse 45 kg, sa taille est svelte, ses formes longilignes, graciles; marie ne mesure que 1,55 m. et pèse 50 kg; sa taille est lourde, sa silhouète déjà déformée par les travaux des champs et les durs travaux ménagers, les fagots et les bûches, les grosses marmites que l'on pend à la crémaillère, l'eau que l'on monte du puits et que l'on porte à bras ou sur la tête, la pâte que l'on pétrit, la lessive que l'on rince les pieds dans le ruisseau, les animaux de la basse-cour...
Séverine n'est jamais malade. Dès qu'elle ressent un léger symptôme, médecin ou dentiste lui épargnent toute douleur; elle ne sait pas ce qu'est la souffrance physique. Marie a au contraire la souffrance pour compagne; ne serait-ce qu'à cause des dents (à vingt ans, elle en a déjà perdu huit ou dix)...
Fille d'une famille nombreuse dont les membres sont serrés comme les oiseaux dans leur nid et sans cesse frappés par la mort, Marie a de l'existence une conception tragique, compensée par la tendresse et par la foi dans l'[i]au-delà[/i]; la vie terrestre est une épreuve, où l'homme doit faire son devoir avec courage. Séverine ne sait pas trop ce que c'est que la morale, ni le devoir, il faut faire comme les autres, chercher son plaisir...
Mais ce qui diffère le plus, ce sont les idées et les cerveaux. Dans le cerveau de Marie, il y a peu d'informations, mais elles y sont ancrées. Dans le cerveau de Séverine, il y a un nombre fantastique de données, mais elles sont fugitives et sans structures. Le cerveau de Marie a été formé par le respect de la famille, le spectacle du village, des voisins, des parents qui naissent, meurent, vivent, le spectacle des animaux et des végétaux, le renouveau des saisons... Le cerveau de Séverine a été formé par le bombardement d'informations disparates et ephémères, émanant des quatre coins de la terre, et déversées en vrac par la presse, la radio, la t.v., la famille - elle-même instable et frénétique - l'école, les camarades, les voyages... Dans le cerveau de Marie, il y a un petit nombre de circuits profondément tracés, fortement hiérarchisés; cela donne une personnalité frustre, mais forte, une capacité de vie intérieure, une ardeur de vivre qui a fait que l'humanité misérable et souffrante a traversé les siècles.
Dans le cerveau de Séverine, il y a des milliers de circuits alimentés par une énergie cérébrale dix ou vingt fois plus puissante. Mais ces circuits sont instables et mal coordonnés. A la limite, le cerveau de Séverine, entièrement occupé à percevoir des informations décousues et disparates, n'a plus le temps de penser les informations reçues, de les classer, de les confronter, d'en tirer les conséquences; il n'a plus le temps de réfléchir, il n'a plus le temps de méditer. Énormément d'informations sur le monde, [i]mais plus de conception du monde, plus d'explication du monde[/i]. Dans les mauvais jours, Séverine ne sait plus pourquoi elle souffre; elle ne sait plus pourquoi elle vit. (p.174)
[b]Conversations types[/b]
Vous avez fait faire une salle de bain cette année ? - Il faut bien. Tout le monde en a.
Peu d'années après, on ajoute : Une salle de bain ce n'est pas suffisant quand on est cinq à la maison.
Vous avez une automobile maintenant - Il faut bien. On ne peut plus s'en passer... Pour aller à mon travail avec le train, ce n'était plus possible.
Vous avez le téléphone - Oui, c'est bien commode; on n'écrit plus maintenant.
Mais tout ça coûte cher ? - Oui. On a emprunté au Crédit agricole.
Ce qui domine, dans ces types de comportement et d'opinion, c'est que le changement y apparait non comme un progrès dont on jouit, dont on se félicite, dont on est heureux, mais comme une nécéssité. On ne peut plus faire la cuisine dans l'âtre, ni sur un fourneau à charbon... alors, il faut bien avoir une cuisinière électrique avec thermostat, pendule et tournebroche... On ne peut plus avoir un plancher de sapin, alors il faut la moquette et tapis. On ne peut plus porter de gros vêtements de draps ou de laine, on ne peut plus coucher dans des chambres glaciales... alors il faut un chauffage dans toutes les pièces...
Et si l'on dit : «Mais il n'en était pas ainsi autrefois ?», l'impression reçue est d'abord qu'il s'agit là d'un passé ancien, périmé, disparu, vécu par une espèce animale sans rapport ressenti avec le Français d'aujourd'hui.
Le fait du changement - changement très peu précisé et très mal daté - élimine toute réflexion sur sa possibilité et sa procédure. Lorsqu'on pose des questions comme : «Mais il a bien fallu les fabriquer ces téléphones, ces machines à laver, ces chauffe-eau électriques ?» l'on reçoit des réponses qui montrent que les gens ne sont pas habitué à confronter le phénomène production et le phénomène consommation. Si l'on insiste, on obtient des réponses du genre de celles dont M.Marchais a souvent parlé à la télé : [i]c'est la moindre des choses dans un pays comme le nôtre[/i].
Si l'on pousse encore plus, on trouve : C'est un minimum pour des travailleurs qui travaillent comme nous. La France est riche, et loin de nous étonner de pouvoir consommer autant, nous devons savoir pourquoi nous ne pouvons consommer davantage; c'est que d'autres, les gros, se sucrent, etc.
Et si l'on poursuit encore, on n'aboutit qu'au désarroi, en disant par exemple : Mais vous qui êtes dactylo - ou qui êtes employé de banque - croyez-vous que le service que vous rendez à la nation soit très supérieur à celui que vous recevez sous forme de carottes, de beefsteak et de téléphone ? Quelques feuillets par jour ouvrable, de papiers frappés de lettres et de mots vous paraissent-ils vraiment valoir plus que vous ne recevez en aliments, en vêtements, en logement, en chauffage, en voyages, en soins médicaux..., sans oublier la création et l'entretien des villes, des routes...?
J'apprécie à près de la moitié des adultes français ceux qui n'ayant ainsi aucune conscience de progrès, voient le changement comme allant de soi, nécéssaire, fatal, et par conséquent n'en retirent ni plaisir durable, ni bonheur, et ne s'interrogent ni sur ses conditions, ni sur ses procédures. Ils demandent seulement à l'État, comme à une entité métaphysique et par ses pouvoirs qui ne pourraient être que magiques , de leur permettre de continuer à imiter les plus riches, d'acheter la t.v. couleur après la t.v. en noir et blanc, etc; et cela non pas tant pour être plus heureux, mais seulement pour être comme les autres, pour ne pas figurer parmi les minables.
Ces gens ne retirent de l'évolution qu'une satisfaction à peine positive, [u]faute de se représenter clairement la situation qui aurait été la leur sans cette évolution[/u]. Ils ne se posent jamais la question «Et si j'étais né indien ou égyptien ?» que s'était posé Georges Douart. Ils n'ont ainsi que la seule satisfaction relative (on pourrait presque dire négative) du simple comblement de frustrations indéfiniment surgissantes : puisque tout change, tout doit changer, et plus vite; du moment que 65% des hommes ont une auto, je dois en avoir une, du moment que l'on voit partout des 504 ou des R16, alors ce voitures sont pour tous normales... Le grand nombre de Français ayant cette mentalité explique ce fait majeur (qui étonnera nos descendants et aurait stupéfait nos ancêtres s'il avaient pu le savoir) que cette période glorieuse de l'histoire de la suppression des famines et l'accès à l'homme moyen au confort matériel et à la vie intellectuelle, ait pu être vécue dans la revendication hargneuse, et au mieux dans la morosité. (p.188)
[b]Si vous étiez né indien[/b]
Imaginez un petit peu, ça ne coûte rien... Votre mère vous aurait mis au monde dans un coin de la cabane, allongée sur un tas de guenilles. Le cordon ombilical, on vous l'aurait coupé avec un tesson de bouteille ou un couteau rouillé. On vous aurait appelé Raj. A sept ans, votre mère vous ficelle un vieux torchon autour des hanches : fini les jeux insouciants dans la poussière et le soleil. Vous êtes un petit homme, on vous envoie aider votre père aux champs et garder les chèvres. Il n'y a pas d'école pour les petits paysans indiens : vous ne savez ni lire ni écrire... et encore heureux que vous soyez en vie : la moitié de vos petits copains d'enfance sont déjà dans l'autre monde. Il vous reste à peu près un vingtaine d'années devant vous et il s'agit de se dépêcher si vous voulez en profiter un peu.
A quinze ans on vous marie avec une fille de treize, et vous voilà bientôt père de famille; vous l'aimez bien votre petit Profulla, vous en êtes fier, mais tant de maladies et de maléfices rôdent. Un jour, il reste allongé dans un coin de la hutte, et vous êtes là à vous morfondre, impuissant, ne sachant que faire. Pas de docteur ni de médicaments. Malgré l'aide des voisines, malgré les prières, les herbes et les tisanes, votre gosse, il crève là, sous vos yeux, d'on ne sait quoi.
Et vous continuer à exister. Vêtu d'un simple pagne, miné de paludisme, toujours à la merci des bêtes fauves, abruti de chaleur et de faim, vous gratter quand même votre lopin de terre, bienheureux encore si vous en avez un. Et si la mousson a tardé, votre unique repas disparaît. Dans votre tanière en torchis, vous avez faim, vos gosses ont faim, votre femme a faim, toute leur vie ils auront faim et vous les voyez se décharner sous vos yeux, vous voyez mourir à petit feu les deux enfants qui restent des cinq ou six que votre femme a mis au monde.
Mais ce n'est pas fini : l'usurier, le propriétaire veulent encore vous soutirer de l'argent, reprendre votre terre. Votre foi inébranlable, votre courage tranquille vous aident à surmonter toutes ces épreuves. Vous arrivez à vingt-sept ans. Vingt-sept ans ! Et c'est la fin. Épuisé par la dysentérie et mille autres maux, vous cesser de souffrir.» (p.53)
[b]L'espérance de vie[/b]
Nous avons déjà dit qu'elle était, pour les femmes, de 25 à 26 ans au XVIIIe siècle; et de 77 ans en 1975
Le lecteur pourra lui-même prendre conscience des différences incroyables qui séparent la condition de l'homme moyen en 1975 de ce qu'elle était au XVIIIe siècle. Il doit savoir aussi que les choses n'ont changé que très lentement à partir de la fin du XVIIIe siècle, et que, jusqu'au milieu du XIXe siècle, la condition populaire a très peu évoluée. (p.69)
Il y a toujours eu inégalité devant la mort. La vie moyenne est aujourd'hui de 73 ans, mais quantité d'enfants meurent à quelques mois ou à quelques années, d'autres dans l'adolescence; et à l'inverse des hommes atteignent 95 ou 100 ans; la vie moyenne est de 73 ans, mais la vie moyenne des mâles est de 69 ans et celle des femmes de 77.
L'époque traditionnelle ne connaissait pas le prolétariat, parce que les prolétaires ne pouvaient pas subsister, ne survivaient pas aux famines. De sorte que nous sommes tous les fils, non de générations de misérables, mais de privilégiés (détenteurs de terres, de moyens de production, métayers), quoique très pauvres. Le premier résultat de l'évolution a donc été de supprimer l'inégalité la plus dure, celle qui faisait mourir. Les misérables, sans postérité possible à l'échelle des grands nombres, ont pu [i]devenir des pauvres[/i], cette classe sociale que Karl Marx a nommée [i]prolétariat[/i], et qu'il a cru appauvrie par les débuts du capitalisme, alors qu'elle fut en fait crée par lui, par la résorption des famines et la possibilité de subsistance de ceux qui, auparavant, ne subsistaient pas.
Mais il est clair que ces prolétaires ne sont pas devenus riches du seul fait qu'ils ne mourraient plus de faim; de même qu'il ne faut pas s'attendre à ce que leur espérance de vie ait pu monter instantanément à 50 ou 73 ans !
Dans ses célèbres observations sur la ville de Mulhouse de 1823 à 1834, mon illustre confrère Villermé écrit que, dans la classe des ouvriers les plus pauvres, les simples ouvriers des filatures, un enfant sur deux meurt avant son premier anniversaire, tandis que dans la haute bourgeoisie, la mortalité infantile est de 237 pour mille. On serait horrifié aujourd'hui par la mortalité des hauts privilégiés du Mulhouse de 1830. Dans les quartiers les plus déshérités des grandes villes les plus mal classées au palmarès de la santé (Lille, Marseille...), la mortalité infantile ne dépasse pas aujourd'hui 2,5%, le dixième de ce qu'il en était à Mulhouse dans les classes dirigeantes, les deux centième des taux des pauvres fileurs.
L'allongement de la vie moyenne a évidemment parmi ses causes la qualité et l'abondance des services de santé (médecine, chirurgie, pharmacie, dentisterie, hôpitaux...) [...]
On trouvait statistiquement un nombre de 20 000 médecins pour toute la France en 1911, 29 000 en 1946 et 81 000 en 1975. Le nombre de médecins établis en France a fait un bond prodigieux de 1946 à 1975.
Mais plus encore que leur nombre, l'efficacité des médecins s'est accrue. Ceux de 1911 avaient peu de pouvoir, à peine plus, sauf pour quelques maladies exceptionnelles, que les médecins de Molière. Aujourd'hui, un grand nombre de maladies cèdent devant la technique médicale et chirurgicale; à l'échelle des grands nombres ont peut dire que seules deux ''maladies'' n'ont pas cédé : le cancer et la vieillesse.» (p.64)
Source : Jean Fourastié, [u]les trente glorieuse ou la révolution invisible de 1946 à 1975[/u], Fayard, Paris, 1979, 288 p.