par Cinci » ven. 30 avr. 2021, 4:22
La Chronique
(Première partie)
Le Pape de Lépante
La question de l’union contre les Turcs aurait déjà dû être abordée dans les précédentes parties lorsqu’on a parlé des rapports avec les
différents souverains européens, mais pour éviter des répétitions inutiles et simplifier le développement, j’ai préféré en parler séparément ici. Il est certain que si St Pie V a un grand mérite dans la lutte contre l’hérésie, qu’il a soutenue contre les Ottomans, il a acquis au cours
des siècles une gloire encore plus grande, rendant immortel son nom. C’est à lui que revient le mérite d’avoir ardemment et péniblement
rassemblé les forces chrétiennes pour l’expédition de Lépante, et d’avoir obtenu miraculeusement de Dieu l’annonce de la victoire.
Dans la seconde moitié du XVIème siècle les Turcs étaient au faîte de leur splendeur, et leur faste et les succès de leurs entreprises,
grossis par l’imagination populaire, inspiraient de la crainte unie au respect.
A Constantinople régnait Soliman II le Magnifique, qui avait affirmé à l’occasion de l’expédition de l’Empereur Maximilien aux frontières de la Hongrie, en 1566: “qu’il craignait plus les prières de ce Pape [St Pie V], que toutes les troupes de l’Empereur”. Soliman, âgé de 72 ans, mourut justement en 66. Son fils Sélim II surnommé “l’ivrogne” (surnom justifié par sa vie et par sa mort) lui succéda. Il stipula la paix avec Maximilien et s’en retourna à Constantinople pour se divertir, causant l’écœurement de ses ministres et conseillers qui au contraire voulaient continuer la guerre. L’Empire turc, à cette période, se soutenait plus par l’œuvre des renégats ou des chrétiens apostats que par celle des turcs; les premiers généraux et ministres de Soliman et de Sélim, furent autant de renégats (huit sur dix, sous Sélim). Les femmes de leur harem étaient pour la plupart de jeunes chrétiennes faites prisonnières et puis esclaves.
Le plus funeste de ces renégats fut un juif relaps, Joseph Nassy. De juif devenu chrétien au Portugal, de chrétien redevenu juif à Constantinople, il s’était insinué dans les bonnes grâces de Sélim, encore prince héréditaire, en lui fournissant des ducats de Venise et des vins de Chypre. Dès lors il représentait au futur sultan que, par la conquête de Chypre, il aurait l’un et l’autre en abondance. Un jour, dans l’ivresse, Sélim l’embrassa et lui dit: “En vérité, si mes vœux s’accomplissent, tu seras roi de Chypre!” Et le juif fit peindre dans sa maison les armes de ce royaume avec cette inscription: Joseph, roi de Chypre. Sélim, devenu sultan, le nomma duc de Naxos et des Cyclades; mais le royaume de Chypre tenait encore plus au cœur du juif .
Chypre fut donc l’étincelle qui fit éclater les hostilités. L’île de Malte avait été attaquée plusieurs fois par les Turcs, mais l’héroïsme des chevaliers commandés par Jean de La Valette (Grand Maître de l’Ordre Souverain de Malte) empêcha qu’elle tombât aux mains des infidèles. Puis les Ottomans pillèrent l’île de Scio en massacrant, entre autres, deux jeunes princes de la famille Giustiniani (qui gouvernait l’île) de 10 et 12 ans qui avaient refusé d’apostasier. Chypre était sérieusement menacée, et allait tomber entre les mains du Sultan.
Elle appartenait à la république de Venise. Les Turcs firent notifier au gouvernement de la Sérénissime que s’il voulait continuer à être en paix avec le Sultan il devait lui céder le royaume de Chypre. Les villes de Nicosie et de Famagouste (sur l’île de Chypre) furent enlevées en 1570 après un siège de sept semaines pour la première, et de onze mois pour la seconde. Les habitants chrétiens furent tués sauvagement ou réduits en esclavage, parmi lesquels le gouverneur de Famagouste, le vénitien Bragadino qui fut littéralement écorché vif et qui mourut en martyr sans jamais se plaindre et en récitant le psaume Miserere. Les côtes italiennes étaient en danger et étaient effleurées par les bateaux turcs; Pie V se rendit en personne à Ancône pour surveiller les équipements des galères pontificales. Tout ceci n’était que des épisodes d’une plus grande bataille qui devait décider des destinées religieuses de l’Europe. Pie V estimait, justement, que seule une
union des différentes puissances chrétiennes aurait pu remporter un succès décisif contre les Turcs; et il travailla constamment, comme
divinement inspiré, malgré les difficultés et les insuccès, à cette organisation
Après la revendication de Chypre de la part de Sélim, et le refus que lui opposa la Sérénissime, Venise était au bord de la guerre et toute la chrétienté avec elle. Venise demanda aide au Pontife. Pie V réunit le Sacré-Collège et dut affronter les opinions de ceux qui voulaient limiter la lutte aux deux puissances. Il fit remarquer comment la Sérénissime avait déjà aidé le Saint-Siège (et là St Pie V noblement et pour le bien commun laissait de côté tous les malentendus et les difficultés que Venise lui avait créés dans le passé dans la lutte contre l’hérésie en faisant obstacle à l’action de l’Inquisition romaine) et combien il aurait été peu prudent de permettre une défaite vénitienne qui aurait tourné au déshonneur des états italiens et aurait été extrêmement dangereuse pour toute la chrétienté. Pie V équipa douze galères, accorda à la Seigneurie l’autorisation d’imposer des dîmes sur le clergé vénitien, sollicita le roi de France, les princes italiens Emmanuel Philibert de Savoie, Cosme de Médicis, Alphonse d’Este, le Duc de Mantoue, les villes de Gênes et de Lucques et écrit au roi d’Espagne Philippe II en plaidant en faveur de la formation d’une ligue antiturque. « Les termes de la lettre [à Philippe II], et l’espérance de pouvoir une
fois de plus mériter pour les rois d’Espagne le titre de “Majesté Catholique” du fait que, comme dit le Pape, “ce bon fils écoute les prières de sa mère, même quand elle ne peut être entendue de personne”, induisirent Philippe II à aider l’Eglise. Et alors que l’ambassadeur de Venise, Soriano, dit au Pape que Philippe était bien disposé, “le Saint Père, comme dit le même ambassadeur, leva les bras au ciel et remercia Dieu à haute voix” ».
La question du choix de l’amirauté retarda le départ des bateaux espagnols et vénitiens qui s’étaient promptement armés. St Pie V réussit dans un premier temps à mettre d’accord l’Espagne et Venise en confiant le commandement au romain MarcAntoine Colonna; sous ses ordres l’inspecteur Zane commandait les vénitiens et Andrea Doria (gênois) commandait la flotte espagnole. Ce fut à cette époque que les Turcs envahirent Chypre s’emparant de Famagouste et de Nicosie. La flotte chrétienne ne partit que quand elle apprit l’invasion de
l’île; Pie V avait plusieurs fois déploré l’inertie de la Ligue. Mais les dissensions entre les commandants ne s’aplanirent pas. Andrea Doria en répondant de manière orgueilleuse à Colonna, qui lui intimait d’accomplir son devoir, dit qu’au roi d’Espagne revenait la compétence de commander et non pas d’obéir. Après quoi il changea de cap ses bateaux en retournant au port d’ancrage. Le reste de la flotte, ainsi partagée, n’eut plus qu’à se retirer puisqu'autrement elle aurait été la proie facile des musulmans.
Ainsi cette première expédition de 1570 fut un échec, comparable à une fugue, qui aurait découragé quiconque …mais pas St Pie V.
La force d’âme du Saint Père égalait sa foi; et ces deux vertus le soutenaient au milieu de si déprimantes épreuves. Il pensait que les soldats tombés au champ d’honneur pour la défense des intérêts chrétiens seraient des martyrs et devant Dieu des intercesseurs. La perte de tant de vies humaines, vue sous cet angle, devenait avantageuse et la déroute, acceptée comme un sacrifice, méritait à l’Eglise la grâce d’une glorieuse revanche. « Pie V s’établit sans effort dans cette sublimité. Désireux d’assurer à sa résolution la faveur de la Providence, il multiplia les prières, les processions et les jeûnes. “Durant plusieurs jours, dit le cardinal de Sainte Séverine, il s’abstint de toute affaire, pour
vaquer exclusivement à l’oraison”. C’est muni, au préalable, du secours céleste qu’il reprit, sur des bases plus amples et plus solides, l’organisation de la croisade.
Aux derniers jours de 1570, tout semblait compromis, presque ruiné; dès le mois de juillet 1571 la Sainte Ligue était conclue et l'aube de Lépante pointait déjà. Des nonces allèrent plaider la confédération auprès de toutes les cours.
Le roi du Portugal Sébastien, sans repousser les propositions, n’adhéra pas à la Ligue. En France, Charles IX, auprès de qui avait été envoyé le cardinal Alexandrin, « espérait alors se servir du sultan pour écraser Philippe II, et il avait envoyé à Constantinople un plénipotentiaire
huguenot, M. De Gran Campagnes. Aux avances du cardinal-neveu il allégua les traités d’alliance et de commerce [avec la Turquie] qu’il venait lui-même de renouveler; puis, il confirma au Pape son refus par une lettre si cavalière et futile, que Pie V ne put contenir son indignation. (…) Non contents (Charles IX et Catherine de Médicis) de refuser leur concours à la sainte Ligue, ils essayèrent d’en détacher les Vénitiens, et poussèrent à une levée d’armes contre Rome Elisabeth d’Angleterre et les princes luthériens d’Allemagne, en leur soufflant que e Pape s’occupait moins du refoulement des Turcs que de la destruction du protestantisme .
Cette croisade se fit donc sans la France, mais avec la participation de quelques chevaliers français. Bien différente fut la riposte de Philippe II même si Pie V eût à reprocher l’attitude ambiguë d’Andrea Doria lors de la première expédition. Le roi d’Espagne n’écouta pas les
suggestions de ses conseillers qui l’invitaient à la prudence, à penser surtout à la sécurité de ses états. “Avec une largeur de vues digne
d’un prince catholique, il écrivit au Pape que les intérêts de l’Eglise dépassaient les siens, et qu’il confiait à ses prières et à la protection
de Dieu les destinées de son royaume. Pie V en ressentit une joie immense”.
Mais d’autres différends concernant les intérêts particuliers d’une seule puissance et la question financière durent être aplanis par la
patience du saint Pontife; enfin, il était nécessaire de désigner le commandant suprême. Le souvenir de l’échec de la précédente expédition, convainquit les états participants d’abandonner la décision aux mains de Pie V, à condition que la personne choisie ne fût pas sujet de la Sérénissime ou de Philippe II. Après avoir proposé les candidatures du duc d’Anjou (qui déclina l’offre) d’abord et d’Emmanuel-Philibert de Savoie ensuite (ce qui ne plut pas aux espagnols et aux vénitiens, de crainte qu’il puisse se servir de la victoire en faveur de ses
états), St Pie V finit par désigner, pour mieux assurer l’union des puissances, Don Juan d’Autriche, fils naturel de Charles-Quint et donc
demi-frère de Philippe II.
« Ce prince de vingt-quatre ans venait de révéler son mérite dans une expédition contre les Barbaresques et les Maures, et son triomphe atténuait la défiance que pouvait éveiller sa jeunesse. (…) Il croyait le conseil et lui obéissait pour se faire grand. Sous ses ordres, Marc-Antoine Colonna commanderait les galères pontificales; Louis de Requesens et Andrea Doria, les marins et soldats espagnols, et le provéditeur Sébastien Veniero (…) les Vénitiens.
Le 25 mai 1571, Pie V eut enfin la satisfaction de faire signer, dans un consistoire extraordinaire, l’alliance offensive et défensive entre le Saint-Siège, l’Espagne et la République de Venise, contre les Turcs. D’autres princes et gouvernements renforcèrent la Ligue: les ducs de Savoie, de Mantoue, de Ferrare et d’Urbino, qui fournirent des cavaliers et des fantassins, les Républiques de Gênes et de Lucques et le grand duc Cosme de Médicis. Le traité d’alliance comptait vingt-quatre articles. C’est un instrument diplomatique de premier ordre, où les détails nécessaires s’enferment dans une concision rebelle aux échappatoires. (…) “Les différends qui surgiraient entre les contractants seront tranchés par le Pape. Aucune des parties ne pourra conclure de paix ou de trêve, par soi ou par intermédiaire, sans l’assentiment ou
la participation des autres”.
La persévérance de Pie V avait mené à terme une œuvre si malaisée. Est-ce à dire qu’il n’éprouva, chemin faisant, aucune lassitude de ses ennuis? Cette rigidité ne serait point humaine: les événements eurent leur contre-coup dans son âme. (…) Loin de se glorifier d’un résultat dont il pouvait humainement revendiquer l’honneur, il eut hâte d’en bénir le ciel. Les prières des Quarante Heures, et les processions auxquelles il présidait, prouvèrent, une fois de plus, sa grande foi. (…) Tant de foi allait obtenir sa récompense: les flottes alliées cinglaient vers la victoire »
Don Juan d’Autriche reçut dans la cathédrale de Naples le bâton de général en chef et l’étendard béni par le Pape portant l’inscription “Par ce signe tu vaincras”, sous la croix du Sauveur. Le 15 septembre 1571, après qu’en obéissant aux instructions du Pape les soldats furent exhortés à recevoir les sacrements, les navires alliés levèrent l'ancre. La flotte chrétienne était composée de plus de deux cent navires et embarcations divers.
La Chronique
(Première partie)
[size=150] Le Pape de Lépante
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La question de l’union contre les Turcs aurait déjà dû être abordée dans les précédentes parties lorsqu’on a parlé des rapports avec les
différents souverains européens, mais pour éviter des répétitions inutiles et simplifier le développement, j’ai préféré en parler séparément ici. Il est certain que si St Pie V a un grand mérite dans la lutte contre l’hérésie, qu’il a soutenue contre les Ottomans, il a acquis au cours
des siècles une gloire encore plus grande, rendant immortel son nom. C’est à lui que revient le mérite d’avoir ardemment et péniblement
rassemblé les forces chrétiennes pour l’expédition de Lépante, et d’avoir obtenu miraculeusement de Dieu l’annonce de la victoire.
Dans la seconde moitié du XVIème siècle les Turcs étaient au faîte de leur splendeur, et leur faste et les succès de leurs entreprises,
grossis par l’imagination populaire, inspiraient de la crainte unie au respect.
A Constantinople régnait Soliman II le Magnifique, qui avait affirmé à l’occasion de l’expédition de l’Empereur Maximilien aux frontières de la Hongrie, en 1566: “[b]qu’il craignait plus les prières de ce Pape [St Pie V], que toutes les troupes de l’Empereur[/b]”. Soliman, âgé de 72 ans, mourut justement en 66. Son fils Sélim II surnommé “l’ivrogne” (surnom justifié par sa vie et par sa mort) lui succéda. Il stipula la paix avec Maximilien et s’en retourna à Constantinople pour se divertir, causant l’écœurement de ses ministres et conseillers qui au contraire voulaient continuer la guerre. L’Empire turc, à cette période, se soutenait plus par l’œuvre des renégats ou des chrétiens apostats que par celle des turcs; les premiers généraux et ministres de Soliman et de Sélim, furent autant de renégats (huit sur dix, sous Sélim). Les femmes de leur harem étaient pour la plupart de jeunes chrétiennes faites prisonnières et puis esclaves.
Le plus funeste de ces renégats fut un juif relaps, Joseph Nassy. De juif devenu chrétien au Portugal, de chrétien redevenu juif à Constantinople, il s’était insinué dans les bonnes grâces de Sélim, encore prince héréditaire, en lui fournissant des ducats de Venise et des vins de Chypre. Dès lors il représentait au futur sultan que, par la conquête de Chypre, il aurait l’un et l’autre en abondance. Un jour, dans l’ivresse, Sélim l’embrassa et lui dit: “En vérité, si mes vœux s’accomplissent, tu seras roi de Chypre!” Et le juif fit peindre dans sa maison les armes de ce royaume avec cette inscription: Joseph, roi de Chypre. Sélim, devenu sultan, le nomma duc de Naxos et des Cyclades; mais le royaume de Chypre tenait encore plus au cœur du juif .
Chypre fut donc l’étincelle qui fit éclater les hostilités. L’île de Malte avait été attaquée plusieurs fois par les Turcs, mais l’héroïsme des chevaliers commandés par Jean de La Valette (Grand Maître de l’Ordre Souverain de Malte) empêcha qu’elle tombât aux mains des infidèles. Puis les Ottomans pillèrent l’île de Scio en massacrant, entre autres, deux jeunes princes de la famille Giustiniani (qui gouvernait l’île) de 10 et 12 ans qui avaient refusé d’apostasier. Chypre était sérieusement menacée, et allait tomber entre les mains du Sultan.
Elle appartenait à la république de Venise. Les Turcs firent notifier au gouvernement de la Sérénissime que s’il voulait continuer à être en paix avec le Sultan il devait lui céder le royaume de Chypre. Les villes de Nicosie et de Famagouste (sur l’île de Chypre) furent enlevées en 1570 après un siège de sept semaines pour la première, et de onze mois pour la seconde. Les habitants chrétiens furent tués sauvagement ou réduits en esclavage, parmi lesquels le gouverneur de Famagouste, le vénitien Bragadino qui fut littéralement écorché vif et qui mourut en martyr sans jamais se plaindre et en récitant le psaume Miserere. Les côtes italiennes étaient en danger et étaient effleurées par les bateaux turcs; Pie V se rendit en personne à Ancône pour surveiller les équipements des galères pontificales. Tout ceci n’était que des épisodes d’une plus grande bataille qui devait décider des destinées religieuses de l’Europe. Pie V estimait, justement, que seule une
union des différentes puissances chrétiennes aurait pu remporter un succès décisif contre les Turcs; et il travailla constamment, comme
divinement inspiré, malgré les difficultés et les insuccès, à cette organisation
Après la revendication de Chypre de la part de Sélim, et le refus que lui opposa la Sérénissime, Venise était au bord de la guerre et toute la chrétienté avec elle. Venise demanda aide au Pontife. Pie V réunit le Sacré-Collège et dut affronter les opinions de ceux qui voulaient limiter la lutte aux deux puissances. Il fit remarquer comment la Sérénissime avait déjà aidé le Saint-Siège (et là St Pie V noblement et pour le bien commun laissait de côté tous les malentendus et les difficultés que Venise lui avait créés dans le passé dans la lutte contre l’hérésie en faisant obstacle à l’action de l’Inquisition romaine) et combien il aurait été peu prudent de permettre une défaite vénitienne qui aurait tourné au déshonneur des états italiens et aurait été extrêmement dangereuse pour toute la chrétienté. Pie V équipa douze galères, accorda à la Seigneurie l’autorisation d’imposer des dîmes sur le clergé vénitien, sollicita le roi de France, les princes italiens Emmanuel Philibert de Savoie, Cosme de Médicis, Alphonse d’Este, le Duc de Mantoue, les villes de Gênes et de Lucques et écrit au roi d’Espagne Philippe II en plaidant en faveur de la formation d’une ligue antiturque. « Les termes de la lettre [à Philippe II], et l’espérance de pouvoir une
fois de plus mériter pour les rois d’Espagne le titre de “Majesté Catholique” du fait que, comme dit le Pape, “ce bon fils écoute les prières de sa mère, même quand elle ne peut être entendue de personne”, induisirent Philippe II à aider l’Eglise. Et alors que l’ambassadeur de Venise, Soriano, dit au Pape que Philippe était bien disposé, “le Saint Père, comme dit le même ambassadeur, leva les bras au ciel et remercia Dieu à haute voix” ».
La question du choix de l’amirauté retarda le départ des bateaux espagnols et vénitiens qui s’étaient promptement armés. St Pie V réussit dans un premier temps à mettre d’accord l’Espagne et Venise en confiant le commandement au romain MarcAntoine Colonna; sous ses ordres l’inspecteur Zane commandait les vénitiens et Andrea Doria (gênois) commandait la flotte espagnole. Ce fut à cette époque que les Turcs envahirent Chypre s’emparant de Famagouste et de Nicosie. La flotte chrétienne ne partit que quand elle apprit l’invasion de
l’île; Pie V avait plusieurs fois déploré l’inertie de la Ligue. Mais les dissensions entre les commandants ne s’aplanirent pas. Andrea Doria en répondant de manière orgueilleuse à Colonna, qui lui intimait d’accomplir son devoir, dit qu’au roi d’Espagne revenait la compétence de commander et non pas d’obéir. Après quoi il changea de cap ses bateaux en retournant au port d’ancrage. Le reste de la flotte, ainsi partagée, n’eut plus qu’à se retirer puisqu'autrement elle aurait été la proie facile des musulmans.
Ainsi cette première expédition de 1570 fut un échec, comparable à une fugue, qui aurait découragé quiconque …mais pas St Pie V.
La force d’âme du Saint Père égalait sa foi; et ces deux vertus le soutenaient au milieu de si déprimantes épreuves. Il pensait que les soldats tombés au champ d’honneur pour la défense des intérêts chrétiens seraient des martyrs et devant Dieu des intercesseurs. La perte de tant de vies humaines, vue sous cet angle, devenait avantageuse et la déroute, acceptée comme un sacrifice, méritait à l’Eglise la grâce d’une glorieuse revanche. « Pie V s’établit sans effort dans cette sublimité. Désireux d’assurer à sa résolution la faveur de la Providence, il multiplia les prières, les processions et les jeûnes. “Durant plusieurs jours, dit le cardinal de Sainte Séverine, il s’abstint de toute affaire, pour
vaquer exclusivement à l’oraison”. C’est muni, au préalable, du secours céleste qu’il reprit, sur des bases plus amples et plus solides, l’organisation de la croisade.
Aux derniers jours de 1570, tout semblait compromis, presque ruiné; dès le mois de juillet 1571 la Sainte Ligue était conclue et l'aube de Lépante pointait déjà. Des nonces allèrent plaider la confédération auprès de toutes les cours.
Le roi du Portugal Sébastien, sans repousser les propositions, n’adhéra pas à la Ligue. En France, Charles IX, auprès de qui avait été envoyé le cardinal Alexandrin, « espérait alors se servir du sultan pour écraser Philippe II, et il avait envoyé à Constantinople un plénipotentiaire
huguenot, M. De Gran Campagnes. Aux avances du cardinal-neveu il allégua les traités d’alliance et de commerce [avec la Turquie] qu’il venait lui-même de renouveler; puis, il confirma au Pape son refus par une lettre si cavalière et futile, que Pie V ne put contenir son indignation. (…) Non contents (Charles IX et Catherine de Médicis) de refuser leur concours à la sainte Ligue, ils essayèrent d’en détacher les Vénitiens, et poussèrent à une levée d’armes contre Rome Elisabeth d’Angleterre et les princes luthériens d’Allemagne, en leur soufflant que e Pape s’occupait moins du refoulement des Turcs que de la destruction du protestantisme .
Cette croisade se fit donc sans la France, mais avec la participation de quelques chevaliers français. Bien différente fut la riposte de Philippe II même si Pie V eût à reprocher l’attitude ambiguë d’Andrea Doria lors de la première expédition. Le roi d’Espagne n’écouta pas les
suggestions de ses conseillers qui l’invitaient à la prudence, à penser surtout à la sécurité de ses états. “Avec une largeur de vues digne
d’un prince catholique, il écrivit au Pape que les intérêts de l’Eglise dépassaient les siens, et qu’il confiait à ses prières et à la protection
de Dieu les destinées de son royaume. Pie V en ressentit une joie immense”.
Mais d’autres différends concernant les intérêts particuliers d’une seule puissance et la question financière durent être aplanis par la
patience du saint Pontife; enfin, il était nécessaire de désigner le commandant suprême. Le souvenir de l’échec de la précédente expédition, convainquit les états participants d’abandonner la décision aux mains de Pie V, à condition que la personne choisie ne fût pas sujet de la Sérénissime ou de Philippe II. Après avoir proposé les candidatures du duc d’Anjou (qui déclina l’offre) d’abord et d’Emmanuel-Philibert de Savoie ensuite (ce qui ne plut pas aux espagnols et aux vénitiens, de crainte qu’il puisse se servir de la victoire en faveur de ses
états), St Pie V finit par désigner, pour mieux assurer l’union des puissances, Don Juan d’Autriche, fils naturel de Charles-Quint et donc
demi-frère de Philippe II.
« Ce prince de vingt-quatre ans venait de révéler son mérite dans une expédition contre les Barbaresques et les Maures, et son triomphe atténuait la défiance que pouvait éveiller sa jeunesse. (…) Il croyait le conseil et lui obéissait pour se faire grand. Sous ses ordres, Marc-Antoine Colonna commanderait les galères pontificales; Louis de Requesens et Andrea Doria, les marins et soldats espagnols, et le provéditeur Sébastien Veniero (…) les Vénitiens.
Le 25 mai 1571, Pie V eut enfin la satisfaction de faire signer, dans un consistoire extraordinaire, l’alliance offensive et défensive entre le Saint-Siège, l’Espagne et la République de Venise, contre les Turcs. D’autres princes et gouvernements renforcèrent la Ligue: les ducs de Savoie, de Mantoue, de Ferrare et d’Urbino, qui fournirent des cavaliers et des fantassins, les Républiques de Gênes et de Lucques et le grand duc Cosme de Médicis. Le traité d’alliance comptait vingt-quatre articles. C’est un instrument diplomatique de premier ordre, où les détails nécessaires s’enferment dans une concision rebelle aux échappatoires. (…) “Les différends qui surgiraient entre les contractants seront tranchés par le Pape. Aucune des parties ne pourra conclure de paix ou de trêve, par soi ou par intermédiaire, sans l’assentiment ou
la participation des autres”.
La persévérance de Pie V avait mené à terme une œuvre si malaisée. Est-ce à dire qu’il n’éprouva, chemin faisant, aucune lassitude de ses ennuis? Cette rigidité ne serait point humaine: les événements eurent leur contre-coup dans son âme. (…) Loin de se glorifier d’un résultat dont il pouvait humainement revendiquer l’honneur, il eut hâte d’en bénir le ciel. Les prières des Quarante Heures, et les processions auxquelles il présidait, prouvèrent, une fois de plus, sa grande foi. (…) Tant de foi allait obtenir sa récompense: les flottes alliées cinglaient vers la victoire »
Don Juan d’Autriche reçut dans la cathédrale de Naples le bâton de général en chef et l’étendard béni par le Pape portant l’inscription “Par ce signe tu vaincras”, sous la croix du Sauveur. Le 15 septembre 1571, après qu’en obéissant aux instructions du Pape les soldats furent exhortés à recevoir les sacrements, les navires alliés levèrent l'ancre. La flotte chrétienne était composée de plus de deux cent navires et embarcations divers.