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par Cinci » lun. 23 janv. 2017, 15:33
(suite)
J'ai revu le père Jean en fin de semaine.
38 ans derrière les barreaux
Pendant trente-huit ans, André Patry, le « père Jean » a été un témoin de l'amour inconditionnel du Christ pour toute personne dans le lieu de détention le plus dur du Québec, la prison de Bordeaux à Montréal. Ce livre nous raconte le parcours fascinant de cet homme au travers les yeux de France Paradis, communicatrice bien connue, qui est devenue à son contact bénévole auprès des prisonniers. Un récit sans complaisance sur un homme d'une profonde humanité qui a donné sa vie au service des plus délaissés de la société.
A propos du péché, de la justice et du pardon
C'est l'amour qui importe donc avant la loi. Pour André, la foi c'est vivre une relation personnelle d'amour avec la personne de Jésus; pas avec un principe, pas avec des dogmes ni avec le Code de droit canonique. Un père dominicain a déjà dit : Jésus n'est pas venu sauver une Église ou une morale; il est venu sauver les personnes.
Quand un gars demande à parler à André pour une confidence, avouer quelque chose ou n'importe quoi qui s'approche d'une confession, souvent André lui dit qu'avant même qu'il n'entre, qu'il était déjà pardonné. Le pardon est déjà dans notre désir de l'être. Le pardon de Dieu, c'est comme les fruits d'un arbre : ils sont offerts, on n'a qu'à les cueillir. En fait c'est ça qui est le plus difficile : accueillir le pardon. On est pardonné d'avance. En mourant sur la croix, Jésus a pardonné tous les péchés, depuis la création du monde jusqu'à la fin des temps. Thérèse d'Avila disait que le désir d'aimer, c'est déjà l'amour présent en nous.
Bon, mais quand même … est-ce que ce n'est pas un peu hasardeux de répéter chaque semaine à deux mille détenus que le pardon de Dieu est accordé à l'avance? Qu'est-ce qui les empêche de retomber, si on est pardonné à l'avance? Rien. Dieu ne punit pas, ni ne se venge. Il sait qu'on va tous retomber, nous tout autant que les détenus. Pas grave. Ça ne change rien à son amour. C'est pour nous que le pardon change quelque chose; on se sent alors aimé, on se sent compris et porté. Lui, il veut qu'on soit heureux, pas qu'on soit parfait. Le plus dur c'est vraiment de l'accueillir.
On manque d'humilité la plupart du temps et on continue de dire qu'on n'aurait pas dû faire ça, qu'on aurait dû être meilleur que ça. Dieu, lui, nous prend exactement comme on est, Il n croit pas qu'on « aurait dû faire mieux. » Il nous aime infiniment, point.
Le Christ nous habite
André est au début de son travail d'aumônier, en 1969, quand il fait la rencontre de Catherine de Hueck, qui marqua profondément son ministère. Radio-Canada diffuse un documentaire sur elle en trois épisodes. Pour le jeune prêtre, l'engagement de cette femme envers les marginaux et les rejetés est tel qu'il en est bouleversé. Cette baronne russe, catholique de l'Église d'orient, qui a connu Raspoutine et survécu à la révolution bolchévique en fuyant son pays, raconte comment elle se retrouve à New York, sans le sou et seule au monde. Elle va cogner aux portes des églises et des couvents, mais personne ne veut l'accueillir, sale et affamée comme elle est. Elle fini par se glisser sous un porche où scintillent dans la nuit ces mots en néon : "Jésus Sauve"
On la fait entrer, on l'oblige à se déshabiller devant tout le monde et on la pousse sous une douche sans rideaux. Les matrones la regardent en souriant et Catherine sent sa dignité s'écrouler en même temps que la crasse sur son corps. « Comme on te méprise, Seigneur », murmure-t-elle. André est complètement bouleversé en voyant que pour Catherine, c'est le Christ qu'on humilie en l'humiliant, elle. Il lui écrit sans tarder et demande à la voir. Cette rencontre sera non seulement le début d'une grande amitié, mais aussi d'une longue relation spirituelle où André trouve nourriture, apaisement et inspiration. De ses échanges avec Catherine, il tire quelques certitudes qui ne le quitteront plus.
L'une d'elles, c'est que … le Christ, c'est le pauvre, le malade, le prisonnier. Ce n'est pas un concept ou une idée. Non, pour de vrai. Il partage notre condition humaine à chaque instant. Il nous habite et poursuit son agonie en nous; il a le sida, le cancer, il tombe dans le coma à cause d'une mauvaise dose …
Les détenus ont tant de raisons d'être touchés par le Christ, lui qui a commis de si nombreuses fautes aux yeux des coutumes de son temps. Jésus a reçu des impurs à sa table, a touché des lépreux, a pardonné à la femme adultère. Et tant de fois où il n'a pas correspondu aux critères des gens de « bien » de sa commuauté!
Renoncer au vieux bougon
Pour faire connaissance avec la théologie à laquelle ont été exposés les détenus de Bordeaux, il faut renoncer à l'image du vieux bonhomme bougon qui tient un grand livre de comptes dans lequel inscrire nos fautes et nos bons coups, mais où, quoi que l'on fasse, on se trouve toujours en déficit. Il faut effacer l'idée d'un Dieu qui punit et récompense. Nan! Renoncez au Dieu qui aime ceux qui croient en lui et soupire d'agacement devant l'entêtement de tous les autres. Quoi d'autre? Ah oui! Une autre bêtise : le Dieu qui éprouve ceux qu'il aime et les soumet à la tentation.
En premier lieu, il faut savoir que Dieu n'attend pas que nous soyons parfaits. D'ailleurs, il n'attend rien de nous. Il nous aime infiniment, maintenant, tels que nous sommes. Il ne nous aimera pas davantage si jamais nous devenons meilleurs. André rappelle souvent que lorsque nous sortons de nos prisons de vanité, de dépendance de toutes sortes, de quête de pouvoir; quand nous nous libérons de ces chaînes-là, Dieu ne nous aime pas davantage, mais nous nous aimons davantage. Et nous sentons plus facilement l'amour de Dieu pour nous. Nous sommes plus heureux. Et Dieu ne veut qu'une chose : que nous soyons heureux.
Un jour André explique aux gars que Dieu est en eux, vivant, réellement. Qu'il nous habite et que nous sommes donc la maison de Dieu, des tabernacles ambulants! Il est heureux d'être là parce qu'il nous aime et qu'il a choisi d'être là. Nous sommes sa maison.
Un des gars, Denis, secoue la tête et finit par déclarer que Dieu ne peut pas être en lui …
- Mon père, si je vous invitais chez moi et que c'était plein de merde, sale, noir, des ustensiles souillés et que ça traîne partout : auriez-vous envie de revenir dans une maison semblable?
- Non, Denis, moi je suis un peu dédaigneux. Peut-être pas. Mais tu sais quoi? Dieu accepte d'aller où personne n'irait; et il y va avec joie!
C'est de ce Dieu-là dont André est passionné.
Le Dieu dont il a parlé toute sa vie, aux gars ou à ses amis, c'est un Dieu pour les hommes et des femmes ordinaires comme lui. Il dit lui-même qu'il n'aurait jamais pu être un curé de paroisse "dehors" : trop de gens te regardent dire la messe et vérifient que tu fais ça comme il faut. En prison, j'ai été libre! Libre de parler du Dieu qui m'habite.
La théologie qu'Il livre est si lumineuse et libératrice, sa vision de Dieu est si miséricordieuse qu'elle fait du bien. Comment expliquer autrement que presque une centaine de délinquants soient venus chaque semaine s'asseoir pendant deux heures dans cette chapelle! C'est que la foi qu'il propose est pleine de sens, ancrée dans la vie quotidienne, faite pour de vrais humains plein de désirs et de peines, qui font des erreurs et ont peur. Pour des humains souffrants qui font de leur mieux.
Accueillir inconditionnellement
Il y a quelques années, une travailleuse sociale de la prison lui disait : « On n'est pas payés pour les aimer. »- "Eh bien! Moi oui! Réplique André. Et même pas payé, je suis ici pour les aimer!" La travailleuse sociale n'avait pas tort, loin de là. Mais la perspective d'André est totalement différente. Il ne veut pas les "sauver". Il ne veut pas les "changer". Pas non plus qu'ils comprennent. Il veut les aimer et il a la certitude que l'amour peut tout.
Un jour, une des religieuses bénévoles de la prison vient voir André parce qu'elle est découragée : Pierre est revenu. Encore! Elle avait tant investi en lui! Ça n'a pas de bon sens! La réponse d'André a été une immense leçon que je n'ai pas oubliée : Ma sœur, si vous êtes dans cet esprit là, partez. Vous ne tiendrez pas le coup. Il faut que vous pensiez qu'il peut partir et revenir encore dix fois. Et la dixième fois, il vous faudra l'accueillir comme si c'était la première.
La dépression
Cette dépression crée une grave crise spirituelle, André ne songe pas à quitter les ordres, mais il remet beaucoup de choses en question. A commencer par la définition classique du péché et de la confession. Il a des crises d'angoisse à l'idée que quelqu'un pourrait être damné. Il a besoin d'être rassuré.
C'est là qu'il se souvient de sœur Aline et demande à la rencontrer. Cette carmélite hors du commun avait livré une conférence aux aumôniers de toute la province réunis en colloque, et André l'avait trouvée vraiment lumineuse. Il se présente au parloir où elle accepte de le recevoir et il lui ouvre son âme comme à un confesseur. Il lui avoue qu'il ne va plus se confesser […] La vieille sœur lui demande s'il croit qu'il est pardonné. « Oui? Très bien, dans ce cas, n'allez plus à la confesse. Vous aimez le ballet et le théâtre, allez, sortez mon père. Surtout, pas de retraite et ne priez presque pas … Je le ferai pour vous, je prierai à votre place. "
Aux matins les plus difficiles, avant de se rendre à la prison, la mort dans l'âme, il passe par le Carmel et dépose un billet pour elle : « S.O.S, ma sœur. » Aujourd'hui encore, André se rappelle avec émotion ce lien privilégié qui l'a soutenu pendant sa traversée du désert. Son silence me parlait plus qu'une longue conversation. Je savait qu'elle priait pour moi; tout le Carmel priait pour moi. J'ai mendié tellement de prières à cette époque-là.
Il voit le père Benoit Lacroix, le célèbre dominicain, qu'il ne connaît pas mais dont on lui a parlé. Cet homme de Dieu remarquable va permettre à André de se libérer de ses chaînes spirituelles. Quand André se présente à lui parce qu'il vient de lire la très sérieuse thèse de la prédestination qui prétend qu'une partie de l'humanité est prédestinée à la damnation, le père Lacroix lève les bras au ciel : « C'est des folies, ça! Ce sont des clercs qui n'avaient rien d'autre à faire que des maudits plans stupides. Ne vous occupez pas de ça. » Et c'en fut fini.
Devant le Saint-Sacrement de sa petite chapelle, une prière l'apaise complètement et le rassure. C'est la prière d'offrande à la Trinité d'Élisabeth de la Trinité :
Ô mon Dieu, Trinité que j'adore, aidez-moi à m'oublier entièrement
pour m'établir en vous, immobile et paisible comme si déjà mon
âme était dans l'éternité; que rien ne puisse troubler ma paix ni me
faire sortir de vous, Ô mon Immuable, mais que chaque minute
m'emporte plus loin dans la profondeur de votre Mystère!
Pacifiez mon âme; faites-en votre ciel, votre demeure aimée et le
lieu de votre repos; que je ne vous y laisse jamais seul; mais que
je sois là tout entière, tout éveillée en ma foi, tout adorante, toute
livrée à votre action créatrice.
Ô mon Christ aimé, je voudrais être une épouse pour votre coeur;
je voudrais vous couvrir de gloire, je voudrais vous aimer … jusqu'à en
mourir. Mais je sens mon impuissance, et je vous demande de me
revêtir de vous-même, d'identifier mon âme à tous les mouvements
de votre âme, de me submerger, de m'envahir, de vous substituer
à moi, afin que ma vie ne soit qu'un rayonnement de votre Vie.
Venez en moi comme Adorateur, comme Réparateur et comme
Sauveur.
Ô Verbe éternel, je veux passer ma vie à vous écouter, je veux me faire
tout enseignable; puis à travers toutes les nuits, tous les vides, toutes
les impuissances, je veux vous fixer toujours et demeurer sous votre
grande lumière […]
Ô feu consummant, Esprit d'amour, survenez en moi afin qu'il se fasse
en mon âme comme une incarnation du Verbe; que je lui sois une humanité
de surcroît, en laquelle il renouvelle son mystère […]
- Carmel de Dijon, 21 novembre 1904
Source : France Paradis, 38 ans derrière les barreaux. L'histoire du père Jean, Novalis, 2010