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par Cinci » jeu. 26 oct. 2017, 6:44
La défense du peuple idéal
La révolution de 1917 devait, comme on sait, achopper au départ sur la question du peuple : certes, il fallait faire la révolution pour le peuple, mais pour quel peuple? Pour celui qui existait là présentement, avec ses tracas et ses espérances, ou pour celui que l'on espérait façonner? Les deux dissemblaient absolument : fallait-il écouter les aspirations du peuple ou bien travailler à sa place, en son nom et pour son bien, dont il ignorait le visage?
C'est au début du XXe siècle, à l'époque où Lénine élabore son action révolutionnaire, qu'apparaît avec éclat la question qui va engendrer le populisme contemporain.
La question qui s'élève à ce moment-là n'est pourtant pas anodine. Elle exprime au contraire ce qui va devenir un maillon essentiel de notre rapport à la politique : le peuple veut-il son propre bien? Le connaît-il? Et dès lors, faut-il l'écouter?
Comme on le sait, Lénine faisait partie à l'origine du courant des Narodniki, soit des populistes. Pour rénover la Russie, il s'agissait donc d'aller "au peuple", autrement dit, d'une démarche nouvelle, d'entendre les plaintes et les volontés du peuple depuis si longtemps méprisé, écrasé, humilié. La théorie marxiste avait posé en principe que les oppresseurs avaient de beaux jours devant eux tant que le peuple ne se serait pas réveillé : tant qu'il n'aurait pas aperçu sa propre aliénation. Un opprimé qui s'éveille perçoit alors l'injustice de ce qui l'écrase. Lénine et ses compagnons, au sein du mouvement alors appelé "social-démocrate", se donnaient une tâche d'éveilleurs.
Or voilà que se produisit un phénomène inattendu. Lénine écrit : "Une découverte stupéfiante menace de renverser toutes les idées reçues." Voici la surprise : les masses, quand elles s'expriment, n'émettent pas les mêmes volontés que le Parti qui travaille pour elles. Le prolétariat industriel réclame de pouvoir se défendre contre ses employeurs, il est trade-unioniste, ou syndicaliste, il souhaite augmenter son salaire, vivre et travailler dans des conditions décentes. Le Parti, lui, veut abolir le système capitaliste et par conséquent la notion même de salarié. Les paysans, et ce sera l'un des plus graves problèmes auxquels Lénine va se heurter, étant donné leur nombre, désirent mieux vivre au sein même de leurs traditions et coutumes communautaires. Pendant que le Parti veut abolir les traditions et sacrifier la religion. Conclusion amère : le peuple rêve de devenir petit-bourgeois, catégorie que le Parti espère précisément supprimer. Là où Lénine attend les renforts de va-nu-pieds révolutionnaires, prêts à tout pour changer le monde, il trouve des cohortes de progressistes et de conservateurs. Déception.
La spontanéité des masses fait apparaître les éléments instinctifs de la révolte, quand l'éveil a lieu. Mais elle manque encore à la raison. En revanche, la conscience dont sont dotés les intellectuels, exprime la vraie volonté d'avenir. Seule la spontanéité des masses s'oppose au Parti. Mais quand les masses seront conscientes, elles seront en accord avec lui.
Le ver est dans le fruit et la contradiction dans l'argument : Lénine explique en même temps que la conscience ne peut venir au peuple que du dehors, c'est à dire de l'apport des intellectuels. Ceux-ci définissent la doctrine à laquelle le peuple n'aspirerait pas tout seul. Il devient légitime d'impose au peuple cette conscience, et ce sera la querelle avec Plekhanov. La révolution russe résulte de la victoire d'un idéologue éclairé, Lénine, prêt à faire le bonheur du peule malgré lui, contre Plekhanov, confiant dans les désirs du peuple.
Le plus intéressant est de constater que les adversaires de Lénine, qu'il cite avec indignation, ont clairement analysé ce triomphe du concept sur la vie, cette dévalorisation des hommes présents au profit de futurs et hypothétiques surhommes, ce qu'ils appellent "la surestimation de l'idéologie". Lénine leur reproche de faire passer la spontanéité avant la conscience, autrement dit, d'écouter le peuple dans son bon sens instinctif. Il va en arriver à dire que le peuple, de lui-même, est incapable d'accéder à la conscience; d'où la théorie de l'intellectuel fer-de-lance, qui dicte au peuple débile la voie de son vrai bonheur. L'intellectuel est armé, lui, d'une connaissance scientifique, bien différente de l'expérience quotidienne de l'homme moyen.
Ce faisant, Lénine n'a pas conscience de mettre à mal une figure fondamentale de l'humain. Il ne voit l'homme que mené par des concepts, et pour lui, si l'ouvrier réclame de devenir petit-bourgeois, c'est que l'idéologie petit-bourgeoise a pris de l'avance pour influencer les mentalités. Il ne s'agit donc pas pour Lénine d'un combat d'un concept contre la réalité, qui n'existe pas, mais de la lutte de deux concepts. Pour cette raison, le bolchévisme va devenir un despotisme éclairé : les bolchéviks croient que le peuple ne peut rien savoir de lui-même, parce qu'il n'a, à proprement parler, pas d'être, il n'est que ce que des idéologues construisent.
Nous allons retrouver cette certitude intime, plus feutrée et n'osant pas se théoriser, chez bien des élites contemporaines : la spontanéité du peuple ne vaut rien, car tout est construit. Si une partie du peuple considère qu'une société ne peut assimiler une population étrangère au -dessus d'un certain seuil, ce n'est pas en obéissant à un bon sens issu de l'expérience séculaire, c'est parce que cette frange a été influencée par une idéologie raciste.
Pour Lénine, prendre en compte la spontanéité populaire c'est faire de l'opportunisme, autrement dit, non pas écouter la voix d'une existence humaine fondatrice, mais courir comme une girouette au gré des vents contraires, travailler dans l'instant du caprice. De la même manière, l'élite de notre époque a souvent tendance à considérer que le pragmatisme, c'est du nihilisme, puisqu'il n'y a aucun concept là-dessous. La réalité serait sans légitimité.
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