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par Cinci » mer. 05 juil. 2017, 16:56
A propos de la fameuse loi dépénalisant l'avortement :
"... avec l'Église catholique, les choses se sont mieux déroulées que j'aurais pu le craindre. [...] je me suis entretenu avec le prélat en charge de ces problèmes au sein de la hiérarchie catholique. Il n'a pas tenté de me dissuader. Il exprimait le voeu que la liberté de conscience soit assurée dans la loi et que nul ne puisse obliger un médecin soignant à pratiquer une IVG.
Quant aux Juifs et aux Protestants, je ne les ai pratiquement pas consultés, non que je ne l'aie pas voulu, mais ils étaient très divisés sur le sujet [...] certains luthériens étaient hostiles à l'avortement alors que la majorité de l'Église réformée y était favorable.
Parmi les Juifs très religieux, certains m'en ont gardé rancune. Il y a deux ans, le 27 janvier 2005, à l'occasion du soixantième anniversaire de la libération d'Auschwitz, j'ai reçu le texte d'une lettre que des rabbins intégristes de New-York, oui, de New-York, avaient adressée au président de la République polonaise pour contester que la Pologne m'ait choisie pour représenter les déportés alors que j'étais l'auteur de la loi sur l'IVG.
J'ai reçu des milliers de lettres au contenu souvent abominable, inouï. Pour l'essentiel, ce courrier émanait d'une extrême-droite catholique et antisémite. J'avais peine à imaginer que, trente ans après la fin de la guerre, elle demeure aussi présente et active. [...] Je regrette d'ailleurs que tout ce courrier, et notamment les lettres les plus agressives, ait disparu. Mes assistantes de l'époque, scandalisées, déchiraient les pires de ces lettres. C'était une erreur; il faut conserver ce genre de témoignages, afin de montrer de quoi certaines personnes sont capables, et rappeler aux esprits angéliques que les réformes de société s'effectuent toujours dans la douleur.
Finalement, la loi a été votée dans la nuit du 29 novembre [...] La victoire était ainsi plus large que nous ne l'avions imaginée et espérée. L'attitude de certains catholiques avaient été à cet égard déterminante. La position d'Eugène Claudius-Petit, par exemple , avait été très attendue. Après avoir fait part de ses hésitations face à ce que ce texte représentait pour lui, il tint à dire qu'en son âme et conscience, n'ignorant rien de la situation réelle des femmes en difficulté, entre ses propres convictions et la compassion pour elles, il faisait le choix de la compassion. Il vota donc la loi, et je suis convaincu que sa décison fit école.
A notre vive surprise, le texte passa plus facilement au Sénat, peut-être sous la pression de l'opinion désormais acquise à la réforme. Les outrances des "Laissez-les vivre", comme l'effervescence de l'extrême-droite et l'intégrisme des proches de Monseigneur Lefebvre ne parvinrent pas, bien au contraire, à convaincre les sénateurs, toujours hostiles aux excès, de faire obstacle au projet.
Après l'adoption du texte, nous avons eu la satisfaction de voir que la presse lui était presque unanimement favorable. Je ne parle ni du Nouvel Observateur, qui avait pris parti dès 1971 en publiant le fameux manifeste des 343, ni de L'Express, mais Le Figaro lui-même se fit une raison.
[...] le soutien du Premier ministre [Jacques Chirac] dans ce parcours difficile ne m'avait jamais fait défaut à l'Assemblée [...] après le vote, il m'envoya un gigantesque bouquet.
[...]
Et puis, si aucune attaque ne me touchait, c'est parce que, tout bien pesé, je n'avais pas d'état d'âme. Je savais où j'allais. Le fait de ne moi-même être croyante m'a-t-il aidé? Je n'en suis pas convaincue. Giscard était de culture et de pratique catholiques, et cela ne l'a pas empêché de vouloir cette réforme, de toutes ses forces. (p. 195)
Source : Simone Veil, Une vie, Paris, Stock, 2007, 400 p.