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par Cinci » mer. 06 févr. 2019, 3:59
Voir ces lignes écrites en 2010 et que l'on dirait avoir été écrites pour l'événement des gilets jaune :
"... Albert Camus considérait que la vie n'a aucun sens, que nous n'avons aucune prise sur le destin. Nous finissons tous par mourir et notre individualité s'efface inévitablement. Cependant, nous pouvons choisir comment nous vivons : On peut asservir un homme vivant et le réduire à l'état historique de chose. Mais s'il meurt en refusant, il réaffirme une nature humaine qui rejette l'ordre des choses.
Pour Camus, le révolté prend le parti des opprimés, qu'il s'agisse des chômeurs condamnés à la pauvreté par l'État-entreprise, des Palestiniens de Gaza, des civils d'Irak ou d'Afghanistan, des démunies des quartiers populaires et des zones rurales en déclin ou des exclus enfermés dans des centres de détention.
[...]
L'élite du pouvoir et ses courtisans taxent invariablement le révolté d'irréalisme. Ils dénigrent sa position, la qualifiant de contre-productive. Ils le fustigent pour sa colère. L'élite et ses laquais lancent des appels au calme, à la raison, à la patience. Ils emploient le langage hypocrite du compromis, de la générosité et de la bonne entente pour affirmer qu'il faut s'incliner devant les instances du pouvoir et collaborer avec elles. Cependant, le révolté est lié par un engagement moral lui interdisant tout compromis. Il refuse de se laisser acheter par des subventions, des invitations à la Maison-Blanche, des interviews à la télévision [...] Comme saint Augustin, il sait que "l'espoir a deux filles de toute beauté : la colère et la bravoure". La colère face aux choses telles qu'elles sont, et la bravoure nécessaire pour les changer. Il sait que la vertu ne lui vaut nulle récompense. L'acte de rébellion contient sa propre justification.
"On ne devient pas dissident parce qu'un jour, on choisit cette carrière originale", écrivait Vaclac Havel alors qu'il luttait contre le régime communiste tchécoslovaque. "On le devient parce que notre responsabilité intérieure combinée à toute une série de circonstances extérieures nous projette dans cette position : on est rejeté des structures existantes et placé en situation de confrontation avec elles. Au commencement, il n'y avait rien de plus que l'Intention de bien faire son travail - à la fin, il y a l'étiquette d'ennemi."
Car les dissidents n'opèrent pas dans la sphère du pouvoir réel, ils ne tendent pas au pouvoir, ne cherchent pas à accéder à des fonctions de pouvoir ni à recueillir les voix des électeurs; ils ne cherchent pas à charmer leur public, ils ne proposent ni ne promettent rien à personne. Et s'ils proposent quelque chose, alors c'est leur propre peau et ils ne la proposent que parce qu'ils n'ont pas d'autres moyens d'affirmer la vérité avec laquelle ils font corps. Ils n'articulent leur activité que par leur dignité civique, sans se préoccuper des conséquences. - V. Havel, "Anatomie d'une réticence" dans Écrits politiques, p. 217
L'élite du pouvoir et les milieux d'affaires ne vont pas jusqu'à affirmer que le système actuel est juste et bon - qui pourrait le faire ? - , mais ils ont convaincu une majorité de citoyens de l'impossibilité d'en envisager un autre. Cependant, nous ne sommes pas des esclaves. Nous avons le choix. Nous avons la liberté morale de dire non, de refuser de collaborer. Boycottage, manifestation, occupation, sit-in grève, obstruction, sabotage, jeûne, mouvement populaire, désobéissance civile ... Tous ces gestes embrasent l'âme du révolté et révèlent le caractère oppresseur de l'autorité.
"Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l'entreprise, je voudrais n'être jamais infidèle ni à l'une ni aux autres", écrivait Camus. (L'Été, Paris, Gallimard, 1954, p. 160)
Vient un temps où la machine devient si odieuse qu'elle vous rend malade, que vous ne pouvez plus collaborer à son fonctionnement, même passivement, que vous devez, avec votre propre corps, en enrayer l'engrenage, en bloquer les leviers, en perturber la bonne marche, bref, l'arrêter", déclarait Mario Savio lors d'un sit-in du Free Speech Movement à Berkeley en 1964. "Vous devez faire comprendre à ceux qui la gèrent, à ceux qui la possèdent, que vous l'empêcherez de fonctionner tant que vous ne serez pas libres."
La possibilité de refuser de collaborer est le seul chemin menant à la liberté individuelle et à une vie qui ait du sens. Camus voyait juste [...] Il avait raison aussi d'affirmer que des actes de rébellions où les principes moraux l'emportent sur les considérations pratiques permettent à celui qui les accomplit de trouver un sens à la vie et de prendre conscience de sa propre valeur. La révolte rend libre, indépendant. Elle ébrèche, bien qu'imperceptiblement, l'édifice de l'oppresseur. Elle nourrit la solidarité. En ces temps de profond désespoir et de grande misère, elle permet de rester humain : l'empathie doit être une priorité.
Révolte ne signifie pas révolution. La révolution mène à la mise en place d'une nouvelle structure de pouvoir. La révolte, elle, est une rébellion permanente, un rejet définitif du pouvoir. Elle seule permet de maintenir vivants les impératifs moraux qui nous empêchent de sombrer dans la tyrannie.
Une mort spirituelle et morale guette ceux qui, - à l'instar de l'homme du sous-sol de Dostoïevski- , se replient dans le cynisme ou le désespoir.
Contre tout espoir, les quelques militants toujours actifs dans notre société en déclin lancent un appel à la raison, à la logique et à la vérité, un appel à faire des choix reposant sur des faits plutôt que sur des illusions, et à bâtir des structures sociales et politiques en fonction du bien commun. C'est ce qu'avait fait Cicéron à Rome. A la fin de sa vie, cet orateur était méprisé tant par le public que par l'élite du pouvoir.
[...]
En période de chaos, la tyrannie est souvent accueillie avec un soulagement palpable. Elle ne soulève aucun tollé. Pour cette raison, le révolté doit s'attendre à être perçu comme un ennemi, y compris par ceux qu'il cherche à défendre."
Source : Chris Hedges, La mort de l'élite progressiste, Lux, 2012 ( original : Death of the LIberal Class, 2010), p. 276