L’obéissance et le jugement.
Le précepte est reçu par l’intelligence.
L’obéissance exige le jugement.
Obéir, c’est régler humainement et librement sa conduite d’après le "commandement" du détenteur de l’autorité.
Une activité libre est guidée par l’intelligence : celui qui obéit doit faire sienne l’idée du détenteur de l’autorité avec sa volonté, intelligence, ses capacités. La difficulté c’est qu’il est difficile de juger de tout selon sa volonté. D’abord, nul n’en a le droit : il y a une morale de l’intelligence. Aussi le jugement dépend en premier lieu d’une chose sur laquelle le détenteur de l’autorité n’a pas de prise :
la lumière objective de la vérité. Et il est clair que le détenteur de l’autorité ne fait pas la vérité...
Pour exprimer les choses autrement, le détenteur de l'autorité ne peut pas faire dire à quelqu’un qu’une chose est blanche, s’il pense qu’elle est noire. Il ne peut pas non plus faire dire à quelqu'un qu'une chose est autorisée si elle est interdite.
Il y a des jugements par lesquels je peux me prononçer sur ce qui est, tel que je le constate. Ou encore des jugements par lesquels je ne fais que décrire ce qui est conforme à la nature des choses. Saint Thomas appelle ce genre de jugements des
jugements spéculatifs.
Mais je peux aussi faire porter mon jugement sur des objets de connaissance pratique ou sur des règles d’action. Ce sont aussi des jugements spéculatifs : leur vérité propre se prend de la conformité à ce qui est. D’ailleurs, ce n’est pas l’intelligence qui mesure, c’est l’objet.
Il y a d’autres jugements, par lesquels je ne peux pas me prononcer sur la vérité des choses. Le rôle de ces jugements est de permettre de réalisation quelque chose, mais seulement pour conformer cette chose à mon jugement et non pas l’inverse. Ces jugements fondent l’action, pour qu’elle devienne vraie par adéquation à son idée directrice.
Sur le jugement, on peut lire, dans la Prima Secundae, la question 57, article 5, solution 3:
Le vrai de l’intellect pratique se prend autrement que celui de l’intellect spéculatif, dit l’Éthique. Le vrai de l’intellect spéculatif dépend de la conformité de l’intelligence avec la réalité. Et comme cette conformité ne peut avoir lieu d’une manière infaillible dans les choses contingentes, mais seulement dans les choses nécessaires, il s’ensuit qu’un habitus spéculatif n’est jamais une vertu intellectuelle en matière contingente, elle ne l’est qu’en matière nécessaire. – Mais le vrai de l’intellect pratique dépend de la conformité avec l’appétit rectifié. Et c’est là une conformité qui n’a pas de place dans les choses nécessaires, puisqu’elles ne sont pas le fait de la volonté humaine. Cette conformité n’a lieu que dans les choses contingentes qui peuvent être faites par nous, soit qu’il s’agisse de la conduite à tenir nous-mêmes, soit qu’il s’agisse d’objets extérieurs à fabriquer. Et voilà comment il n’y a de vertu de l’intellect pratique qu’en matière contingente ; en matière de fabrication, c’est l’art ; en matière de conduite, la prudence. »
Ici, le jugement n’est pas mesuré par l’action, c’est lui qui la mesure. C’est lui qui régit l’exercice de ma liberté : je vais faire ceci plutôt que cela, et je vais le faire de cette façon plutôt qu’autrement. Aussi, il dépend bien de moi de poser un jugement définitif plutôt qu’un autre pour en faire l’idée directrice de mon action. C’est ce que saint Thomas appelle un
jugement pratique.
Cette distinction entre jugement spéculatif et jugement pratique permet de situer exactement la manière dont on doit obéir au "précepte" ou "commandement". Par définition, le "précepte" me prescrit un acte à faire, une conduite à tenir. En conséquence, le "précepte" ne peut pas porter sur ce qui ne dépend pas de moi. C'est une règle à suivre dans l’usage de ma liberté: il ne m’atteint directement qu’au niveau du jugement pratique.
Le jugement spéculatif ne dépend pas du détenteur de l’autorité. Du moins pas du détenteur humain de l’autorité. Si je pense qu’il est mal de désobéir aux commandements de Dieu, à ceux de l’Eglise, qu'il est moralement mauvais de nier les définitions dogmatiques ou de refuser catégoriquement de recevoir l’enseignement du Magistère ordinaire de l’Eglise catholique, aucun détenteur de l’autorité, fut-il Evêque, ne pourra jamais me donner l’ordre de penser le contraire. Et, si par une extraordinaire impudence un laïc, un prêtre ou même un Evêque en venaient à me donner un tel ordre, cet ordre serait nul et non avenu. Sans aborder ici la question même de savoir si l’obéissance peut porter sur des actes purement intérieurs, l’ordre serait nul et non avenu. Dans ce cas, il n’est d'ailleurs même pas besoin d’écrire que l’obligation à l’obéissance n’a pas lieu d’être...
En ce qui concerne le jugement pratique, c’est-à-dire le jugement qui commande l’exercice de ma liberté, il est soumit au détenteur de l’autorité dans l’ordre et les limites précises de son autorité. Ce qui veut dire très clairement qu’il n’est jamais soumis totalement à un homme.
Dans la Secunda secundae, question 104, article 5, solution 2
« L’homme est soumis à Dieu de façon absolue, pour tout : intérieurement et extérieurement. Or les sujets ne sont pas soumis à leurs supérieurs en toutes choses mais seulement dans un domaine déterminé. »
La limite du commandement valable, c’est en conséquence l’abus de pouvoir : le détenteur de l’autorité n’est jamais le seul à m’indiquer où ce trouve mon devoir. L’usage de ma liberté, et donc la détermination de mes jugements pratiques dépend aussi d’autres obligations que celle de son "commandement".
C'est qu'en vertu de ma conscience, je suis responsable de tout ce que je fais librement. Même de ma libre obéissance.
Secunda secundae, question 50, article 2
« Mais quand des hommes sont esclaves ou sujets, ils sont soumis à la motion des autres par voie de commandement, de telle sorte qu’ils se meuvent cependant eux-mêmes par leur libre arbitre.
C’est pourquoi une certaine rectitude de gouvernement doit se trouver en eux, par laquelle ils puissent se diriger eux-mêmes dans l’obéissance qu’ils accordent à leurs princes »
Il serait ainsi particulièrement absurde de penser que le "commandement" du détenteur de l’autorité me "couvre" et que toute la responsabilité des actions engagées retombera finalement sur lui et pas sur moi : de toute façon, la responsabilité d’avoir obéi me restera puisque j’ai obéi librement.
Doctrine exposée dans le traité De Veritate, à la question 17, article 5, solution 4.
"L’inférieur n’a pas à juger du précepte de son supérieur, mais il a à juger de l’accomplissement du précepte pour la partie qui le concerne. En effet, chacun est tenu d’examiner ses actes à la lumière de la science qu’il tient de Dieu, que cette science soit innée, acquise ou infuse : tout homme doit en effet agir selon sa raison."
Par exemple, si je pense qu’il est mal de désobéir aux commandements de Dieu, à ceux de l’Eglise; qu'il est mal de nier les définitions dogmatiques ou de refuser catégoriquement de recevoir l’enseignement du Magistère ordinaire de l’Eglise catholique : non seulement personne ne peut me commander de penser le contraire (ordre du jugement spéculatif), mais personne ne peut m’ordonner de désobéir aux commandements de Dieu, à ceux de l’Eglise, et puis de nier les définitions dogmatiques ou de refuser catégoriquement de recevoir l’enseignement du Magistère ordinaire de l’Eglise catholique (ordre du jugement pratique).
Ceux qui donneraient un pareil commandement - et puis viendraient de surcroît devant mon refus catégorique, m'affirmer que "je me soustrais à leur obéissance légitime", ou même que "j’oppose alors à l’obéissance une obéissance plus haute que la leur", auraient certes une certaine conception de l’obéissance - mais qui ne serait pas catholique : d’ailleurs, il n’est même plus question non plus d’obéissance à ce niveau-là. Le commandement est nul et non avenu.
Parce qu’effectivement, dans un tel cas, j’obéis à une autorité supérieure à toute autre: à Dieu lui-même en fait, dont la loi non écrite est inscrite dans ma conscience. Dans un tel cas, le commandement humain n’est plus qu’un abus de pouvoir, il est sans valeur, ni valeur d’obligation. Ni valeur d’excuse d’ailleurs.
Prima secundae, question 33, article 7, solution 5.
"On ne doit pas obéir à un supérieur contre un précepte divin (…) Car si un prélat portait un précepte allant contre cet ordre qui a été établi par Dieu, et lui-même qui a commandé, et celui qui obéirait, tous deux pécheraient comme agissant contre le précepte du Seigneur : dans ce cas, il ne faudrait pas obéir à ce prélat."
Bien entendu, les exemples cités sont "énormes" - "rares", "exceptionnels", si tant est qu'on les rencontre "en réalité"... Mais la question n'en reste pas moins de savoir si l'on peut-on se permettre cette sorte d’"objection de conscience" dès qu’on se trouve en désaccord avec les présupposés spéculatifs du commandement du détenteur de l’autorité légitime.
Si oui, cela reviendrait, certainement, à détruire radicalement toute idée d’obéissance. Cela voudrait aussi dire que l’on ne s’incline pas devant la directive du détenteur de l’autorité parce qu’il a autorité, mais seulement parce qu’on voit qu’il a raison ; ce n’est plus de l’obéissance.
Tant que le commandement reste dans le domaine où le détenteur de l’autorité a autorité et n’est pas annulé par le précepte d’une autorité plus élevée, je suis donc tenu d’obéir, c’est-à-dire de faire mienne pratiquement son commandement comme jugement pratique réglant mon action, alors même que spéculativement je continue à penser (ce qui peut être mon droit et sera parfois mon devoir) qu’il y avait beaucoup mieux à faire.
Il y a dans ce cas deux manières d’obéir. L’une est purement « matérielle » : faire ressortir tous les "inconvénients" du "commandement" donné et le rendre plus encore "plein d'inconvénients" qu'il n'est en réalité, mais cela revient à ne pas obéir. L’autre manière, plus intelligente,
consiste au contraire à faire tous ses efforts pour remédier aux inconvénients du commandement donné...
A condition, bien entendu, qu'une telle possibilité soit possible...
V.