par Crosswind » sam. 26 oct. 2019, 9:44
Fernand Poisson a écrit : ↑jeu. 17 oct. 2019, 10:08
Vous tenez d'après moi le raisonnement suivant :
(a) Une faculté relative ne peut me donner aucune certitude absolue.
(b) La rationalité humaine est une faculté relative à l'individu qui en fait usage.
(c) Donc la rationalité humaine ne peut me donner aucune certitude absolue.
Ma réponse, c'est que vous êtes dès lors contraint à la conclusion suivante :
(d) La distinction entre relatif et absolu appartient à la rationalité humaine.
(e) Donc la distinction entre relatif et absolu ne peut me donner aucune certitude absolue.
Mais si vous acceptez (e), alors vous ne pouvez pas poser (a) comme une certitude. Et si (a) est incertaine, alors tout le reste de votre raisonnement l'est aussi.
Mais, précisément et je le répète ici encore, je ne distingue pas absolument entre le relatif et l'absolu. Je dis : si tout se passe
comme s'il existait un "en soi" opposé à un "pour nous", je ne peux pas déduire l'existence métaphysique de cette opposition, de l'existence de ces entités dans leur face-à-face. En cela, je vous l'accorde volontiers, la distinction entre relatif et absolu ne peut nous mener à une quelconque affirmation sur l'absolu (au demeurant, ce serait un raisonnement circulaire, voire tautologique, que d'affirmer l'absolu en le présupposant ; séparer le relatif de l'absolu revient
de facto à poser un absolu). Il n'est donc jamais distingué au sein de mon discours, sur le plan métaphysique/ontologique, entre un "ici" et un "là-bas", mais bien un "ici" et un "là-bas" présents sur le plan de l'expérience vécue. J'éprouve une sensation de finitude, mais je ne la démontre pas, j'ai l'impression d'être jeté dans un monde, mais je n'avance pas de preuve rationnelle de l'existence métaphysique de ce monde tel que je le perçois. Puisque cette sensation de finitude est d'abord et avant tout mienne, je ne peux rien déduire de cette expérience : aucune expérience de pensée ne peut sortir de son expérience, par essence, puisque sitôt pensée, elle appartient au penseur. Dans cette optique, les mathématiques ne prétendent pas plus à une tranche de vérité qu'une autre opération de raisonnement.
En réalité, le point a devrait s'écrire dans cette toute autre perception : "aucune pensée ne peut sortir d'elle-même". C'est un constat : toute pensée est pensée pour moi. Je répète alors mon exemple favori : Les nuages pourraient s'écarter dans un vacarme apocalyptique, des bourrasques de lumière encadrer un Grand Barbu tonnant, que ce spectacle serait toujours un spectacle pour moi, dont le contenu ne pourra jamais être vu autrement que par le prisme de la subjectivité, puisque
je le vois. Pire encore : "je" pourrais devenir "vous" que "nous" serions encore et toujours "je". Et "je" pourrait encore bien devenir l'ensemble des "vous" que, inéluctablement, ce "nous" ne serait qu'un et qu'un seul "je". La subjectivité est insurpassable sitôt qu'une conscience réflexive se donne, car elle lui est consubstantielle.
Si donc il ne m'est pas nécessaire d'opposer un relatif à un absolu pour rester conséquent et bloquer tout accès à un hypothétique absolu, rien ne m'empêche cependant de franchir une étape supplémentaire : la reconnaissance du fait plein et entier du fait qu'il y a. Attention, il ne s'agit pas, ici encore, d'évoquer une quelconque substance à la sauce spinoziste, non. Simplement se rendre compte que, au moment où je me rends compte, il y a ce "miracle", cet étonnement vertigineux de l'expérience, du donné. Peu importe le contenu de ce donné (Dieu, science ou autre), c'est le "contenant" qui importe. Mais attention encore, le mot "contenant" est dangereux car il peut très vite faire croire qu'il est question d'un véritable contenant, d'une méta-structure substantielle. Or il ne s'agit pas de cela.
Fernand Poisson a écrit : ↑jeu. 17 oct. 2019, 10:08
Votre erreur vient du fait que vous considériez (a) comme une méta-proposition qui s'imposerait à tous, de sorte que lorsqu'on vous dit, « x est une preuve de l'existence de Dieu », vous vous sentez fondés à répondre « x est une preuve de l'existence de Dieu
pour vous ». Or de l'affirmation même de (a), on doit déduire que (a) n'est pas une proposition certaine et qu'elle est donc sans force dans le débat.
Si l'on part du point a formulé par vous, c'est évident. Mais pas si l'on part du point a, reformulé par moi. Ce que vous me reprochez est, je l'ai déjà mentionné, connu : en somme, vous m'accusez (au sens dialectique !) de me contredire lorsque j'affirme absolument l'impossibilité de l'absolu. Et vous avez entièrement raison. Mais ce que je dis est tout à fait différent : toute pensée est pensée propre et, par là, son contenu est relatif à lui-même. Je peux associer les concepts que je veux, les confronter aux expériences que je veux, ces concepts et ces expériences seront toujours un fait de conscience propre, et par là même consubstantiellement incapables de s'oublier lors du processus
avec certitude. Mettez-moi sous le nez tous les raisonnements que vous voulez, ces raisonnements seront à jamais condamnés à la plausibilité sous-jacente à une forme de croyance. Alors, bien entendu, on peut passer outre et faire appel à la foi. Ce que vous faites en choisissant de
croire qu'une partie au moins de l'expérience est le reflet d'une vérité. Et même mieux potentiellement, que cette vérité est accessible.
En science, adopter ou non cette croyance déchire les courants de pensées principaux. Détail amusant, la physique moderne, si elle ne démontrer pas l'inexistence d'un substrat caractérisé, force son interprétation ontologique à la contradiction. C'est en cela que certains, et non des moindres de ses créateurs, ont poussé pour une interprétation strictement non métaphysique de cette théorie…
Fernand Poisson a écrit : ↑jeu. 17 oct. 2019, 10:08
Crosswind a écrit :Vous imputez aux néo-kantiens de faire appel à ce que d'aucuns nomment une contradiction pragmatique, pour vous emparer dans la foulée du même mode de contradiction pour établir votre critique. La contradiction pragmatique signifie en substance qu'il est impossible de penser ne pas penser, du fait qu'on le pense. Ramené à notre situation, et à votre critique, cela se traduit par la contradiction qu'il y a à affirmer au sujet de la raison, par la raison, son impuissance à toute affirmation. L'argument est connu depuis des lustres, et vaut son pesant de cacahouètes. Seulement, le fond de commerce néo-kantien ne tient pas dans la contradiction pragmatique, mais dans une contradiction d'un ordre supérieur, dite existentielle. La contradiction pragmatique s'inscrit dans la durée, la contradiction existentielle dans le présent vécu de son instant. La première relève d'une logique qui ne peut faire autrement, pour se déployer, que s'inscrire dans une chronologie, la seconde du choc de l'éprouvé instantané. La contradiction existentielle se résume en quelque sorte à une contradiction pragmatique ramenée à son point originel, vécue au moment même où elle se déploie, et seulement à celui-là : c'est la secousse du cogito cartésien. Toute pensée d'absolu, est pensée. Tout contenu de pensée, et bien sûr l'idée même de pensée, est toujours et avant tout pensée.
C'est la découverte immédiate, commotionnelle, du substrat innommé de tout contenu d'expérience.
Pour autant, il ne s'agit pas de dénier le sens de la vie. Au contraire. Sachant bien qu'aucun contenu d'expérience ne pourra jamais rationnellement nous montrer l'absolu avec certitude, rien n'empêche de nous inscrire dynamiquement dans une expérience sans cesse renouvelée. En cela, les sciences ne sont en rien condamnées au silence, que du contraire. Ni même les religions, quelque part.
J'ai du mal à comprendre votre réponse, alors je vais la reformuler. Dites-moi si je me trompe. Vous dites que la contradiction que j'établis plus haut dans votre raisonnement ne se situe pas au niveau de la rationalité discursive mais au niveau « existentiel ». Vous avancez ainsi qu'elle s'impose à tous de manière indépassable, en renvoyant chacun à l'honnêteté de son expérience vécue. Ce serait une expérience « constitutive » de notre rationalité, au-dessus de laquelle celle-ci ne peut pas passer.
Permettez-moi d'abord deux remarques préliminaires, qui sont d'importance parce qu'il me semble que vous cernez mal quelle est ma position (comme peut-être je cerne mal la vôtre) :
Parfaitement. JE pense avoir pleinement répondu désormais à vos deux remarques ci-dessous? Dites-moi si des zones d'ombre subsistent…?
Fernand Poisson a écrit : ↑jeu. 17 oct. 2019, 10:08
1) Je n'ai pas parlé du cogito. Je ne crois pas que le doute hyperbolique cartésien soit une bonne voie d'accès à la vérité. Je me situe, plus simplement, du côté du sens commun, qui non seulement ne doute pas de son existence mais est aussi certain de celle du monde extérieur, qui est au moins dans une certaine mesure tel que la perception nous le découvre. Ce que j'appelle « argument pragmatique » tient à la réussite de notre action sur le monde, pas à l'irréductibilité de notre propre pensée.
Je peux comprendre votre position, mais l'incertitude qu'elle comporte me pousse à ne pas l'adopter. Rien ne me garantit absolument que l'action ressentie en soit vraiment une. Vous partez d'un acte de foi, ce que je me refuse à faire.
Fernand Poisson a écrit : ↑jeu. 17 oct. 2019, 10:08
2) Vous ne cherchez à contredire mon argumentaire que dans son versant négatif, autrement dit à vous dédouaner des reproches de contradiction et d'incohérence que je vous fais. Or j'ai également formulé deux arguments positifs (réussite de notre action, genèse de notre rationalité dans le champ de l'expérience), par ailleurs assez classiques, que vous continuez à passer sous silence.
À mon sens, il y a bien une expérience qui s'approche de celle que vous décrivez : celle où je me découvre comme être limité, ou je prends conscience que je ne suis pas le Tout et que ce n'est pas moi qui me donne mon être. Je découvre en ce sens ma relativité. Mais cette relativité n'exclut pas que mes sensations me mettent en contact avec le monde extérieur. C'est même l'expérience commune : si nous pouvons distinguer la sensation du rêve ou du souvenir, c'est bien qu'elle n'est pas que pensée. Ma sensation est relative en ce qu'elle ne constitue qu'un certain point de vue limité sur le monde, qu'elle ne m'y donne accès que depuis une certaine position (celle que j'occupe). Mais elle ne m'y donne pas moins accès.
C'est à ce paragraphe que je vous réponds plus haut : l'expérience de limite ne démontre en rien l'existence d'un Tout qui nous dépasserait. Mais, et cela est important, elle ne l'infirme pas non plus. L'expérience dont je parle pousse un cran en-deçà : elle vise le fait d'expérience pure, sans contenu.
Fernand Poisson a écrit : ↑jeu. 17 oct. 2019, 10:08
Je ne nie pas qu'une expérience telle que celle que vous évoquez puisse exister : je suis moi-même passé par là. J'en nie en revanche le caractère fondamental et universel. Il s'agit d'une lubie abstraite, construite par l'intelligence, qui scie ainsi la branche sur laquelle elle est assise et tombe dans la circularité que j'exposais plus haut. Je ne vois pas comment on peut s'appuyer dessus pour justifier quoi que ce soit.
J'espère, à nouveau, que vous comprendrez en quoi il n'y a aucune circularité dans ce raisonnement : on ne part pas de la raison (de la contradiction pragmatique), mais du vécu (la contradiction existentielle). Et vous avez raison : on ne peut rien justifier avec cela. Rien d'absolu. Aucun modèle mathématique, aucune formulation physique ni aucune religion ne peuvent prétendre à refléter une quelconque Vérité. La prise de conscience profonde du fait massif de l'éprouvé, si étroitement soi mais omni-englobant, suffit à vivre l'absolu plutôt qu'à le déduire. C'est un absolu permanent, proche et lointain, immanent dans le fait d'être.
Quelque part, il y a du mystique dans cette prise de conscience, mais une mystique si puissante, existentielle, qu'elle rend toutes les autres histoires métaphysiques, qu'elles soient scientifiques ou religieuses, totalement inopérantes, tout en témoignant par leur expérience même de la splendeur saturante de l'existence. Je ne suis pas loin de penser qu'une compréhension pleine et entière de Spinoza rapprocherait son lecteur de cet état : la joie du constat estomaquant
de l'existence surpasse toute histoire
dans l'existence.
Et cela n'empêche nullement de faire de la science, sur un mode pragmatique.
[quote="Fernand Poisson" post_id=409263 time=1571299708 user_id=17208]
Vous tenez d'après moi le raisonnement suivant :
(a) Une faculté relative ne peut me donner aucune certitude absolue.
(b) La rationalité humaine est une faculté relative à l'individu qui en fait usage.
(c) Donc la rationalité humaine ne peut me donner aucune certitude absolue.
Ma réponse, c'est que vous êtes dès lors contraint à la conclusion suivante :
(d) La distinction entre relatif et absolu appartient à la rationalité humaine.
(e) Donc la distinction entre relatif et absolu ne peut me donner aucune certitude absolue.
Mais si vous acceptez (e), alors vous ne pouvez pas poser (a) comme une certitude. Et si (a) est incertaine, alors tout le reste de votre raisonnement l'est aussi.
[/quote]
Mais, précisément et je le répète ici encore, je ne distingue pas absolument entre le relatif et l'absolu. Je dis : si tout se passe [i]comme s'il[/i] existait un "en soi" opposé à un "pour nous", je ne peux pas déduire l'existence métaphysique de cette opposition, de l'existence de ces entités dans leur face-à-face. En cela, je vous l'accorde volontiers, la distinction entre relatif et absolu ne peut nous mener à une quelconque affirmation sur l'absolu (au demeurant, ce serait un raisonnement circulaire, voire tautologique, que d'affirmer l'absolu en le présupposant ; séparer le relatif de l'absolu revient [i]de facto[/i] à poser un absolu). Il n'est donc jamais distingué au sein de mon discours, sur le plan métaphysique/ontologique, entre un "ici" et un "là-bas", mais bien un "ici" et un "là-bas" présents sur le plan de l'expérience vécue. J'éprouve une sensation de finitude, mais je ne la démontre pas, j'ai l'impression d'être jeté dans un monde, mais je n'avance pas de preuve rationnelle de l'existence métaphysique de ce monde tel que je le perçois. Puisque cette sensation de finitude est d'abord et avant tout mienne, je ne peux rien déduire de cette expérience : aucune expérience de pensée ne peut sortir de son expérience, par essence, puisque sitôt pensée, elle appartient au penseur. Dans cette optique, les mathématiques ne prétendent pas plus à une tranche de vérité qu'une autre opération de raisonnement.
En réalité, le point a devrait s'écrire dans cette toute autre perception : "aucune pensée ne peut sortir d'elle-même". C'est un constat : toute pensée est pensée pour moi. Je répète alors mon exemple favori : Les nuages pourraient s'écarter dans un vacarme apocalyptique, des bourrasques de lumière encadrer un Grand Barbu tonnant, que ce spectacle serait toujours un spectacle pour moi, dont le contenu ne pourra jamais être vu autrement que par le prisme de la subjectivité, puisque [b]je[/b] le vois. Pire encore : "je" pourrais devenir "vous" que "nous" serions encore et toujours "je". Et "je" pourrait encore bien devenir l'ensemble des "vous" que, inéluctablement, ce "nous" ne serait qu'un et qu'un seul "je". La subjectivité est insurpassable sitôt qu'une conscience réflexive se donne, car elle lui est consubstantielle.
Si donc il ne m'est pas nécessaire d'opposer un relatif à un absolu pour rester conséquent et bloquer tout accès à un hypothétique absolu, rien ne m'empêche cependant de franchir une étape supplémentaire : la reconnaissance du fait plein et entier du fait qu'il y a. Attention, il ne s'agit pas, ici encore, d'évoquer une quelconque substance à la sauce spinoziste, non. Simplement se rendre compte que, au moment où je me rends compte, il y a ce "miracle", cet étonnement vertigineux de l'expérience, du donné. Peu importe le contenu de ce donné (Dieu, science ou autre), c'est le "contenant" qui importe. Mais attention encore, le mot "contenant" est dangereux car il peut très vite faire croire qu'il est question d'un véritable contenant, d'une méta-structure substantielle. Or il ne s'agit pas de cela.
[quote="Fernand Poisson" post_id=409263 time=1571299708 user_id=17208]
Votre erreur vient du fait que vous considériez (a) comme une méta-proposition qui s'imposerait à tous, de sorte que lorsqu'on vous dit, « x est une preuve de l'existence de Dieu », vous vous sentez fondés à répondre « x est une preuve de l'existence de Dieu [i]pour vous[/i] ». Or de l'affirmation même de (a), on doit déduire que (a) n'est pas une proposition certaine et qu'elle est donc sans force dans le débat.[/quote]
Si l'on part du point a formulé par vous, c'est évident. Mais pas si l'on part du point a, reformulé par moi. Ce que vous me reprochez est, je l'ai déjà mentionné, connu : en somme, vous m'accusez (au sens dialectique !) de me contredire lorsque j'affirme absolument l'impossibilité de l'absolu. Et vous avez entièrement raison. Mais ce que je dis est tout à fait différent : toute pensée est pensée propre et, par là, son contenu est relatif à lui-même. Je peux associer les concepts que je veux, les confronter aux expériences que je veux, ces concepts et ces expériences seront toujours un fait de conscience propre, et par là même consubstantiellement incapables de s'oublier lors du processus [i]avec certitude[/i]. Mettez-moi sous le nez tous les raisonnements que vous voulez, ces raisonnements seront à jamais condamnés à la plausibilité sous-jacente à une forme de croyance. Alors, bien entendu, on peut passer outre et faire appel à la foi. Ce que vous faites en choisissant de [b]croire[/b] qu'une partie au moins de l'expérience est le reflet d'une vérité. Et même mieux potentiellement, que cette vérité est accessible.
En science, adopter ou non cette croyance déchire les courants de pensées principaux. Détail amusant, la physique moderne, si elle ne démontrer pas l'inexistence d'un substrat caractérisé, force son interprétation ontologique à la contradiction. C'est en cela que certains, et non des moindres de ses créateurs, ont poussé pour une interprétation strictement non métaphysique de cette théorie…
[quote="Fernand Poisson" post_id=409263 time=1571299708 user_id=17208]
[quote="Crosswind"]Vous imputez aux néo-kantiens de faire appel à ce que d'aucuns nomment une contradiction pragmatique, pour vous emparer dans la foulée du même mode de contradiction pour établir votre critique. La contradiction pragmatique signifie en substance qu'il est impossible de penser ne pas penser, du fait qu'on le pense. Ramené à notre situation, et à votre critique, cela se traduit par la contradiction qu'il y a à affirmer au sujet de la raison, par la raison, son impuissance à toute affirmation. L'argument est connu depuis des lustres, et vaut son pesant de cacahouètes. Seulement, le fond de commerce néo-kantien ne tient pas dans la contradiction pragmatique, mais dans une contradiction d'un ordre supérieur, dite existentielle. La contradiction pragmatique s'inscrit dans la durée, la contradiction existentielle dans le présent vécu de son instant. La première relève d'une logique qui ne peut faire autrement, pour se déployer, que s'inscrire dans une chronologie, la seconde du choc de l'éprouvé instantané. La contradiction existentielle se résume en quelque sorte à une contradiction pragmatique ramenée à son point originel, vécue au moment même où elle se déploie, et seulement à celui-là : c'est la secousse du cogito cartésien. Toute pensée d'absolu, est pensée. Tout contenu de pensée, et bien sûr l'idée même de pensée, est toujours et avant tout pensée.
C'est la découverte immédiate, commotionnelle, du substrat innommé de tout contenu d'expérience.
Pour autant, il ne s'agit pas de dénier le sens de la vie. Au contraire. Sachant bien qu'aucun contenu d'expérience ne pourra jamais rationnellement nous montrer l'absolu avec certitude, rien n'empêche de nous inscrire dynamiquement dans une expérience sans cesse renouvelée. En cela, les sciences ne sont en rien condamnées au silence, que du contraire. Ni même les religions, quelque part.
[/quote]
J'ai du mal à comprendre votre réponse, alors je vais la reformuler. Dites-moi si je me trompe. Vous dites que la contradiction que j'établis plus haut dans votre raisonnement ne se situe pas au niveau de la rationalité discursive mais au niveau « existentiel ». Vous avancez ainsi qu'elle s'impose à tous de manière indépassable, en renvoyant chacun à l'honnêteté de son expérience vécue. Ce serait une expérience « constitutive » de notre rationalité, au-dessus de laquelle celle-ci ne peut pas passer.
Permettez-moi d'abord deux remarques préliminaires, qui sont d'importance parce qu'il me semble que vous cernez mal quelle est ma position (comme peut-être je cerne mal la vôtre) :[/quote]
Parfaitement. JE pense avoir pleinement répondu désormais à vos deux remarques ci-dessous? Dites-moi si des zones d'ombre subsistent…?
[quote="Fernand Poisson" post_id=409263 time=1571299708 user_id=17208]1) Je n'ai pas parlé du cogito. Je ne crois pas que le doute hyperbolique cartésien soit une bonne voie d'accès à la vérité. Je me situe, plus simplement, du côté du sens commun, qui non seulement ne doute pas de son existence mais est aussi certain de celle du monde extérieur, qui est au moins dans une certaine mesure tel que la perception nous le découvre. Ce que j'appelle « argument pragmatique » tient à la réussite de notre action sur le monde, pas à l'irréductibilité de notre propre pensée.[/quote]
Je peux comprendre votre position, mais l'incertitude qu'elle comporte me pousse à ne pas l'adopter. Rien ne me garantit absolument que l'action ressentie en soit vraiment une. Vous partez d'un acte de foi, ce que je me refuse à faire.
[quote="Fernand Poisson" post_id=409263 time=1571299708 user_id=17208]2) Vous ne cherchez à contredire mon argumentaire que dans son versant négatif, autrement dit à vous dédouaner des reproches de contradiction et d'incohérence que je vous fais. Or j'ai également formulé deux arguments positifs (réussite de notre action, genèse de notre rationalité dans le champ de l'expérience), par ailleurs assez classiques, que vous continuez à passer sous silence.
À mon sens, il y a bien une expérience qui s'approche de celle que vous décrivez : celle où je me découvre comme être limité, ou je prends conscience que je ne suis pas le Tout et que ce n'est pas moi qui me donne mon être. Je découvre en ce sens ma relativité. Mais cette relativité n'exclut pas que mes sensations me mettent en contact avec le monde extérieur. C'est même l'expérience commune : si nous pouvons distinguer la sensation du rêve ou du souvenir, c'est bien qu'elle n'est pas que pensée. Ma sensation est relative en ce qu'elle ne constitue qu'un certain point de vue limité sur le monde, qu'elle ne m'y donne accès que depuis une certaine position (celle que j'occupe). Mais elle ne m'y donne pas moins accès.[/quote]
C'est à ce paragraphe que je vous réponds plus haut : l'expérience de limite ne démontre en rien l'existence d'un Tout qui nous dépasserait. Mais, et cela est important, elle ne l'infirme pas non plus. L'expérience dont je parle pousse un cran en-deçà : elle vise le fait d'expérience pure, sans contenu.
[quote="Fernand Poisson" post_id=409263 time=1571299708 user_id=17208]
Je ne nie pas qu'une expérience telle que celle que vous évoquez puisse exister : je suis moi-même passé par là. J'en nie en revanche le caractère fondamental et universel. Il s'agit d'une lubie abstraite, construite par l'intelligence, qui scie ainsi la branche sur laquelle elle est assise et tombe dans la circularité que j'exposais plus haut. Je ne vois pas comment on peut s'appuyer dessus pour justifier quoi que ce soit.
[/quote]
J'espère, à nouveau, que vous comprendrez en quoi il n'y a aucune circularité dans ce raisonnement : on ne part pas de la raison (de la contradiction pragmatique), mais du vécu (la contradiction existentielle). Et vous avez raison : on ne peut rien justifier avec cela. Rien d'absolu. Aucun modèle mathématique, aucune formulation physique ni aucune religion ne peuvent prétendre à refléter une quelconque Vérité. La prise de conscience profonde du fait massif de l'éprouvé, si étroitement soi mais omni-englobant, suffit à vivre l'absolu plutôt qu'à le déduire. C'est un absolu permanent, proche et lointain, immanent dans le fait d'être.
Quelque part, il y a du mystique dans cette prise de conscience, mais une mystique si puissante, existentielle, qu'elle rend toutes les autres histoires métaphysiques, qu'elles soient scientifiques ou religieuses, totalement inopérantes, tout en témoignant par leur expérience même de la splendeur saturante de l'existence. Je ne suis pas loin de penser qu'une compréhension pleine et entière de Spinoza rapprocherait son lecteur de cet état : la joie du constat estomaquant [b]de[/b] l'existence surpasse toute histoire [b]dans[/B] l'existence.
Et cela n'empêche nullement de faire de la science, sur un mode pragmatique.