par Cinci » mar. 15 août 2017, 7:49
Qui donc est coupable!
Bien des surprises attendent encore aujourd'hui ceux qui lisent le procès de Jeanne d'Arc. La première - nous l'avons rappelé - est que, ce texte, dont nous avons les minutes en français et qui est l'un des premiers et des plus beaux monuments de notre langue, pas une seule page ne soit proposée dans les manuels scolaires de lecture ou de dictée aux petits Français d'aujourd'hui.
Des juges tranquilles
Mais d'autres étonnements nous attendent. Les juges de Jeanne d'Arc ont vécu couverts d'honneurs et chargés de bénéfices : Jean Beaupère, le recteur de l'Université, s'en ira résider paisiblement à Besançon, sous la protection des rois de France; Thomas de Courcelles, qui suggéra que Jeanne d'Arc fut torturée pour la médecine de son âme (il fut l'un des trois qui vota la torture) , sera chargé de faire l'oraison funèbre du roi Charles VII et mourra doyen du chapitre de Notre-Dame de Paris. Alors que c'est un autre bourreau , Guillaume de Conti, que Charles VII recevra la bienvenue, à sa rentrée solennelle dans Paris. Thomas Loiseleur, le traître, terminera tranquillement sa carrière à Bâle. L'évêque Cauchon représentera l'Église d'Angleterre au concile de 1435, et il expirera dans son magnifique hôtel Saint-Candé , à Rouen, entre les mains de son barbier. On l'enterrera dans la cathédrale d'Évreux, puis de Lisieux, près de la chapelle de la Vierge. Le cardinal Beaufort, l'ancien légat du pape Martin V en Allemagne, finira chancelier d'Angleterre. Le duc de Bedford, devenu chanoine de Rouen, repose au milieux de ses pieux confrères dans le choeur de la cathédrale.
Quel repos pour ces responsables du bûcher de Jeanne!
On a déjà fait remarquer qu'ils avaient bâclés le procès pour être plus vite présents au concile de Bâle, afin de mieux décider que le pape doive se soumettre aux volontés politiques de ceux qui manipulaient le concile.
Les juges et assesseurs du procès de Jeanne d'Arc ne sont pas des cas isolés qui dépendraient de conditions anormales. Peu de lectures ne purgent sans doute aussi violemment de la tentation de se plaire à soi-même et de se ranger à l'avance parmi les justes et les consciences satisfaites que celles des fiches signalétiques des vingt-six juges du procès de Jeanne d'Arc. C'est accablant non pas par l'horreur, mais par la découverte qu'ils étaient des gens normaux et respectables. Pierre Tisset nous livre le curiculum vitae de chacun. Il faut l'avoir lu pour en croire ses yeux. Ils étaient gens de bien. Ils oeuvraient pour la justice, le droit et la vérité. En un mot, ils étaient au service d'une idéologie ...
Au procès des bourreaux du camp de concentration allemand de Treblinka, un avocat demande à l'un d'entre eux qui fut conseiller au ministère de l'Intérieur du IIIe Reich et redevint après la guerre secrétaire d'État, s'il avait essayé de connaître la vérité au sujet de l'extermination des Juifs. Il répondit : "Non, cela ne relevait pas de ma juridiction." - Qu'auriez-vous fait si vous en aviez eu connaissance officiellement?. Et la réponse est terrible et désarmante (c'est la même qu'avaient eue les juges de Jeanne d'Arc) :"Eh bien, si j'avais su, j'aurais dit : Cela regarde un tel et un tel; voyez-le à ce sujet." On imagine des hommes qui menacent, qui brutalisent, qui hurlent. Mais c'est d'abord l'absence. Des gens qui ne savent pas, des regards qui ne voient pas, des rues qui se vident. "Voyez un tel." Mais un tel est occupé, un tel n'est pas là. "On est venu" "On l'a emmené." "On"; tout le monde et personne ...
Qui donc est coupable? Aucun de nous.
Pourquoi Charles VII n'a rien tenté pour la délivrer? Alors qu'il aura le souci de proclamer une amnistie pour tous les bourreaux de Jeanne ... Tous ont bénéficié du silence de Charles et des infamies de l'archevêque du sacre pour qui c'était "Dieu qui a permis la capture de Jeanne." Il ne croyait pas si bien dire. Ce fut la deuxième victoire de Jeanne : non plus celle d'une femme en face de la guerre, mais celle d'une enfant en face de la prison et du feu. Et cette victoire-là a pour modèle la Passion de Jésus-Christ lui-même.
Ils ont repris le procès du Christ. "Il vaut mieux qu'un seul meure pour le bien de tout le peuple." C'était la définition même de la politique donnée par le grand prêtre Caïphe en face de Jésus :"Sachez faire acte politique, il est avantageux de nous débarrasser du Christ pour que les Romains ne se déchaînent pas contre notre peuple." Le collectivisme était né : immoler un pour tous. C'est l'inverse de la communion du ciel où tous seront pour un, tous pour le bien de chacun. Mais pour cela, il fallait convaincre le peuple que Jeanne, comme Jésus, agissait par le diable. C'est le péché contre l'Esprit. On cherche à prouver que ce qui est bien vient du mal. La prison de Rouen n'a rien à envier à la méthode des hôpitaux psychiatriques lorsqu'on les utilise pour réduire la conscience des hommes.
Quand déjà sur le bûcher Jeanne embrasse la croix et la met en son sein entre sa chair et ses vêtements, quand elle meurt en appelant "Jésus", elle nous oblige à regarder la seule véritable raison de sa deuxième victoire : elle est un cas éminent de l'imitaiton de Jésus-Christ. La comparaison des deux procès est saisissante.
La Passion du Christ
Hérode demande à Jésus des signes. On demande à Jeanne des prodiges. "Je ne suis pas venu à Poitiers pour faire des signes, mais conduisez-moi à Orléans, je vous montrerai les signes pour lesquelles j'ai été envoyée."
Et c'est l'interminable liste des questions-pièges. Pour Jeanne comme pour le Christ : des questions dans lesquelles si l'on répond d'une façon on est perdu, et si l'on répond d'une autre façon on est aussi perdu : "Est-il permis de payer l'impôt à César? ..."Si oui vous êtes un collaborateur, si non, vous êtes un séditieux. Y a-t-il exemples plus typiques que les interrogatoires de Jeanne qui duraient de huit à onze heures? Y a-t-il des réponses aussi géniales de simplicité?
Dieu a-t-il de la haine pour les Anglais? Vos voix vous ont-elles dit si vous seriez libérée? On avait demandé à Jésus : "Est-il permis de guérir le jour du Sabbat?" On demande à Jeanne si :" ... c'était fête le jour de l'escarmouche devant Paris?" Jamais elle ne biaise dans ses réponses. Mais, à certains moments, elle retourne en humour ces questions-pièges : "En quelle figure était saint Michel, demande Cauchon, était-il nu?" - Pensez-vous que Dieu n'eût pas de quoi le vêtir?" , répond Jeanne. - En quel langage parlaient vos voix? - Meilleur que le vôtre, s'entend répondre le professeur de théologie qui avait l'accent limousin.
Et ce sont les réponses sublimes ;"Est-il besoin que vous vous confessiez? - Je pense qu'on ne peut pas trop nettoyer sa conscience. Quand vous avez quitté vos père et mère, croyez-vous avoir péché? - Puisque Dieu le commandait, il convenait d'obéir. - Croyez-vous que la Sainte Écriture ait été révélée par Dieu? - Vous le savez bien. - Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu? - Si je n'y suis, Dieu m'y mettra, et si j'y suis, Dieu m'y garde.
Le Christ avait rencontré le même combat : celui des ténèbres qui se prétendaient lumière.
Es-tu le Fils de Dieu? ... Qu'est-ce que la vérité?
Comme le Christ, Jeanne montre que la vérité ne tire pas sa force de la violence.
On a craché sur le Christ; un baron anglais est introduit dans la cellule de Jeanne pour la violer. Judas, l'un des Douze, trahit le Christ; Nicolas Loiseleur, prêtre, fait semblant d'être du pays de Jeanne et d'être prisonnier pour lui faire croire qu'il est du parti de France, afin de l'entendre en confession. Il votera la torture. Jésus est vendu pour trente deniers; Jeanne est achetée pour dix mille francs. On libère Barabbas le meurtrier à la place de Jésus; le chapitre de la cathédrale de Rouen avait aussi coutume de libérer un prisonnier chaque année pour la fête de l'Ascension. Cette année-là, à la place de Jeanne d'Arc, on libère un certain Souplis Lemire : il était coupable de viol. On accuse Jésus de mensonge. On substitue un texte d'abjuration à un autre pour qu'une fausse signature condamne Jeanne. Le Christ est conduit par une troupe avec des épées et des armes; Jeanne est conduite au milieu de "cent vingt hommes portant masses d'armes et glaives". Le Christ voit ses apôtres s'enfuir; Jeanne est seule sur son échafaud le matin du prêche, comme tout au long du procès. Pilate se lave les mains; les juges de Jeanne s'assurent l'immunité en se faisant octroyer par le roi d'Angleterre des lettres de garantie quinze jours après la mort de Jeanne. Le Christ en appelle à la foi de son peuple, aux prophètes et à la loi; Jeanne en appelle expressément au pape : on refuse d'enregistrer son appel.
Et de même qu'il n'était pas permis aux grands prêtres de pénétrer dans le prétoire de Pilate sous peine d'impureté, de même certains des juges de Jeanne ne se croiront pas autorisés à assister à ses derniers moments ... Pour se retirer, ils évoquent l'adage que "l'Église a horreur du sang".
Le mercredi 30 mai 1431, une jeune chrétienne de dix-neuf ans prie et pleure. Elle parcourt debout dans une charrette les rues étroites qui conduisent à la place du Vieux-Marché. Elle est revêtue d'une chemise soufrée, nous dit un chroniqueur, pour mieux assurer la destruction de son corps par le feu afin d'éviter que l'on fasse de ses restes une relique.
Jeanne a demandé une croix. Elle n'a plus peur, elle regarde la Sainte Face du Crucifié. Elle ne craint plus de l'appeler par son nom. Ce cri a -t-il déchiré pour longtemps les intelligences des juges? Il est celui de la seule force plus forte que le haine et l'injustice, plus forte que les armes, plus forte que la honte de tous les goulags et de toutes les démissions : c'est celui de l'amour de Jésus, promis à chacun de nous.
tiré de :
Bernard Bro, Les portiers de l'aube, p. 58
Qui donc est coupable!
Bien des surprises attendent encore aujourd'hui ceux qui lisent le procès de Jeanne d'Arc. La première - nous l'avons rappelé - est que, ce texte, dont nous avons les minutes en français et qui est l'un des premiers et des plus beaux monuments de notre langue, pas une seule page ne soit proposée dans les manuels scolaires de lecture ou de dictée aux petits Français d'aujourd'hui.
Des juges tranquilles
Mais d'autres étonnements nous attendent. Les juges de Jeanne d'Arc ont vécu couverts d'honneurs et chargés de bénéfices : Jean Beaupère, le recteur de l'Université, s'en ira résider paisiblement à Besançon, sous la protection des rois de France; Thomas de Courcelles, qui suggéra que Jeanne d'Arc fut torturée pour la médecine de son âme (il fut l'un des trois qui vota la torture) , sera chargé de faire l'oraison funèbre du roi Charles VII et mourra doyen du chapitre de Notre-Dame de Paris. Alors que c'est un autre bourreau , Guillaume de Conti, que Charles VII recevra la bienvenue, à sa rentrée solennelle dans Paris. Thomas Loiseleur, le traître, terminera tranquillement sa carrière à Bâle. L'évêque Cauchon représentera l'Église d'Angleterre au concile de 1435, et il expirera dans son magnifique hôtel Saint-Candé , à Rouen, entre les mains de son barbier. On l'enterrera dans la cathédrale d'Évreux, puis de Lisieux, près de la chapelle de la Vierge. Le cardinal Beaufort, l'ancien légat du pape Martin V en Allemagne, finira chancelier d'Angleterre. Le duc de Bedford, devenu chanoine de Rouen, repose au milieux de ses pieux confrères dans le choeur de la cathédrale.
Quel repos pour ces responsables du bûcher de Jeanne!
On a déjà fait remarquer qu'ils avaient bâclés le procès pour être plus vite présents au concile de Bâle, afin de mieux décider que le pape doive se soumettre aux volontés politiques de ceux qui manipulaient le concile.
Les juges et assesseurs du procès de Jeanne d'Arc ne sont pas des cas isolés qui dépendraient de conditions anormales. Peu de lectures ne purgent sans doute aussi violemment de la tentation de se plaire à soi-même et de se ranger à l'avance parmi les justes et les consciences satisfaites que celles des fiches signalétiques des vingt-six juges du procès de Jeanne d'Arc. C'est accablant non pas par l'horreur, mais par la découverte qu'ils étaient des gens normaux et respectables. Pierre Tisset nous livre le curiculum vitae de chacun. Il faut l'avoir lu pour en croire ses yeux. Ils étaient gens de bien. Ils oeuvraient pour la justice, le droit et la vérité. En un mot, ils étaient au service d'une idéologie ...
Au procès des bourreaux du camp de concentration allemand de Treblinka, un avocat demande à l'un d'entre eux qui fut conseiller au ministère de l'Intérieur du IIIe Reich et redevint après la guerre secrétaire d'État, s'il avait essayé de connaître la vérité au sujet de l'extermination des Juifs. Il répondit : "Non, cela ne relevait pas de ma juridiction." - Qu'auriez-vous fait si vous en aviez eu connaissance officiellement?. Et la réponse est terrible et désarmante (c'est la même qu'avaient eue les juges de Jeanne d'Arc) :"Eh bien, si j'avais su, j'aurais dit : Cela regarde un tel et un tel; voyez-le à ce sujet." On imagine des hommes qui menacent, qui brutalisent, qui hurlent. Mais c'est d'abord l'absence. Des gens qui ne savent pas, des regards qui ne voient pas, des rues qui se vident. "Voyez un tel." Mais un tel est occupé, un tel n'est pas là. "On est venu" "On l'a emmené." "On"; tout le monde et personne ...
Qui donc est coupable? Aucun de nous.
Pourquoi Charles VII n'a rien tenté pour la délivrer? Alors qu'il aura le souci de proclamer une amnistie pour tous les bourreaux de Jeanne ... Tous ont bénéficié du silence de Charles et des infamies de l'archevêque du sacre pour qui c'était "Dieu qui a permis la capture de Jeanne." Il ne croyait pas si bien dire. Ce fut la deuxième victoire de Jeanne : non plus celle d'une femme en face de la guerre, mais celle d'une enfant en face de la prison et du feu. Et cette victoire-là a pour modèle la Passion de Jésus-Christ lui-même.
Ils ont repris le procès du Christ. "Il vaut mieux qu'un seul meure pour le bien de tout le peuple." C'était la définition même de la politique donnée par le grand prêtre Caïphe en face de Jésus :"Sachez faire acte politique, il est avantageux de nous débarrasser du Christ pour que les Romains ne se déchaînent pas contre notre peuple." Le collectivisme était né : immoler un pour tous. C'est l'inverse de la communion du ciel où tous seront pour un, tous pour le bien de chacun. Mais pour cela, il fallait convaincre le peuple que Jeanne, comme Jésus, agissait par le diable. C'est le péché contre l'Esprit. On cherche à prouver que ce qui est bien vient du mal. La prison de Rouen n'a rien à envier à la méthode des hôpitaux psychiatriques lorsqu'on les utilise pour réduire la conscience des hommes.
Quand déjà sur le bûcher Jeanne embrasse la croix et la met en son sein entre sa chair et ses vêtements, quand elle meurt en appelant "Jésus", elle nous oblige à regarder la seule véritable raison de sa deuxième victoire : elle est un cas éminent de l'imitaiton de Jésus-Christ. La comparaison des deux procès est saisissante.
La Passion du Christ
Hérode demande à Jésus des signes. On demande à Jeanne des prodiges. "Je ne suis pas venu à Poitiers pour faire des signes, mais conduisez-moi à Orléans, je vous montrerai les signes pour lesquelles j'ai été envoyée."
Et c'est l'interminable liste des questions-pièges. Pour Jeanne comme pour le Christ : des questions dans lesquelles si l'on répond d'une façon on est perdu, et si l'on répond d'une autre façon on est aussi perdu : "Est-il permis de payer l'impôt à César? ..."Si oui vous êtes un collaborateur, si non, vous êtes un séditieux. Y a-t-il exemples plus typiques que les interrogatoires de Jeanne qui duraient de huit à onze heures? Y a-t-il des réponses aussi géniales de simplicité?
Dieu a-t-il de la haine pour les Anglais? Vos voix vous ont-elles dit si vous seriez libérée? On avait demandé à Jésus : "Est-il permis de guérir le jour du Sabbat?" On demande à Jeanne si :" ... c'était fête le jour de l'escarmouche devant Paris?" Jamais elle ne biaise dans ses réponses. Mais, à certains moments, elle retourne en humour ces questions-pièges : "En quelle figure était saint Michel, demande Cauchon, était-il nu?" - Pensez-vous que Dieu n'eût pas de quoi le vêtir?" , répond Jeanne. - En quel langage parlaient vos voix? - Meilleur que le vôtre, s'entend répondre le professeur de théologie qui avait l'accent limousin.
Et ce sont les réponses sublimes ;"Est-il besoin que vous vous confessiez? - Je pense qu'on ne peut pas trop nettoyer sa conscience. Quand vous avez quitté vos père et mère, croyez-vous avoir péché? - Puisque Dieu le commandait, il convenait d'obéir. - Croyez-vous que la Sainte Écriture ait été révélée par Dieu? - Vous le savez bien. - Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu? - Si je n'y suis, Dieu m'y mettra, et si j'y suis, Dieu m'y garde.
Le Christ avait rencontré le même combat : celui des ténèbres qui se prétendaient lumière.
Es-tu le Fils de Dieu? ... Qu'est-ce que la vérité?
Comme le Christ, Jeanne montre que la vérité ne tire pas sa force de la violence.
On a craché sur le Christ; un baron anglais est introduit dans la cellule de Jeanne pour la violer. Judas, l'un des Douze, trahit le Christ; Nicolas Loiseleur, prêtre, fait semblant d'être du pays de Jeanne et d'être prisonnier pour lui faire croire qu'il est du parti de France, afin de l'entendre en confession. Il votera la torture. Jésus est vendu pour trente deniers; Jeanne est achetée pour dix mille francs. On libère Barabbas le meurtrier à la place de Jésus; le chapitre de la cathédrale de Rouen avait aussi coutume de libérer un prisonnier chaque année pour la fête de l'Ascension. Cette année-là, à la place de Jeanne d'Arc, on libère un certain Souplis Lemire : il était coupable de viol. On accuse Jésus de mensonge. On substitue un texte d'abjuration à un autre pour qu'une fausse signature condamne Jeanne. Le Christ est conduit par une troupe avec des épées et des armes; Jeanne est conduite au milieu de "cent vingt hommes portant masses d'armes et glaives". Le Christ voit ses apôtres s'enfuir; Jeanne est seule sur son échafaud le matin du prêche, comme tout au long du procès. Pilate se lave les mains; les juges de Jeanne s'assurent l'immunité en se faisant octroyer par le roi d'Angleterre des lettres de garantie quinze jours après la mort de Jeanne. Le Christ en appelle à la foi de son peuple, aux prophètes et à la loi; Jeanne en appelle expressément au pape : on refuse d'enregistrer son appel.
Et de même qu'il n'était pas permis aux grands prêtres de pénétrer dans le prétoire de Pilate sous peine d'impureté, de même certains des juges de Jeanne ne se croiront pas autorisés à assister à ses derniers moments ... Pour se retirer, ils évoquent l'adage que "l'Église a horreur du sang".
Le mercredi 30 mai 1431, une jeune chrétienne de dix-neuf ans prie et pleure. Elle parcourt debout dans une charrette les rues étroites qui conduisent à la place du Vieux-Marché. Elle est revêtue d'une chemise soufrée, nous dit un chroniqueur, pour mieux assurer la destruction de son corps par le feu afin d'éviter que l'on fasse de ses restes une relique.
Jeanne a demandé une croix. Elle n'a plus peur, elle regarde la Sainte Face du Crucifié. Elle ne craint plus de l'appeler par son nom. Ce cri a -t-il déchiré pour longtemps les intelligences des juges? Il est celui de la seule force plus forte que le haine et l'injustice, plus forte que les armes, plus forte que la honte de tous les goulags et de toutes les démissions : c'est celui de l'amour de Jésus, promis à chacun de nous.
tiré de :
Bernard Bro, [u]Les portiers de l'aube[/u], p. 58