Je voudrais juste attirer l'attention de certains sur un petit chapitre d'un ouvrage écrit par Yakov M. Rabkin Au Nom de la Torah. Une histoire de l'opposition juive au sionisme, Canada, Le presses de l'Université Laval, 2004, 276 p.
Tout d'abord, à l'endos de la page de couverture :
L'association des Juifs avec l'État d'Israël est facile, presque automatique. L'État juif et l'État hébreu sont devenus des termes courants. Pourtant, parmi les partisans inconditionnels d'Israël, il y a moins de Juifs que de chrétiens. Le présent ouvrage explique ce paradoxe apparent et met en évidence l'opposition au sionisme articulée au nom de la tradition juive.
L'auteur est historien à l'Université de Montréal. Ses champs de recherche sont l'histoire juive contemporaine et l'histoire des sciences. Outre son cursus universitaire, il a étudié le judaïsme auprès de plusieurs rabbins au Canada, en France et en Israël. Il est souvent invité par les médias internationaux pour commenter la situation dans le monde juif et en Israël.
Voici :
Chapitre 6
Le sionisme, la Shoah et l'État d'Israël
La Shoah, le massacre industrialisé de millions de Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale, est un événement qui reste central tant dans le discours sioniste que pour ses détracteurs judaïques. [...] Après la Seconde Guerre mondiale , le mouvement sioniste présente son projet politique comme une réaction à la Shoah et obtient, à peine deux ans après que s'éteignent les derniers fours crématoires, l'accord des Nations unies pour former un État juif. La prévention d'une autre Shoah justifierait également l'hégémonie militaire que le nouvel État gagne dès ses débuts et renforce constamment depuis.
Parmi ceux qui rejettent le sionisme et l'État d'Israël on trouve tant les Juifs haredim, qui ont souffert proportionnellement plus que tout autre groupe juif pendant la Shoah, que les Juifs libéraux américains que cette tragédie a épargnés. Plusieurs arguments des penseurs antisionistes juifs religieux risquent de blesser les sensibilités développés dans les trente dernières années.
[...]
Dans l'optique judaïque que partagent tous les Juifs pieux, la tragédie appelle à un examen de son propre comportement, à un repentir individuel et collectif. Elle n'est pas une occasion d'accuser le bourreau, encore moins une occasion d'expliquer son comportement par des facteurs politiques, idéologiques ou sociaux. Le bourreau - qu'il soit le pharaon, Amalek ou Hitler - ne serait qu'un agent de la punition divine, un moyen indubitablement cruel d'amener les Juifs à se repentir.
Selon cette logique, les catastrophent qui déferlent sur les Juifs ne pourraient s'expliquer que par la providence divine.
"Il est évident que la montée spectaculaire d'Hitler d'un simple colleur d'affiches à la position de maître omnipotent des destinées des nations n'est pas explicable dans le cours normal de l'histoire humaine. Notre seul recours est de nous tourner vers la Torah. Là nous trouverons les deux : l'explication et la cure de notre maladie", affirme le rabbin Wasserman quelques années avant sa propre mort aux mains des nazis.
Wasserman considère les persécutions nazies dont il devient lui-même une victime, comme une conséquence directe du sionisme.
De tous les différents "ismes" dont Wasserman est contemporain, il attaque en particulier le nationalisme juif comme un mouvement qui a amené une guerre entre le peuple juif et le Royaume céleste. Selon lui, le but du nationalisme juif est d'extirper Dieu du coeur des enfants d'Israël. Aussi longtemps que les leaders sionistes n'abandonnent pas le cours de leur action et ne se repentissent pas de leurs péchés, tout salut restera impossible.
En s'attaquant également au socialisme qui sert de fer de lance principal pour l'entreprise sioniste en Palestine, Wasserman voit une justice divine dans le fait que l'union du socialisme et du nationalisme, tous les deux idoles adorées par les sionistes est-européens, engendre le national-socialisme qui déverse -mesure contre mesure - toute la colère sur le peuple juif en Europe.
Aujourd'hui les Juifs ont choisi deux idoles à qui ils font leurs sacrifices : le socialisme et le nationalisme. Ces deux formes d'idolâtrie ont empoisonné les esprits et le coeur de la jeunesse juive. Chacune a sa tribu de faux prophètes sous la forme d'écrivains et d'orateurs qui accomplissent leur travail à la perfection. Un miracle s'est produit : dans les cieux on a fusionné ces deux idolâtries en une seule : le national-socialisme. Ainsi, une matraque effrayante a été crée qui frappe le Juif dans tous les coins du globe. Les abominations devant lesquelles nous nous sommes prosternées nous frappent à leur tour. (Wasserman)
Il reste persuadé que la Shoah, dont il pressent l'ampleur, n'est qu'un châtiment pour l'abandon de la Torah encouragé et pratiqué par les sionistes. Selon cette logique, aussi longtemps que l'entreprise sioniste se poursuivra, le peuple juif continuera de payer cher en vies humaines pour les transgressions inhérentes au sionisme.
Cette explication fournie avant la Shoah reste une condamnation éloquente du sionisme que Wasserman, comme beaucoup d'autres, trouve en rupture ouverte avec la continuité juive. Il cite le verset :"Prenez garde que votre coeur ne cède à la séduction, que vous ne deveniez infidèles, au point de servir d'autres dieux et de leur rendre hommage.", et rappelle le commentaire de Rachi, un outil indispensable d'exégèse juive :"Aussitôt que l'homme se détourne de la Torah il tombe dans l'idolâtrie."
Les dernières paroles du rabbin Wasserman prononcées au moment de son arrestation jettent une autre lumière sur son interprétation de la Shoah :
Il paraît que dans les cieux on nous considère pieux car on a choisi nos corps afin d'expier pour le peuple juif. Nous devons donc nous repentir maintenant, tout de suite. Il ne nous reste plus beaucoup de temps. Nous devons être conscients que nous serons de meilleures offrandes si nous nous repentissons. C'est ainsi que nous pourrons sauver les vies de nos frères outre-mer. Que n'entre dans nos esprits aucune pensée abominable qui pourrait, à Dieu ne plaise, rendre l'offrande irrecevable. ("Rav Elchonon Wasserman", Jewish Guardian, no 12, juillet 1977, p.8
La littérature judaïque qui présente cette vision de la Shoah est abondante, s'appuie sur des sources classiques et débute avant Auschwitz.
A cet égard, on invoque la responsabilité des sages de la Torah pour l'ensemble du peuple juif :"Sur le chemin d'Auschwitz, un Juif demande au rabbin Shelomo Zalman Ehrenreich, dit le Shimlauer Rov (1864-1944), pourquoi le Saint béni avait fait fondre cette catastrophe sur les Juifs d'Europe.
Il lui répondit : "Nous sommes punis parce que nous n'avons pas assez combattu les sionistes. Car toute faute, même individuelle, contre la Torah retombe sur l'ensemble de la communauté." Le Talmud averti :"Une fois libéré, l'Ange de la destruction ne distingue pas entre les coupables et les innocents." (Talmud, traité "Baba-Kama", p. 60a)
Il articule également l'idée de la responsabilité communautaire en indiquant que Dieu peut punir un Juif pour les transgressions d'autrui. La mort de six millions de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale est donc interprétée comme punition pour la violation de l'ordre universel commise par les sionistes, une punition qui englouti même ceux qui n'ont jamais connu le péché.
[...]
Ainsi Teitelbaum, le Rébé de Satmar, qui fut lui-même sauvé de la Shoah, écrit :
Nous avons terriblement souffert à cause de nos transgressions, une souffrance plus amère que l'armoise, la pire qu'Israël ait connue depuis qu'il est devenu un peuple [...] Les hérétiques [les sionistes] ont tout fait pour violer les serments, pour s'élever en force et saisir la souveraineté et la liberté à leur gré, avant l'heure désignée [...] Ils ont leurré la majorité du peuple juif dans une hérésie terrible [...] Et il n'est pas surprenant que Dieu se soit emporté [...] Et si grande fut la colère de Dieu que des justes ont péri à cause de l'iniquité des pécheurs et des séducteurs. (Ravitzky, Messianism, p.65)
En Pologne, la pensée rabbinique n'est pas différente. Le second Rébé de Gour et l'auteur du livre de renom Sefat Emet (La langage de la vérité), le rabbin Yehouda Leib Alter (1847-1905) , qui écrit bien avant la Shoah, trouve que le sionisme qui venait alors de naître constitue une menace grave pour les Juifs.
Jacob voulait vivre en paix quand il fut frappé par la calamité des sionistes [...] Voilà que Satan est venu et a jeté la confusion dans le monde. Les chefs sionistes annoncent que nous sommes menacés d'un grand danger qui se cache derrière nos murs et que le pouvoir des ennemis d'Israël est le plus fort - Dieu nous préserve! C'est pourquoi nous avons le devoir de nous protéger, pour éviter que la confusion s'empare des masses. Celui qui a un cerveau doit réaliser que, par leurs écrits absurdes, les sionistes me feront qu'augmenter l'hostilité, s'ils continuent, dans leur imprudence, à répandre le bruit diffamatoire que nous sommes en révolte contre les peuples et que nous sommes un danger pour les pays dans lesquels nous résidons. Leur prophétie de malheur risque alors de s'accomplir. (Yehouda Leib Alter, cité par Ruth Blau).
La veuve du rabbin Blau ajoute une note historique aux liens de cause à effet entre le sionisme et la Shoah. En rappelant le message que Theodore Herzl et Max Nordau diffusent au début du XXe siècle parmi les dirigeants européens :"Les Juifs constituent un élément étranger et destructeur pour les pays où ils habitent", elle cite un ministre du gouvernement de l'empereur François-Joseph :"Si la propagande malveillante selon laquelle les Juifs sont un danger pour le monde et sont des révolutionnaires continue, au lieu d'établir un État juif les sionistes vont causer la destruction des Juifs d'Europe." (Ruth Blau)
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Wasserman, Elhanan (1875-1941) : né en Lithuanie (empire russe). Il fait ses études talmudiques chez les meilleurs maîtres de son temps. Disciple de Hafets Haïm, il devient une autorité renommée du judaïsme lithuanien. Il interprète les événements contemporains dont la montée du national-socialisme en Allemagne.
Teitelbaum, Yoel (1887-1979) : né en Hongrie, ce rabbin de renom réussit, avec plusieurs disciples, à quitter l'Europe pour les États-Unis où il rebâtit sa communauté qui croît rapidement à New-York et aux alentours jusqu'à devenir un centre juif influent. Il dénonce la fondation de l'État d'Israël en 1948 et publie une oeuvre importante sous le titre Va-Yoel Moshe qui offre une base théorique à l'antisionisme articulé au nom de la Torah.
Ruth Blau (1920-2000) : née dans un milieu catholique français à Calais. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, elle entre dans la Résistance et aide, entre autres activités, des Juifs persécutés. Em 1951, elle se convertit au judaïsme. Bien avant de devenir la deuxième femme du rabbin Blau du Netouré Karta, elle participe aux nombreuses activités antisionistes.