L'aube des nouvelles relations France-Québec

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Cinci
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L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » jeu. 03 nov. 2016, 5:41

Bonjour,

J'ai pensé faire ici l'équivalent d'une petite chronique parlementaire à saveur historique, en pompant sans vergogne dans les Mémoires de Georges-Émile Lapalme. Et alors la question : Qui était Georges-Émile Lapalme? C'est le monsieur qui fut le chef du parti libéral du Québec pendant les années 1950, c'est à dire durant les années de pouvoir de l'honorable Maurice Duplessis. Et qui accepta ensuite de céder sa place comme chef des libéraux du Québec au profit de Jean Lesage à la veille de l'élection du 22 juin 1960; date qui fut collectivement la plus importante pour nous selon Marcel Rioux (fameux sociologue), plus encore que le 15 novembre 1976. Le programme de la Révolution tranquille : c'était lui. Qui? Lapalme.

Alors, bras droit de Jean Lesage à partir de 1958 en quelque sorte, Georges-Émile Lapalme, ministre de la justice à partir de 1960 et … et le tout premier ministre des affaires culturelles du Québec soit un nouveau ministère qui fut crée en même temps qu'étaient entrepris tout une série d'innovations majeures, lesquelles auront contribué à pouvoir donner au Québec le visage que nous lui connaissons aujourd'hui.

De ses Mémoires écrites en 1972-1973, je retiendrai surtout ces passages où il aborde ce temps de la création du ministère des affaires culturelles ou pour le dire autrement "ce temps des débuts de la création d'un lien diplomatique permanent et direct entre la France et le Québec". Il en restitue un peu l'esprit qui était celui de l'époque, évoquant au passage la figure d'André Malraux , un de ces bonshommes que sa carrière lui aura permis de rencontrer à plusieurs reprises, et un de ceux qui l'auront le plus impressionné visiblement.

Aussi, voyons ce qu'il raconte :
  • Comme dirait Stendhal, j'en suis au troisième volume des « je » et des « moi ». Cela devient de plus en plus gênant et embarrassant; on se sent empêtré dans sa vie racontée et on se demande s'Il ne vaudrait pas mieux faire de l'équilibrisme comme Bona [Arsenault], et a parler à la troisième personne : « Ce jour-là, Lapalme alla au cinéma. »

    Le caractère personnel des souvenirs, devenus ensuite des mémoires écrits, fait trébucher sur cet obstacle purement mental. C'est tellement plus grave de taire la vérité.

    Pour certains qui sont au courant, il est bien évident que je côtoie certains rivages sans les décrire, certaines personnes sans les déplumer. A qui me reproche de me taire, je réponds : "Vous voulez sans doute que je dise : Telle ou telle chose s'est faite ou ne s'est pas faite parce qu'un personnage important était soûl comme une grive, ou tout simplement ne s'était pas levé à temps?" Vous décririez cela, vous? Certes, il y a des choses que j'aurais pu dire ou que je pourrais dire, et après?

    [...]

    Aujourd'hui me sentant moins scrupuleux, je reviens, pour l'exemple, sur un seul des faits escamotés, dont voici l'essentiel : au cours d'une rencontre organisée par Jean-Louis Gagnon avec Pierre Elliott Trudeau, à son domicile, aux environs de 1950-52, je demandai au futur premier ministre du Canada de joindre les rangs du parti libéral [du Québec] dans sa lutte contre Duplessis. Pierre Trudeau refusa en alléguant que nous n'allions pas assez loin dans le domaine social. Or, depuis 20 ans, on n'a pas encore rejoint le programme libéral de 1952 et monsieur Trudeau, mon voisin immédiat depuis 18 ans à Outremont, est maintenant premier ministre du Canada.

    Les années dures, je les ai vécues au cours desquelles tout le monde ou à peu près refusait de combattre en rase campagne sous un drapeau qui attirait les balles.

    Aujourd'hui, alors que je ne suis que le passé, Pierre Trudeau est peut-être très puissant. Mais il eût été encore plus essentiel qu'il le fût autrefois, il y a vingt ans, quand la victoire était ailleurs. Toutes les hésitations, tous les reculs devant le danger, tous les refus de s'embrigader ont probablement valu au Québec au moins 20 ans de retard. C'est cela qui est grave. Et c'est cela qu'on oublie quand on décore l'un des plus conscients des éteignoirs de l'époque, Roger Duhamel.

    Aujourd'hui, tout le monde maudit l'aridité duplessiste. Seul le gouvernement fédéral libéral récompense les artisans de notre « grande noirceur ».

    Je viens de citer un exemple. Pour ce faire, j'ai choisi le plus gros personnage de notre époque. L'exemple n'a pourtant rien de scandaleux mais dans les milieux fédéraux, où surnagent encore on ne sait comment quelques assassins du parti libéral provincial, on va me reprocher d'avoir dévoiler une toute petite partie d'une statue.

    […]

    Au début des années 1950, ils furent plusieurs à se décerner l'auréole de militants de la grève de l'amiante à Asbestos (Asbestos : mot anglais qui signifie amiante et qui désigne le grand centre mondial de l'amiante, dans le Québec.)

    Jean Marchand y avait risqué sa peau. Deux ou trois autres y avaient lancé une carrière. Avec le nivellement du temps, on finit par faire des héros avec les profiteurs qui oblitèrent littéralement les victimes. Qui se souvient de René Rocque? Il ne fut pas ministre.

    C'est exactement le même phénomène qui a donné la couleur du temps à l'histoire des années 60. A un point tel que je voudrais ne pas l'avoir vécue!

    L'autre jour, à la radio, j'écoutais une prétendue rétrospective des temps qui ont dérivé vers l'oubli ou l'histoire (17 juin 1972). Surtout vers l'oubli car l'histoire, c'est l'accumulation des choses fausses dites par des gens qui n'étaient pas là.

    Je me suis entendu. On avait découpé une conversation d'une heure et demie en petits morceaux appliqués ici et là sur la mosaïque dessinée par Pierre de Bellefeuille. Des gens témoignaient qui n'avaient rien eu à faire ni rien compris à la délivrance que nous avions opérée. Et cependant on leur accordait la crédibilité que l'on concède à un témoin visuel. Quelle misère que l'histoire!

    A cette même émission radiophonique, il m'a fait plaisir d'entendre Charles Lussier ramener Cité Libre à sa véritable dimension, c'est à dire à une toute petite revue pour petite chapelle et de toute petite influence. Il a été poli. Pour moi, Cité Libre ce fut zéro, sauf … 20 ans après, quand vint la distribution des prix.

    Il ne faut pas regarder la vie du haut d'un promontoire ni accepter avec indulgence toutes les vantardises des autres. Mais comment acceptera-t-on mes vérités?

    (à suivre)

Cinci
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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » jeu. 03 nov. 2016, 16:38

Juste pour préciser avant de poursuivre avec les Mémoires :
[+] Texte masqué
Les hagiographes de l'ex-premier ministre Trudeau ou juste de nombreux biographes qui écriront sur lui après les années 2000 sont très nombreux à commenter l'importance que la revue Cité Libre aurait dû représenter pour les intellectuels dans le Québec des années 1950. Cette revue d'idées avait été co-fondée par Pierre Trudeau et Gérard Pelletier en 1950. Il n'est pas inintéressant de voir ce que Lapalme en dit. C'est ce dernier qui devait affronter quotidiennement en chambre le redoutable chef de l'Union nationale, essuyer les moqueries et avaler les humiliations. La revue n'exerçait aucun impact sur l'opinion publique, laisse-t-il entendre. Pire. Il suggère que Trudeau s'attribuera plus tard des mérites qu'il n'aura jamais eu.

En 1956, Trudeau avait fait publier un recueil de textes intitulé La grève de l'amiante. Lors de la fameuse grève d'Asbestos en 1949, Trudeau y avait fait avant le temps son Bernard Henri-Lévy de lui-même, s'étant rendu sur les lignes de piquetage pour encourager les grévistes. Dans son livre, Trudeau expliquait que cette grève avait marqué le début d'une prise de conscience collective au Québec et initié quelque chose comme le début d'un ralliement contre le régime conservateur de Duplessis.

La grève

La grève sauvage mettait au prise des capitalistes américains de la compagnie John Mansville (multinationale) et les autorités du Québec de l'époque contre les travailleurs de la mine et leurs familles. La situation à la mine y était si dramatique que pour la première fois de l'histoire du Québec une grande partie du clergé québécois s'était désolidarisé du point de vue des évêques en général (lesquels faisaient front commun avec le pouvoir). A Montréal, chose singulière : l'archevêque de Montréal avait ordonné que chaque dimanche l'on fasse une quête spéciale dans chaque paroisse du diocèse, afin de soutenir les familles des grévistes.

Les conditions de travail du temps étaient assez épouvantables, les mesures de sécurité inexistantes. Travaillant sans masque, tous exposés à la poussière d'amiante durant des quarts de travail entier, jour après jour, les ouvriers tombaient en masse avant l'âge de soixante ans, victimes de l'amiantose, une forme de cancer provoqué par la silicate, la poussière d'amiante.

Pour économiser, faire des sous en extra, les patrons de New-York avaient même fait modifier le protocole d'opération de la mine, ordonnant des forages à sec (laissant tomber l'utilisation de l'eau en grande quantité, laquelle avait pour effet secondaire d'entraîner une partie de la poussière dangereuse). Le village d'Asbestos était recouvert en permanence de cette poussière. Même les enfants au berceau devait respirer ces particules qui s'infiltraient jusque dans les maisons. Vint une journée où les ouvriers refusèrent de descendre dans la mine jusqu'à ce que l'on voulut bien modifier la façon d'opérer.

Faut voir le portrait : la sûreté du Québec chargée de la répression, avec des policiers armés de mitraillette afin de faire respecter la légalité et la propriété privée, protégeant aussi les "scabs", les irréguliers embauchés pour faire tourner la mine sans les grévistes, ces derniers avaient droit à des services religieux à l'église pendant ce temps-là, vu l'assistance spirituelle qu'ils pouvaient recevoir à la fois du curé du village et des aumôniers du syndicat catholique. La pression sur les travailleurs était assez énorme, vu l'importance d'Asbestos sur le marché mondial de l'amiante.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gr%C3%A8ve_de_l%27amiante

Quand Georges-Émile Lapalme fait allusion aux libéraux d'Ottawa des années 50 comme des "assassins" du parti libéral du Québec, il veut rappeler combien les libéraux du Canada anglais (au moins jusqu'en 1958) s'entendaient plutôt bien avec le régime conservateur de Duplessis, quoi que l'on ait pu dire par la suite. En 1958, les libéraux d'Ottawa furent évincés du pouvoir par le parti conservateur de John Diefenbaker. Les libéraux du Québec de Georges-Émile Lapalme (et ensuite avec Lesage) en profitèrent pour s'affranchir davantage de la tutelle du grand frère, et alors qu'avait déjà été crée la Fédération libérale du Québec en 1955. C'est là que les Libéraux du Québec avaient pu se donner un programme nationaliste s'enracinant dans la particularité du Québec.

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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » jeu. 03 nov. 2016, 16:51

(suite)
Il y a des choses qui m'appartiennent et je les dis.

En avril 1961, la Chambre votait la loi créant le ministère des Affaires culturelles. […] Jean Lesage fut académique en lisant un discours qui fut probablement préparé par son secrétaire René Arthur; René Lévesque y alla de tous ses feux.

J'avais demandé à notre conseiller juridique de s'inspirer de la loi française en y ajoutant ou retranchant ce qui pourrait s'intégrer davantage à nos possibilités ou trop s'éloigner de notre conception des choses. A ma grande surprise, il m'apprit qu'en France on créait un ministère des Affaires culturelles par simple décret; c'était la nomination d'André Malraux qui avait entraîné la création de son ministère.

Il y avait peu de ministère de la culture dans le monde : aucun en Amérique.

En outre, à cause de notre situation géographique et démographique, certaines caractéristiques de la loi devenaient uniques au monde car notre culture d'essence française et canadienne, n'était que l'expression d'une minorité dans un continent où cependant, on en retrouvait des traces partout : dominantes dans le Québec, très fortes dans le reste du Canada, encore visibles aux États-Unis.

Les Français qui ignorent toujours tout de nous, croient immédiatement que la France étant le nombril du monde, elle a peuplé les USA de millions de « Franco-Américains » […] les « Franco-Américains », ce sont les deux ou trois millions de Canadiens français qui, nés au Canada ou aux États-unis, ont choisi d'être des Américains. Ils ont produit là des gouverneurs, des ambassadeurs, des évêques, des savants, des ministres, des stars de cinéma, des écrivains fabuleux comme Jack Kérouac, des villes, des États. Qui fut le premier maire de Chicago, de Milwaukee, etc.? Ils ont ouvert les grandes routes de l'Ouest. Aujourd'hui, dans toute la Nouvelle Angleterre, il sont encore un million de parlants français.

[…]

Un jour, devenu ministre des Affaires culturelles, je reçus du gouverneur du Missouri, une invitation toute spéciale d'aller assister aux fêtes commémoratives de la fondation de Potosi dans le même État. […] Dans lettre, le gouverneur insistait sur le fait que cette ville renfermait un « petit Canada » peuplé par les descendants des Canadiens français, qui, lors de la fondation de Potosi (vers 1800), y étaient arrivés en grand nombre. Son invitation se terminait par une demande touchante : pouvions-nous lui envoyer des drapeaux du Québec pour pavoiser les rues de Potosi. […]

Guy Frégault me remplaça à Potosi et en revint avec un récit de légende.

De là est né, à l'intérieur du ministère, le département du Canada français d'outre-frontières au pluriel, car nous en avions beaucoup. Nous n'entendions pas prendre charge de toute la francophonie nord-américaine et nous ne voulions à aucun prix jouer le rôle de grand-frère […] mais il fallait que l'on puisse voir qu'un phare s'allumait sur l'univers nord-américain et qui n'était pas yankee.

Et puis pour illuminer davantage les alentours de ce phare, n'était-il pas impératif de raviver les couleurs du signe de rassemblement : la langue?

Alors? Création de l'Office de la langue française. Sur le plan officiel, rien de semblable ne s'était fait ailleurs.

[…]

[Lapalme fait ensuite un retour sur la situation d'avant 1960 qu'Il présente comme une situation d'aliénation]

Dans ma paroisse à Joliette, il y avait la Garde Indépendante Saint-Pierre. D'abord, qu'avait-elle d'indépendante? De qui et contre qui était-elle indépendante?

Un ministre de Maurice Duplessis le savait sans doute car lors d'un congrès des Gardes Indépendantes, il proclama qu'elles étaient quelque chose comme un rempart contre le communisme et autres éléments subversifs!

Dans leur bel uniforme similaire à celui des SS, avec leur épée d'opérette et leur allure guerrière, elles nous rassuraient. Nous étions certains de vaincre car nous étions les plus forts …. à condition que rien n'arrive. Un simple pétard aurait tout volatilisé!

Quelle misère! Les évêques les bénissaient avec grandiloquence. Il fallait, d'ailleurs, voir ces valeureux soldats du Christ au moment de l'Élévation : debout, l'épée au clair, la voix du commandant se faisait entendre là où autrefois seule la voix du curé avait droit de cité. C'était théâtral, lyrique, barnumesque : ce n'était pas religieux. Et aujourd'hui, après ces bondieuseries sacramentelles, on est surpris de la désertion?

Eh bien! L'État versait des sommes aux Gardes Indépendantes, rempart de la culture et de la civilisation québécoise! Il y en avait à pleines pages, en petits caractères. Les Gardes, les Fanfares, les Harmonies, les Corps de clairon, etc., etc.

Ô mon pays, comment as-tu pu survivre? C'est probablement pour cela que je persiste à t'aimer et que je ne fais pas comme nos ambassadeurs à Paris, Jean Désy et Pierre Dupuy, qui sont retournés vivre et mourir à Paris, loin de toutes ces simagrées qu'ils n'avaient pas la force d'âme nécessaire pour les assumer! A chacun sa réussite ou ses rêves, selon que l'État en paye les frais!
N.B. : Il serait intéressant de faire le lien entre ce que dit Georges-Émile Lapalme et la scène du film La chat dans le sac cf le cauchemar de Claude s'imaginant journaliste et pris pour suivre l'évolution de la fanfare, les majorettes. Aliénation.

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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » jeu. 03 nov. 2016, 17:03

Suite)
On ne se doute pas des répercussions qu'eut, en-dehors du Québec, l'arrivée dans la politique d'un organisme comme celui des Affaires culturelles du Québec.

Uniques, ai-je dit, en Amérique du Nord, les Affaires culturelles créerent un courant de curiosité sérieuse.

Disons tout d'abord qu'en France, quand j'y allai comme Procureur général du Québec, on fit assez bien les choses mais quand j'y retournai comme ministre des Affaires culturelles, on fit jouer les grandes orgues. La Culture l'emportait sur la Justice, l'Économique, le Matériel. En France, naturellement, tout ceci n'avait pas à surprendre qui que ce soit, encore moins un familier de l'humanisme français.

Mais en Amérique? Mais ailleurs?

Innombrables furent les invitations que je refusai parce qu'en les acceptant, j'aurais passé mon temps à l'extérieur du Québec. Aujourd'hui, les ministres fédéraux n'ont pas ce puritanisme depuis qu'ils ont découvert la francophonie. J'aurais pu moi aussi, aux frais de la princesse, visiter l'Afrique, errer dans les ruines de Baalbeck, faire semblant de régler le sort de la francophonie au Liban, et sauver la latinité en Amérique du Sud.

Qu'importe! Dans l'esprit des autres et non des Québécois, le Québec prenait corps sur la scène internationale. Était-ce Jeune Afrique qui signalait notre existence comme peuple à l'occasion de la naissance culturelle du Québec? Je crois que oui. N'ayant aucun document pour accuser ou me défendre, j'affirme que l'Afrique nous a vu naître culturellement! Les Québécois, non!

A la rescousse de ce que j'ai énoncé sur l'impact crée par notre apparition dans le monde de la culture, je fais revivre un appel venu du gouvernement de l'Ontario. Ensuite, je fus invité par l'université de Toronto à aller parler de la culture « selon le Québec ». En même temps que de l'Ontario, je recevais une demande de renseignement des États-unis.

Les Français ne savent pas qu'à Montréal, nous sommes à 45 minutes de l'État de New-York et que pour la partie nord de cet État, Montréal est la GRANDE VILLE. En outre, nous avons une frontière commune avec un certains nombre d'autres États U.S.. Mais, quand on reçoit un message du Nebraska ou du Missouri, on est quand même aussi loin de ces lieux que de Paris à Moscou.

Eh bien! Ce fut de l'un de ces mondes éloignés que me parvint la demande la plus extraordinaire : le texte de la loi créant le ministère! Les cow-boys de Cheyenne durent se retourner dans leurs tombes. Que ce fut à Bowdoin (ou à Beaudouin) College ou à l'université de Vancouver, en Acadie ou en Aquitaine, on interrogeait le ministre des Affaires culturelles du Québec […] Notre époque, ou plutôt notre ère vibrera-t-elle dans la mémoire des hommes par des Homères et des Phidias ou par des Camilien Houde et des Laurent Barré?

Qui étaient-ils dans l'histoire du Québec? Ils gagnaient des élections et s'évanouissaient ensuite dans l'épaisseur du temps que le folklore lui-même ne ressusciterait pas, N'empêche que les Québécois s'abaissèrent jusqu'à leurs genoux devant eux pendant une ou deux décennies. C'est difficile d'être fier tout le temps.

Ce que nous avions pu être primitifs avec Maurice Duplessis!

Depuis que le Québec s'était donné un ministère des Affaires culturelles, les pays défilaient devant le Premier Ministre et l'auteur de ces lignes. C'est ainsi que commencèrent les « retrouvailles » non seulement avec la France mais avec les proches parents, la Belgique, l'Italie et tant d'autres pays.

Il faut songer à l'arrivée à Québec d'un attaché culturel français! En évoquant la résurrection du Québec, il faut citer deux noms d'ambassadeurs : Francis Lacoste et Raymond Bousquet.

Je possède encore une carte de visite que me remit l'ambassadeur de France, Francis Lacoste, au cours d'un banquet officiel au Cercle Interallié de Paris. Cette carte portait ces mots écrits à la main : « Haec dies quam Lapalme fecit. » Pour ceux qui n'ont pas profité des bourses de Paul Gérin-Lajoie, je traduis en français populaire : « Ce jour que nous devons à Lapalme. » Ce compliment m faisait d'autant plus plaisir que j'étais prêt à en assumer la vérité. Depuis ma première rencontre avec André Malraux en septembre 1960, le temps n'avait pas fait que glisser sur les jours et sur les rêves.

Nous avions acheté à Paris la maison du prince Murat, en face de l'archevêché. Cet hôtel particulier nécessitait de grandes réparations. Je me rappelle que René Lévesque, alors ministre des Travaux publics, avait envoyé là-bas l'ingénieur Désy pour y mettre sur pied l'organisation des travaux à entreprendre de la cave au toit.

Durant cet intervalle, passant à Paris, j'allai voir où on en était. Désy s'y trouvait. Je le revois, assis sur un madrier reposant entre deux boîtes. Devant lui, une pièce de contreplaqué que soutenaient deux chevalets. C'est là qu'il affrontait 12 ou 13 syndicats ou corps de métier! L'efficacité française dans toute sa splendeur!

[…]

A diverses reprises (et toujours à mes frais, quelle bêtise!), j'avais revu André Malraux. Lorsque nous fûmes prêts à ouvrir nos portes, j'allai le voir et il m'indiqua la procédure à suivre. Jean Lesage inviterait le général de Gaulle et celui-ci déléguerait le ministre des Affaires culturelles André Malraux.

En octobre 1961, les choses se passèrent ainsi. Il y avait ce jour-là, cette luminosité du ciel de Paris que les Français croient unique au monde. Quand il fait soleil à Paris, chacun sort pour l'adorer comme un dieu égyptien.

Lorsque la masse des Québécois déjà rendus à Paris se rassembla rue Barbet-de-Jouy, elle s'aggloméra à la masse elle aussi très nombreuse des ministres, des députés et des principaux fonctionnaires du Québec.

Au cours des entrevues avec André Malraux, celui-ci m'avait dit que le général de Gaulle entendait recevoir le premier ministre du Québec comme un chef d'État sauf que le protocole interdisait au Président d'aller accueillir Jean Lesage à l'aéroport. De plus, tous les ministres québécois seraient logés aux frais de l'État français pendant toute la durée des manifestations officielles. Un programme excessivement chargé prévoyait un dîner d'État à l'Élysée, après quoi les députés du Québec seraient invités à une gigantesque réception au cours de laquelle le général de Gaulle se ferait présenter, un par un, tous les invités.

Jean Lesage arriva donc après nous à Paris où se trouvaient les ministres, les députés, les journalistes et les invités spéciaux […] Je me rendis à Orly pour voir arriver le premier ministre et surtout vérifier sur place la splendeur de l'accueil promis.

Ce fut magnifique : le tapis rouge, la fanfare de la Garde républicaine, le pavillon présidentiel, un ministre français au micro, les discours brefs mais significatifs.

A la Délégation du Québec à Paris, ce fut une fête.

Dans l'ancienne salle de bal du prince Murat, la foule très dense ne cachait pas les œuvres abstraites de nos peintres qui crevaient le blanc des murs. André Malraux, en y entrant, me dit aussitôt : « Les figuratifs vont hurler! » Sur l'estrade improvisée, les responsables prirent place : le ministre Malraux représentant de Gaulle, le premier ministre du Québec, le ministre des Travaux publics du Québec ainsi que celui du Commerce et de l'Industrie, Charles Lussier et moi. […] J'entends la voix de Jean Lesage, j'écoute encore celle de d'André Malraux.

Et j'écoute toujours. Le passé émet des sons.

A partir de ce moment, ce fut un carrousel étourdissant. Heure après heure, jour après jour, l'escorte des motards parisiens nous fit découvrir une France disciplinée. La toute-puissance de la police s'incarnait dans ces motards : un geste de la main droite libérait les Champs-Élysés. J'avais beau la bien connaître, cette France de mes ancêtres, je ne pouvais croire à son vingtième siècle. Je me sentais reporté à Louis XIV ou Napoléon. Pour le Nord-Américain que j'étais depuis 300 ans, pour le touriste que j'avais été plusieurs fois, la France qui nous recevait était celle d'un autre âge.

Aujourd'hui, onze ans plus tard, je sens encore dans mon dos le friselis que dessina le son multiple des trompettes à l'Hôtel de ville de Paris, tout au long du grand escalier qui nous menait … à la gloire quoi!

Le frisson, littéralement parlant, est encore là. Il me semblait avoir joué dans un film historique de Cecil B. deMille.

Au moment où j'entendais mes amis français se plaindre du retard de la France vis à vis l'Amérique du Nord et à l'instant où je la défendais devant eux en invoquant son effort de redressement, je ne pouvais m'empêcher, il est vrai, de voir le fossé qu'elle avait à franchir pour nous rejoindre mais je pensais surtout à l'exploitation que l'on faisait partout de son passé, de son passé sur lequel on s'était déjà reposé si dangereusement il n'y avait pas si longtemps.

En fermant les yeux, comme dit le lyrisme d'un opéra, j'aperçois la longue table du dîner d'État. Le Général domine tout. Il est vrai que depuis longtemps, je suis un de ses fidèles mais, comme depuis mon admiration pour lui a changé de versant, je crois pouvoir dire en toute objectivité que sa présence dépassait même sa renommée. Face à face avec le général de Gaulle, on n'était même pas un interlocuteur.

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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » dim. 06 nov. 2016, 1:46

(suite)

Loin à l'arrière, près d'une colonne, seul, je regardais bien le spectacle de cette foule mais je songeais surtout à ce décor, à ce protocole ancien, à cet éclat gardé intact, à cet homme prestigieux qui restituait au présent tout ce que le passé avait crée en lui, c'est a dire "une certaine idée de la France",

Quelqu'un me toucha l'épaule : dans l'obscurité relative de la salle je reconnus René Huyghe portant le célèbre habit vert de l'Académie française et la non moins célèbre épée que ses admirateurs présentent toujours au nouvel académicien. - "J'ai à vous parler, me dit-il. Puis-je le faire ici?"

C'est à Montréal, où il était venu faire une série de conférences télévisées sur l'art, que j'avais fait la connaissance de René Huyghe. Était-ce chez le baron de Sainte-Suzanne, alors consul général de France à Montréal? Par la suite, grâce aux bons offices de Charles Lussier et de Robert Élie, je l'avais rencontré à Paris à diverses reprises. [...] Nos rencontres, en un mot, n'autorisaient à une certaine familiarité souriante que René Huyghe acceptait et accepte encore avec l'aisance que donne la véritable générosité intellectuelle. Pendant le "divertissement" faisant la joie des autres, René Huyghe et moi avions l'air de conspirateurs, d'autant plus que l'académicien avait une épée!

- "Voilà, me dit-il. Il y a ici une Académie qui s'appelle l'Académie Septentrionale. J'en fais partie. Maurice Garçon, que vous connaissez comme avocat, en est membre. Maurice Baring d'Angleterre siège avec nous, etc. Paul Claudel était le plus illustre de nos collègues : il s'agit de le remplacer."

[...]

C'est bien beau de s'être laissé faire une réputation d'homme cultivé mais, culture ou pas culture, quand on ne connaît pas la chose, on ne la connaît pas. Or je ne connaissais rien de l'Académie Septentrionale. A plus forte raison étais-je dans l'ignorance complète de ses problèmes, surtout celui que créait la mort de Paul Claudel.

"Paul Claudel était un membre titulaire et non pas un membre correspondant. Pourquoi m'en parler? Pourquoi, si le mot n'est pas trop gros, me consulter?"

René Huyghe poursuivit :
- "J'ai pensé au Québec. Le Septentrion s'étend jusque là. Pensant au Québec, j'ai pensé à vous pour remplacer Paul Claudel !!!"

Il y avait l'ombre complice dans laquelle nous étions plongés face à l'illumination du podium où tournaient les ballerines, il y avait l'euphorie de cette soirée et de cette semaine étourdissante qui creusait le sillon des futurs germinations franco-québécoises. Il y avait quelques uns des grands noms de l'Europe, il y avait l'Académie française, il y avait René Huyghe, là, dans son bel habit vert ... et qui me demandait, à moi, de remplacer Paul Claudel !

Jamais je n'ai porté les stigmates de notre infériorité comme ce soir-là. C'est en éclatant de rire que j'exprimai tout cela. Quelques personnes se retournèrent en faisant "chut". Je croyais sincèrement que René Huyghe venait de se moquer de moi : l'occasion, l'herbe tendre, le climat, le champagne, le patriotisme, le Québec, la France éternelle, le Général ...

C'était sérieux.

En captant ensuite tout le sérieux de ce geste, je me sentis à la fois repentant et reconnaissant, sans toutefois tomber dans le piège de l'autosuggestion, de celle qui aurait pu me faire dire à moi-même : Écoute, mon vieux, c'est arrivé! Tu remplace Claudel!

Malgré les protestations de René Huyghe, je continuais à rire en lui disant : "Mais voyons! Vous affirmez que tout ceci est vrai, sérieux, plausible. Mais moi, dans tout cela, je ne fais pas le poids! Je ne suis pas un écrivain! Et succéder à Claudel! Vous n'y pensez pas!" Il n'y pensait que trop, car il finit par avoir le dernier mot : "si je vous propose et si vous êtes élu, accepterez-vous?" Tout cela ressemblait à un jeu dont ma réponse faisait partie : "Très bien! J'accepterai."

L'automne et l'hiver passèrent. Rien de cette conversation ne demeurait dans mon esprit quand je reçus de Guy Frégault le message suivant :

Ministère des Affaires Culturelles
Note pour M. Lapalme
Nouvelle de votre élection à l'Académie Septentrionale.
Vous y succédez à Paul Claudel.
Les circonstances m'autorisent à être le premier à vous offrir
mes félicitations.
26/3/62

Après beaucoup de conversations téléphoniques, de lettres et de voyages Montréal-Paris-Bordeaux, la date du 14 novembre 1962 fut retenue, tant à Paris qu'à Québec.

C'est le 14 novembre 1962 qu'eut lieu l'élection générale du Québec; j'étais à l'hôpital dans un corset de plâtre. Si ma mémoire ne me trompe pas, au même moment en France, on procédait soit à des élections législatives soit à un référendum. Ainsi se termina ma carrière académique. N'ayant jamais été reçu, je n'ai jamais prononcé mon discours de réception sur Claudel. De 1963 à 1969, je n'en entendis plus parler. Depuis 1969, je reçois des nouvelles de l'Académie Septentrionale. Georges-Émile Lapalme en est toujours membre. Malheureusement les lettres du secrétaires m'arrivent par bateau deux mois après la réunion prévue! Le chancelier de 1962 fut très longtemps malade et laissa passer le temps. L'aimable Maurice Garçon le remplaça mais un accident d'automobile l'immobilisa jusqu'à sa mort.

Et j'ai toujours le droit de croire que je suis membre de l'Académie Septentrionale et le successeur de Paul Claudel!

Cinci
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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » dim. 06 nov. 2016, 2:49

(suite)
Voilà où me conduisirent, ce soir-là, les fastes de l'Élysée. En regroupant d'avance les mois et les années qui s'égrenèrent autour d'une amitié beaucoup plus qu'autour d'un honneur immérité et sans suite, je tente de faire se rejoindre deux événements séparés par le temps mais similaires dans leur développement.

Dans la pénombre bleutée où nous nous étions retranchés, René Huyghe et moi, il fut question d'une autre Académie, l'Académie française : Jean Lesage et moi étions invités à assister à une séance de travail des Immortels. René Huyghe m'apprit que cet hommage et cet honneur avaient été "commandés" par le général de Gaulle qui, comme chef de l'État, était le protecteur de l'Académie française. Cette participation était exceptionnelle car aucun étranger n'avait eu cet honneur depuis le passage du Tsar Nicolas II en 1896.

Cette séance eut lieu le 5 octobre 1962. On autorisa le magazine Paris-Match à prendre des photos.

A la dernière minute, il fut décidé de céder aux instances de Paul Gérin-Lajoie et d'admettre celui-ci en même temps que René Lévesque. Ils prirent place sur des banquettes, à l'autre bout de la salle.

En se penchant sur la meilleure des photos, on voit que Pierre Dupuy, Jean Lesage et moi-même occupions une position centrale : l'Académie nous entourait! Sur une toute petite estrade dominant cette petite assemblée, on voit le secrétaire perpétuel Maurice Genevoix ayant à ses côtés Henri Massis et André Chamson. Derrière Pierre Dupuy, il y a Marcel Achard; devant, mais vu de dos, le général Weygand alors âgé de 94 ans. Me faisant face, René Huyghe.

Faisant abstraction du décor, dominé par le portrait de Richelieu, nous voyons à l'extrême gauche, à l'entrée de la photo, Daniel-Rops alors très occupé par La vie quotidienne en Palestine au temps de Jésus; à la droite, je me rappelle que je me suis appuyé sur le pupitre d'André Maurois dont on voit la tête blanche penchée sur un texte. A côté, le biologiste Jean Rostand. Je reconnais Jules Romain.

[...]

Aujourd'hui, dix ans plus tard, quel est le jeune contestataire, dépositaire, naturellement, de toute la science ou de toute l'ignorance du monde, qui pourrait me citer une oeuvre, une seule, d'un de ces académiciens? Et pourtant, dix ans seulement ont passé là-dessus.

[...]

Cette séance de travail, c'était celle qui chaque semaine réunit les membres de l'Académie autour du fameux dictionnaire.

On en était alors à la lettre C et le mot chaud faisait surface; il engendra un débat dont j'ai gardé un souvenir très précis. Chaque académicien avait devant lui le texte du précédent dictionnaire; ce texte servait de base à la discussion. [...]

Dix-sept ans avaient à peu près effacé les traces de la guerre et Weygand siégeait à l'Académie ... en face de nous. Cet homme petit, grisonnant mais non blanchi, me stupéfia quand vint le moment d'aborder l'expression : un combat chaud. Weygand s'éleva véhémentement contre la définition du dictionnaire précédent; son intervention rapide, saccadée, exprima dans des phrases brèves et à peine coupées par un arrêt, ce qu'était un combat chaud.

Passé ce moment, la mémoire capte et retient un instant amusant que les Académiciens ne saisirent pas.

On en arrivait à : chien chaud.

Naturellement, les Français ne sont pas tenus de connaître l'anglais. Encore moins l'américain. Tel n'est pas notre cas à nous, pauvres bilingues. Aussi, dès l'arrivée de ces deux mots dans la discussion, Jean Lesage, malgré le protocole qui nous imposait le silence, pensant sans doute aux deux cent millions d'Américains et aux quelques millions d'Anglo-Canadiens qui depuis un temps immémorial font leurs beaux soirs et leurs beaux dimanches du hot dog, crût-il nécessaire d'injecter dans les savantes dissertations un tout petit peu d'universalité de la langue française en rappelant que chien chaud avait également un sens bien différent dans la francophonie américaine. Ces messieurs, à mon grand étonnement, ne comprirent absolument rien à cette remarque : ils étaient dans le vase clos français, imperméable à toute influence venant de plus petit que soi.

Parlant plus tard avec quelques Académiciens, je fus étonné d'apprendre qu'ils ne comprenaient pas l'expression : homme chaud, c'est à dire, dans le parler canadien, un homme en état d'ivresse. Or, le chauffeur que notre ami Jean Cescas, Béarnais des Hyperphosphates Reno, avait mis à notre disposition,avait réagi immédiatement à notre question :"Un homme chaud? Mais c'est un homme ivre!" Le chauffeur s'appelait Garrigue et gardait un accent mêlé de béarnais et de provençal.

Comme quoi on peut être académicien et se situer loin du populaire.

Cinci
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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » dim. 06 nov. 2016, 14:43

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... ceux qui ne furent pas à Paris en cette semaine automnale de 1961 ne croiront jamais à la féérie montée par de Gaulle pour le plus important fleuron de la francophonie. [...] Les Européens savent recevoir. Un long passé diplomatique patiné par des siècles de savoir-vivre s'est incrusté dans leur vie publique et nous oblige à comparer notre simplicité à leur apparat.

Le fracas de notre entrée dans Paris dynamita tout de même un passage vers la scène internationale où devait se dérouler plus tard des incidents disgracieux et inutiles. Quelques hurlements perdus dans la nature d'Ottawa ne changèrent absolument rien : nous étions en France, nous étions en Europe pour y rester. Nous voulions que nos représentants nous représentent et ne deviennent pas uniquement les amis intimes des ducs et des duchesses, des comtes et des comtesses, des happy few de l'aristocratie de l'argent ou de l'armorial.

Ici, il y aurait un terrible réquisitoire à dresser contre l'ambassade du Canada à Paris avant l'arrivée de monsieur Jules Léger. J'y reviendrai peut-être, si j'en ai le temps.

[...]

Suivant son invitation et notre acceptation, Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux, nous avait envoyé au cours de l'hiver 1961-1962, Gilberte Martin-Méry, des musées de Bordeaux. D'un océan à l'autre, elle avait inventorié et retenu les oeuvres canadiennes qui devaient illustrer le thème du mai de Bordeaux. Cet hiver-là, je fus très surpris de voir qu'elle avait découvert seule et à Toronto, La chasse aux tourtes, de Plamondon!

De tous les gouvernements du pays, y compris Ottawa, le Québec était le seul participant à y aller de ses deniers. Ce serait la première mais non la dernière fois.

Reçu à Bordeaux sur la tapis rouge et par la fanfare municipale, j'avais à mes côtés un personnage dont je me voudrais de taire le nom : Roland Olivier, Français du Canada (comme devait dire de Gaulle) , plus français que les Français, plus canadien que les Canadiens, établi ici depuis plus d'une décennie et dont l'épouse avait vécu à Bordeaux pendant la guerre. Les journalistes donnèrent à Roland Olivier le titre de "chef de cabinet du ministre des Affaires culturelles du Canada!"

Le ministre des Affaires culturelles du Québec fut le seul représentant canadien à être l'invité de la ville de Bordeaux pour toute la période du mai : j'y demeurai donc après l'ouverture pendant que l'ambassadeur Dupuy et le gang de Radio-Canada s'en retournaient chez eux. La fête continua sans eux.

Mais ... il y eut un mais.

Au premier plan, nous étions trois : le maire de Bordeaux, l'Ambassadeur Dupuy et moi. Il y eut un discours par les deux premiers : naturellement le rôle du Québec disparut sous le style vieillot, fleuri et parfumé du représentant canadien. L'ambassadeur s'était fait accompagner d'une cour : René Garneau, alors ministre diplomatique à Paris, un attaché de langue anglaise et sa femme, un secrétaire, etc. Radio-Canada était présente par l'image et la radio.

Radio-Canada promenait ses caméras autour de Pierre Dupuy et lui allongeait les micros, ou plutôt, les lui rapetissait à sa hauteur; il tournoyait et parlait. Mais je n'avais pas tout vu! Le caméraman cherchait des personnages . Or, j'étais le premier en liste du côté des Québécois. On se mit donc en frais de me photographier et de m'interviewer. Il arriva alors ce qu'on appelle aujourd'hui une agression.

L'attaché anglais (pardon! l'attaché canadien-anglais) se précipita aussitôt en un "plongeon" très réussi vers les techniciens et, sans s'apercevoir que ma femme était à mes côtés, leur cria littéralement ceci, en français : "Surtout, pas lui !!!" Si je pouvais me rappeler son nom, avec quel plaisir je le mentionnerais, le sien et celui de sa snob et jolie femme!

C'est ainsi que Radio-Canada interrogea longuement Paul Toupin, fonctionnaire à Paris, quelques bons canadiens de passage et quelques Français sympathiques, mais laissa de côté délibérément le représentant officiel du Québec. Les ordres, comme on vient de le voir, venaient de l'ambassade.

[...]

Après ce chapitre [...] il y eut, dès mon arrivée, dans les bureaux du journal Le Sud-Ouest, l'un des quotidiens les plus importants de France, une réception au cours de laquelle me fut remise une très lourde médaille. [...] A ma grande surprise, j'y retrouvai René Garneau. C'est là que j'appris ce qui s'était passé dans la coulisse diplomatique et internationale. Le mot surprise peut surprendre mais, dans les mois précédents, il n'avait été question que du jumelage Bordeaux-Québec et jamais on n'avait émis l'idée d'une participation autre que la nôtre. Cependant, au Sud-Ouest, on m'apprit que le traitement accordé au Québec était unique et qu'aucun autre Canadien, fût-il ambassadeur, n'aurait le même privilège.

Nous étions les invités. La longue table revit devant mes yeux fermés : le président de l'Assemblée nationale Jacques Chaban-Delmas, des membres de l'Académie française dont André Maurois, Pasteur Valéry-Radot, des notables, le tout dans un cadre parfait.

[...]

Ce qui vient ci-après m'a été rapporté non par le préfet d'Aquitaine mais par un personnage officiel dont le témoignage est pour moi digne de foi. Ce témoignage je l'ai recueilli le jour même du délit. Au nom de la sacro-sainte diplomatie, on niera probablement tout cela en le qualifiant de bobard, mais le Canadien qui m'a raconté la chose devant témoins, à Bordeaux, est toujours vivant. Quant à M. Delaunay, toujours préfet d'Aquitaine, je n'irai certainement pas lui demander d'ajouter à ses hautes fonctions celles d'anecdotier des vanités canadiennes.

Au lendemain de notre dîner qui représentait plus qu'un hommage, la nouvelle en parvint à notre ambassadeur Pierre Dupuy, encore à Bordeaux. Il y avait donc eu ce dîner flatteur pour le petit francophone que j'étais entouré de l'immortalité à laquelle les Français croient dur comme fer. L'ambassadeur se plaignit de n'avoir pas été invité chez le préfet alors qu'un simple ministre provincial y avait tenu le haut du pavé.

On lui répondit que le préfet invitait qui il voulait.

Et l'ambassadeur repartit pour Paris.

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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » dim. 06 nov. 2016, 15:24

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... puisque mes radotages s'agglutinent autour de Bordeaux, pour ma satisfaction personnelle il faudrait bien que je dise mon étonnement et mon admiration devant le culte scientifique que l'on y voue au vin et à la gastronomie. -"Vous allez à Bordeaux? Dieu vous garde! Vous allez manger et boire à en crever!"

C'est l'Impression que j'en avais gardée lors d'un séjour précédent. [...] Au dîner de la Chambre de Guyenne, nous étions entourés d'experts. Les Grands Vins y arrivèrent comme des rois. Jamais comme ce soir-là, je n'ai entendu un vocabulaire aussi étendu au sujet des vins. Ils étaient devenus des personnages : ils avaient du jarret, ils étaient comme un vieux monsieur, ils avaient même quelque chose comme de la cuisse!

[...]

Tout comme maintenant il m'est agréable de me reposer quelques instants, dans une grande maison bordelaise un soir de manifestation épuisante et d'y faire une double rencontre.

Une jeune femme se présenta :"Mon nom de femme mariée ne vous dira rien : Madame Une Telle. Mon nom de jeune fille vous rappellera l'histoire du Canada durant les dernières heures du régime français."

Je pensai à ma grand-mère qui avait connu un oncle né sous Louix XV !

- Vous m'Intriguez d'autant plus, lui dis-je, que le port de Bordeaux a vu partir les derniers secours vers Québec.

Elle sourit et me dit : "Je suis Mademoiselle Gradis. Ça vous dit quelque chose? "

Si ça me disait quelque chose !

Toute la guerre de la Conquête et tout le François Bigot de Guy Frégault cessaient d'être des livres : j'avais devant moi la matière vivante de ce qui avait été la désespérance de mes ancêtres. Les Gradis! Bigot ! Voltaire ! Les écuries de Choiseul pendant que le feu était à la maison ! La Conquête, ou plutôt ce qui est pire, la Cession !

C'était là-dedans que j'avais vécu, historiquement et sentimentalement. Et elle était là, la descendante des Gradis ! A l'évocation du nom de Gradis, celui de Bigot résonne, surtout quand dans un salon bordelais, telle une apparition, une descendante de l'armateur juif, banquier de Bigot, témoin et participant dans le drainage des fonds de la colonie, vient à vous et vous dis qu'elle est l'arrière-arrière-petite-fille d'Abraham Gradis qui devait mourir "plusieurs fois millionnaire" à la veille de la Révolution, en 1780, 30 ans après la Cession.

Tout ceci dit simplement.

Dans sa biographie de François Bigot, Guy Frégault, en 1948, terminait ainsi :

  • A partir de ce moment les documents ne nous apprennent plus rien sur François Bigot. Il disparait, probablement sous un autre nom que celui qu'il avait déshonoré sans qu'on puisse seulement connaître la date de sa mort.


Avec Mademoiselle Gradis, je touchais à cette énigme :

- La tradition orale, dans votre famille, donne-t-elle des renseignements sur l'endroit où Bigot est mort? "Non, répondit-elle. Il y a deux versions : le Brésil ou la Suisse. Nous croyons que c'est la Suisse."

Quelques semaines plus tard, de retour à mon poste de Québec, je lisais la belle Revue de l'université Laval quand je tombai sur un article qui révélait la fin ultime du célèbre intendant. Comme l'avait prévu Guy Frégault, l'intendant Bigot disparut sous un faux nom, en Suisse, où il est mort apparemment très riche.

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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » ven. 11 nov. 2016, 6:23

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Au tout début (flash back) :
  • En juin 1960, peu avant notre arrivée au poteau, le général de Gaulle fut reçu au Québec par le gouvernement agonisant d'Antonio Barrette. Lors du dîner d'État, il eût le temps de percevoir les vibrations que la terre québécoise produisait faiblement mais continûment. C'est à partir de cet instant que les idées se mirent à voyager du côté français. J'arrivai juste à temps pour les cueillir.

    Au débarqué à Paris [...] je finis par obtenir une provocation longtemps désirée : "Dès demain, vous allez raconter cela à Malraux". Séance tenant, il fut décidé d'utiliser les services d'un Compagnon de la Libération.

    Demain, chez Malraux! [...] Au matin du lendemain, vers 9 heures, au téléphone, j'appris qu'André Malraux me recevrait à 3 heures dans son bureau du Palais-Royal.

    Mais que s'était-il passé dans l'intervalle et comment en était-on arrivé aussi rapidement à l'acceptation d'une telle entrevue alors que, personnellement, je n'avais rien demandé officiellement? Les faits me furent racontés plus tard par notre ex-commando et confirmés pour partie par Malraux lui-même.

    Il faut d'abord acquérir une certaine connaissance des choses françaises, particulièrement de celles qui s'intégraient au gaullisme. C'est ainsi, par exemple, que les Compagnons de la LIbération, c'est à dire ceux qui, dès la première heure, s'étaient fait du danger un aliment quotidien, jouissaient encore, quinze ans après la guerre, d'un prestige inégalé dans les milieux politiques du pouvoir. Ayant leurs entrées presque partout, rien n'était plus facile, pour l'un des leurs, que de franchir la porte des Affaires culturelles dont le titulaire n'était autre que le colonel Berger, de la Résistance, celui qui, contrairement à ce qui s'écrit dans l'Histoire, était entré le premier sans Strasbourg libérée, le prestigieux écrivain André Malraux.

    Mais, car il y eut un mais hénaurme [...] il se trouva quelqu'un, aux Affaires culturelles, qui s'adressa d'abord non pas à son ministre mais aux Affaires étrangères, où naturellement on lui intima qu'il fallait passer par l'ambassade du Canada à Paris. Je refusai, surtout que je n'avais rien quémandé [...]

    Finalement, le Général eut vent de la chose et, d'un geste impérial, mit de côté les Affaires étrangères et commanda au ministre des Affaires culturelles de recevoir le "ministre canadien". André Malraux, ainsi débarrassé de la lourdeur bureaucratique française, m'accueillit comme un collègue.

    A 3 heures de l'après-midi j'entrai dans le bureau du ministre des Affaires culturelles de France [...]

    Les personnages de la politique ne m'ont jamais tellement intéressé. L'homme que j'avais devant moi, au Palais-Royal, pouvait bien être une Excellence, mais, face au passé, au présent et à l'avenir, je le statufierais dans l'Histoire à côté des grands artistes et des grands courants du XXe siècle : Renoir, Picasso, Braque, Chagall, l'Indochine, la guerre d'Espagne, La Condition humaine quoi!

    [...]

    Traversant l'espace que sa table de travail mettait entre lui et nous, il vint s'asseoir de notre côté, à la manière nord-américaine, distribua les cendriers à droite et à gauche, mit par terre des cigarettes françaises et américaines, puis, après les phrases qui servent toujours de prologue, il entama réellement la conversation à sens unique précédant notre échange de vues.

    Il y eut d'abord un aveu de culpabilité au nom de la France en même temps qu'une manifestation de modestie absolument sincère. Habitués que nous étions jusqu'alors à considérer les Français comme les grands frères de la civilisation que nous tentions pauvrement de représenter en terre américaine, nous avions toujours été obligés de faire un plaidoyer en notre faveur contre l'oubli total de la France envers nous. L'aveu d'André Malraux était, à mon avis, le premier du genre et le plus inattendu,

    Après toutes ces années, il me semble qu'il a parlé ainsi : "Au niveau et à l'instant où nous sommes, il est inutile de se leurrer avec des mots ou avec des faits qui n'existent pas. Ce serait absolument faux de dire que nous avons toujours pensé à vous, que nous avons toujours reconnu ce que vous avez fait, que nous vous avons toujours suivi des yeux. La vérité c'est que nous vous avons totalement oubliés et que nous ne nous sommes jamais occupés de vous. Aujourd'hui, il se trouve qu'un homme de génie, le général de Gaulle, vient d'entrevoir une réalité et un potentiel. Partons de là. Vous êtes isolés en Amérique du Nord à côté de l'une des deux plus grandes puissances du monde."

    Au début je fus un peu distrait par les tics dont parle Simone de Beauvoir dans ses Mémoires, mais peu à peu je cessai de les voir, et ce, jusqu'à ce jour.

    André Malraux demeure, au moins pour moi, le dernier des grands romanciers. Il a été une littérature active d'une époque et le porte-étendard politique d'une autre. Après la guerre d'Espagne, de Gaulle! Tout cet enchevêtrement d'art et de vie publique m'a fasciné et me retient encore au bord de l'admiration.

    A ce moment de la vie du monde, on parlait beaucoup de la civilisation américaine, de cette prétendue civilisation dont nous, Canadiens, sommes les premiers bénéficiaires ou les premières victimes.

    Ce fut là le point de départ du trajet intellectuel d'André Malraux face à l'Amérique française. "Il n'y a pas, affirma-t-il, de civilisation américaine : il y a deux aires de civilisation, l'une qui vient de ce que l'on appelle l'Orient et l'autre de l'Occident. Les Américains sont à l'intérieur de l'une de ces aires : vous savez laquelle."

    Subitement, les mots tombèrent sur le Québec d'alors. Sidéré, j'entendis énumérer nos petites mais véritables richesses, celles d'une vie séculaire perdue, mais vivante, dans l'immensité chantée par un de nos poètes : Alain Grandbois. [...] de nos tabernacles dorés, de nos coqs gaulois, de nos bahuts, de nos origines occidentales portant le nom de France. "Il faut venir à Paris nous montrer tout cela!"

    Et moi qui venait à Paris demander au gouvernement français la permission de nous établir sur la place de Paris!

    A l'Époque de la guerre civile d'Espagne (1936-1939) , André Malraux était venu à Montréal mais. dans le temps et l'espace, tout cela était si loin, lors de notre entrevue, que sa connaissance des choses du Québec ne devait pas avoir évolué nécessairement au même rythme que le nôtre. A ma grande surprise, il était à notre diapason. C'était à croire qu'il venait d'ouvrir un livre traitant de notre état. Il pressentait les choses que 1960 allait projeter. J'en suis encore un peu étourdi.

    - "A son retour du Québec, en juin dernier, le Général m'a dit : Il y a, me semble-t-il, un énorme potentiel français au Québec. Veuillez vous en occuper." Or, il y a quelques jours, il est encore revenu sur le sujet et le hasard veut que vous veniez m'en parler!"
    - Mais alors, dis-je, que faut-il faire?
    - Établir la Maison du Québec à Paris!

    C'était, avant même que je ne l'aie formulée devant lui, la désignation textuelle que nous avions trouvée pour notre éventuel établissement. Étonné, ravi, un peu sceptique quand même, je lui répondis qu'il venait de précéder ma demande. En nous retirant de chez notre hôte, j'eux la promesse que le Général de Gaulle ou, à défaut, André Malraux, assisterait à l'inauguration de la Maison du Québec à Paris le jour où nous aurons pignon sur rue.

    C'est ainsi que s'établir, malgré l'ambassade du Canada à Paris, ou du moins sans elle, les toutes premières relations France-Québec, c'est à dire celles qui ont depuis fait tant de bruit et mis le Québec sur la carte du monde.

    Dans mon optique, pour la première fois, loin des harangues officielles, loin surtout de tout l'artificiel contenu dans diverses petites manifestations obligatoires, la France, celle du Chef de l'État et du gouvernement reconnaissait pour le présent et l,avenir, la plus grande et la plus féconde partie de ce qui deviendrait, hors de l'hexagone, la Francophonie.

    Le gouvernement fédéral y viendrait beaucoup plus tard. Comme une libellule attirée par un phare. C'est l'action conjointe de la France et du Québec qui fit ouvrir les yeux du Canada diplomatique sur une réalité que ses ambassadeurs n'avaient pas pu exploiter dans toute sa plénitude.

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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » sam. 12 nov. 2016, 1:05

(suite)

La visite de Malraux au Québec

En effet, dès 1962, après le printemps de Bordeaux, j'étais allé voir le célèbre écrivain et lui avait demandé s'il accepterait d'être officiellement reçu au Québec au cours de l'automne, précisément en septembre ou en octobre. Spontanément, il avait accepté avec joie à la condition que cette invitation vienne du chef de l'État du Québec mais il avait ajouté ceci, en regard de l'heure douloureuse qui rappelait le sanglant problème franco-algérien; « J'irai chez vous à moins que d'ici là toutes les écoles d'Algérie ne se mettent à flamber! »

En sortant de chez lui, je passai chez l'ambassadeur Dupuy qui, retardé par les manifestations fastueuses en l'honneur des Kennedy, m'arriva en s'excusant sans savoir ce qui l'attendait :

- « M. l'ambassadeur, je sors du Palais-Royal. Je viens d'inviter André Malraux, au nom du gouvernement du Québec, à venir officiellement passer huit jours chez nous. Vous pouvez aviser votre gouvernement que le Ministre a accepté. »

Complètement eberlué encore une fois. Pierre Dupuy répéta : »Et il a accepté … comme ça? Sans en parler au Général? Sans passer par nos services? « 

Tout ceci m'amusait énormément car je n'avais pas oublié que le temps des humiliations de 1960 était révolu et qu'il ne m'était pas nécessaire, comme on me l'avait suggéré alors, de passer par les fourches caudines de l'ambassade.

[…]

Finalement, l'ambassadeur Bousquet me confirma que le ministre des Affaires culturelles de France arriverait le 7 octobre et en repartirait le 15 après avoir suivi un programme excessivement chargé, trop chargé même. Je devais accompagner le ministre de jour en jour, d'heure en heure.

[...]

De lui à moi, les choses se sont toujours passées dans la plus grande simplicité sans que j'aie pu détecter chez lui l'habitude ou le caprice qui ne plient pas, incrustés qu'ils sont dans la vie quotidienne d'un individu. Par l'écrit et par l'action, il aura été une des personnalités du siècle […] il s'est constamment tenu, pour ainsi dire, à l'écart de sa renommée, ne s'en servant pas pour faire passer ou excuser ce qu'il y a souvent de si choquant chez certains écrivains ou hommes publics. Pour répondre à la question, j'ai toujours témoigné de cette « facilité à vivre ». Imitant le style d'André Malraux, je dirai : « Mais attention! De ces deux mots que je lui ai entendu prononcer à maintes reprises, je tire l'avertissement qui empêchera de prendre une fausse piste et d'en arriver à croire que le romancier des Conquérants se désintéresse avec humilité de son personnage et de son œuvre. L'homme qui a écrit « Le monde s'est mis à ressembler à mes livres » ne peut certainement pas affecter le détachement.

Quand il me disait plus tard à Paris, après la reconnaissance de la Chine par la France, qu'il était le seul sinologue du Conseil et que cela ajouterait à ses problèmes une dimension additionnelle, il voulait bien sourire comme en se moquant un peu de lui-même mais pouvait-il ne pas évoquer la fresque asiatique qu'il avait peinte après en avoir vécu le sujet? Le poids des choses au cours de sa vie avait probablement été moins lourd que celui de ses idées et il le savait certainement. Il avait le droit, en causant, de faire corps avec le monde, sans fatuité mais avec fierté.

[...]

Voyant tout, remarquant tout, le mordant de ses remarques faisait surface à la grande surprise de celui qui, l'instant d'avant, avait écouté la voix mystérieuse du génie. Le cloisonnement, s'il existait dans son esprit, sautait dans la conversation qui plongeait jusqu'à l'essentiel de tous les sujets ou frôlait avec légèreté le côté farfelu des êtres ou des choses.

Avec lui, contrairement au Général, on était un interlocuteur; son regard ne cherchait pas « autre chose à travers vous ».

Il me reste l'obscure mémoire de ce qui semblait de la nervosité avant le prononcé d'un discours. Posant des questions et tentant une réponse, il retournait la terre à diverses reprises pour faire des fouilles; ce travail produisait un langage de romantisme débouchant sur le réel ou sur le rêve collectif d'un monde à bâtir ensemble, le France et nous.

Un midi, à Québec, sous le soleil vertical, pendant qu'il causait avec un de nos spécialistes des monuments historiques , son ombre projetée à ses pieds ressuscitait une ligne de L'Espoir (je crois que c'est L'Espoir) où un personnage portant un large chapeau rond marchait sur son ombre "comme sur un socle". Quand il parlait d'art, l'oeuvre implacable ramenait des titres à travers les "voix du silence" ou sur les murs de son musée imaginaire. Vanité de ma part que tous ces réveils de lecture étalés ici et là? … Non, mais une preuve de longue et sincère admiration.

En entassant les débris de ma vie dans ces pages, je suis tenté par la biographie des autres […] Ce serait si facile, semble-t-il, de décrire une vie étalée sur tous les fronts et dans de nombreux ouvrages alors qu'il est si difficile de retrouver la mienne mais, en ce faisant, je perdrais probablement de vue les huit jours durant lesquels, à Ottawa, à Montréal et à Québec, il scruta notre présent et notre avenir à partir de quoi la France se mit à agir, car, et cela il faut le savoir, c'est André Malraux qui en octobre 1963 ouvrit les premiers pourparlers et conclut les premiers accords entre la France et nous.

Le général de Gaulle avait d'ailleurs exigé qu'il en fût ainsi.

Ayant appris que des ministres se bousculaient pour venir à Montréal à l'occasion de l'exposition française, le Président, au dire d'André Malraux, fut tranchant : « On me dit que trois ministres vont à Montréal. Un seul ira : M. Malraux ». C'est ainsi que Couve de Murville et Giscard d'Estaing restèrent à la maison.

Lorsque André Malraux vint rencontrer le Québec, nous en étions encore à l'ère des pionniers dans le domaine des relations franco-québécoises. Malgré notre installation à Paris depuis 1961. Avec lui, ce fut le grand départ. Il ne s'agissait pas, comme on le fait aujourd'hui, d'ajouter un étage à une fusée politique construite par d'autres; il fallait créer.

Sa présence parmi nous consacrait ostensiblement une priorité et nous accordait une place quelque part sur l'échiquier de ce que l'on commençait à appeler la Francophonie.

Se pliant à un vertigineux itinéraire, le ministre eut à peine le temps de faire une incursion protocolaire à Ottawa où j'allai le chercher pour l'accompagner dans son périple chez nous.

Ouvrant ici une parenthèse, à cause des circonstances, j'éprouve la nécessité d'appuyer un peu sur une amitié doublée d'une collaboration à toute épreuve : l'amitié et la collaboration de monsieur Raymond Bousquet, ambassadeur de France.

Avec les années, nous étions devenus intimes et quand j'avais besoin de pressions sur l'appareil gouvernemental français il répondait à mes appels avec une rapidité et une passion dignes d'être qualifiées de survoltées. Ensemble nous avions organisé le voyage d'André Malraux et c'est à l'ambassade que j'allai le rejoindre pour le conduire à Montréal et à Québec.

Le soir, la veille du départ d'Ottawa, l'ambassade donna une réception fastueuse en l'honneur du ministre. Quand la réception prit fin, les invités vinrent naturellement serrer la main du ministre et remercier l'ambassadeur. Comme nous ne bougions pas, un sénateur et un ministre fédéral offrirent tour à tour de nous ramener à l'hôtel. Déclinant poliment leur offre, sur leur insistance il fallu leur faire comprendre que nous couchions à l'ambassade. Je crus, d'après leur ahurissement, qu'ils assistaient à l'invasion de la capitale par l'avant-garde du Québec, aidée par la France! Ils semblaient regarder l'avenir avec effroi.

Il faut pourtant rappeler que la guerre froide, sur le terrain diplomatique entre Ottawa et Québec, n'était pas encore déclarée. La voyaient-ils venir?

Cinci
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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » sam. 12 nov. 2016, 2:50

(suite)

Ce fut moins fastueux qu'à Paris en 1961 mais ce fut aussi étourdissant. D'heure en heure nous nous transportions d'un lieu à l'autre, d'une réception à un banquet, d'un déjeuner à une inauguration, de la mairie à un vernissage, d'une exposition à un dîner d'État, de la Phèdre de Marie Bell au Marivaux du Rideau Vert, Et j'en passe combien d'autres.

Partout le célèbre écrivain se penchait sur tout, scrupuleusement, interrogeait, demandait, commentait et quand nous sortions de l'endroit visité, à peine assis dans la voiture qui nous conduisait vers une autre étape, il donnait avec franchise une opinion qu'il étayait d'arguments inattendus tirés de son immense réservoir intellectuel.

Avant d'entrer quelque part il s'enquérait : "Maintenant, où allons-nous, et de quoi s'agit-il?" Sans un seul commentaire, je lui décrivais l'institution ou le personnage que nous allions voir. Je ne lui disais pas "Vous allez voir une belle chose" mais, par contre, pour nous situer dans le cadre nord-américain, je signalais un particularisme : "Vous allez voir une chose qui est importante pour nous". Et je le laissais juger.

Rien ne se perdait. Un soir je lui passai une de nos revues. Le lendemain, dans un discours, il communia avec nos poètes : "Quand les poètes commencent à chanter leurs villes ..." Profondément intéressé, évidemment, par le profil intellectuel des nôtres, il parut très heureux lorsque je lui fis rencontrer le monde des artistes, les écrivains, les peintres, les sculpteurs, les cinéastes, les représentants de toutes les disciplines, si on peut ultiliser ce mot en parlant de l'art. Je le vois causant avec Alain Grandbois dont il connaissait l'oeuvre, je l'entend répondre aux questions d'un peintre : il ne tuait jamais le temps, il le vivait intensément. Il doit y avoir une volupté de l'intelligence comme il y a celle des sens,

A Québec, il me demanda : "Quand pourrons-nous faire le point avec le Premier ministre? Vous comprenez bien que je ne suis pas venu en touriste!" La rencontre eut lieu au sommet de la tour du château Frontenac; il y avait là notre invité, Jean Lesage, Paul Gérin-Lajoie et moi.

En faisant un tour d'horizon politique et avant d'aborder aux rivages qui lui étaient propres, André Malraux posa à Jean Lesage la question suivante : "Où en êtes-vous avec le terrorisme au Québec? " Il faut se rappeler que nous étions à l'automne 1963, que la police avait fait un beau coup de filet et que l'on entendait plus les détonations. Seul un malaise indéfinissable remplissait de jour en jour le silence. Jean Lesage, il fallait s'y attendre, répondit emphatiquement que tout était réglé, liquidé à jamais. Je regardai Gérin-Lajoie qui affichait comme moi un air sceptique.

Aujourd'hui tout le monde sait que la réponse n'était pas vraie mais qui le savait alors? Jean Lesage, comme dans tant d'autres cas, croyait avoir étouffé, soit de ses mains soit de sa seule présence, les gestes et les vélleités des terroristes. En réalité, il avait joué de l'archet sur une pierre. André Malraux ne le crut pas et son incroyance fit plus tard, au moment où je le reconduisais à Dorval, le sujet de notre conversation.

Aussi, lorsque, indifférent au paysage dont l'envergure se révélait entièrement de notre position surélevée, il déployait l'éventail des possibilités d'accords ou d'échanges entre la France et nous, représentait-il plus que n'importe quel autre ministre la pensée et la volonté de de Gaulle. En nous ouvrant ses musées pour y cueillir toutes les reproductions des chef-d'oeuvres, en nous offrant son cinéma, ses troupes de théâtres et ses théâtres, etc, il ne formulait pas l'expression d'un voeu pieu mais l'expression d'une politique qui se voulait un faisceau de forces françaises et québecoises. Malraux s'étendit sur le sujet et tel un prestidigitateur fit surgir de son monologue ce qui fut la base des ententes survenues depuis.

[...]

Un soir à l'hôtel Windsor de Montréal, le ministre nous recevait à dîner en même temps que l'ambassadeur et son épouse. Lui faisant face, je l'interrogeai [...] Subitement, je lui posai la question depuis longtemps latente et qui n'attendait qu'une ouverture pour surgir à l'air libre : Qu'est-ce qui vous a lié au général de Gaulle? La température chaude de l'intimité s'abaissa. Le visage de Malraux prit l'aspect que je lui avais connu en parlant de cavaler et de se rendre au banquet des métallos. Tout notre petit monde était sur les dents, surtout l'ambassadeur. Et j'eus cette réponse étonnante : "Parce que le général de Gaulle est le premier homme d'État français, depuis Louis XVI, qui n'a pas eu de maîtresse".

Interloqué, il me fallait penser vite. S'agissait-il d'un avertissement de me taire dès qu'on abordait le chapitre de son allégeance gaulliste? Voulait-il me dérouter ou se moquer d'une question dont la réponse allait de soi? Froidement, je m'obstinai : "Vous n'avez pas répondu à ma question, avouez-le." Ses traits se détendirent en même temps que ceux des autres convives et la réponse, cette fois, s'amplifia. Il raconta la geste gaullienne et un peu la sienne.
  • ... J'ai découvert un homme qui a maintenu l'honneur comme un songe invisible au-dessus de ma patrie blessée, qui a rendu à mon peuple sa dignité, à ma patrie son visage et sa dignité ... et sa justice aussi ...
Le dernier jour, en route vers l'aéroport, sous la pluie ("J'aime Montréal sous la pluie. Il ne reste rien du Montréal que j'ai vu en 1937. Ici vous avez la chance de détruire et de reconstruire, de modeler vos villes. Chez nous, tout est intouchable. Voyez comme on a crié quand j'ai commencé à nettoyer Paris!"), ce fut mon tour de faire la somme des travaux [...] je commençai par lui dire que je ne partageais pas l'opinion du Premier ministre au sujet du terrorisme et du séparatisme, que le pire était à voir du côté des forces occultes et que l'indépendance du Québec devenait un sujet politique embarrassant.

Il me demanda : "Le sort du Québec est-il entre les mains du gouvernement fédéral? J'hésitai : "Peut-être, mais dans le sens négatif. S'il ne fait pas telle ou telle chose, oui," En 1968, à Paris, André Malraux me rappela mon analyse de 1963.

La visite se termina donc sur un survol de notre histoire contemporaine.

Derrière nous, dans le cortège que protégeaient la police de Montréal et la Sûreté du Québec, Guy Frégault accompagnait André Holleaux, directeur de cabinet de Malraux. C'est entre eux surtout que s'ébaucha dans le concret le programme d'échanges entre le Québec et la France.

Chose curieuse, au moment où nous nous quittions, le même thème fit surface deux fois : la présence et le poids anglo-américain au centre du Canada français. Guy Frégault résuma ainsi la démonstration de notre état de sujétion économique et culturelle :
  • Il me paraît indispensable de dissiper une équivoque. Les gratte-ciel de Montréal semblent impressionnants. Ils sont une expression de puissance matérielle et de dynamisme. Mais ils sont loin d'être des symboles du Canada français. Montréal n'est pas essentiellement la 2e ville française du monde; il n'est pas essentiellement la métropole du Québec. Essentiellement, Montréal est la métropole du Canada. La richesse qui s'exprime dans ses grosses constructions est, en très grande partie, celle du Canada tout court, c'est à dire anglais.

    Monsieur Holleaux éprouvait, comme beaucoup de visiteur, de la difficulté à distinguer entre le Canada et le Canada français. Je lui ai résumé l'essentiel du fédéralisme canadien. Il m'a fait observer qu'il y a beaucoup de Canadiens français au gouvernement fédéral. Comme la veille, il avait vu un match de hockey à la télévision, je lui ai fait remarquer qu'il y a des Montréalais dans l'équipe de New-York, mais que, lorsqu'un Montréalais porte le chandail de New-York, ce n'est pas pour l'équipe de Montréal qu'Il joue, mais pour celle de New-York. Il faut comprendre que, sur le plan culturel, le seul qui nous intéressât l'un et l'autre, le Canada français a réellement besoin d'aide.

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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » dim. 13 nov. 2016, 14:06

Un commentaire intéressant d'Yves Michaud pourrait s'intercaler ici en rappel de cette époque pionnière et des dispositions du général de Gaulle.

Il écrivait en 1968 :
  • Le général de Gaulle sait que la France qu'il incarne, dont il est à coup sûr le plus prestigieux chef d'État depuis le début du siècle, ne fait pas l'unanimité au Québec même. Bien sûr, tout "ce qui grouille, grenouille et scribouille" n'influence pas les grands desseins de l'histoire mais entre-temps il faut compter avec les hommes et leurs hésitations, leurs faiblesses, et les événements qui retardent leur marche vers les objectifs qu'ils se sont fixés.

    Trop intelligent pour forcer des choix ou pour laisser entendre aux Canadiens français qu'il souhaite orienter leur avenir dans un sens ou dans l'autre, le chef de l'État français a cependant le loisir de brusquer les échéances, même en prenant le risque d'être mal compris non seulement des Québécois mais aussi des Français.

    J'étais à Paris au moment où fut publiée dans un journal de langue anglaise de Montréal, sous la signature de son correspondant à Bonn, cette information, à première vue invraisemblable, à l'effet que le général de Gaulle aurait exigé que l'Allemagne de l'Ouest se joigne à la France aux fins de créer un fonds spécial d'aide au Québec. Cette nouvelle absolument ahurissante a eu peu d'échos en France.

    [Michaud signalera plus loin que le gouvernement du Québec et certaines municipalités ont trouvé soudainement sur le marché financier ouest-allemand des facilités d'emprunts, à des taux plus bas que ceux du marché canadien et américain]

    Tout cela est de la haute voltige, peut-être de la science-fiction, mais de Gaulle est capable de se livrer à un tel forcing. Au poker de la diplomatie internationale, le général est loin de faire figure d'amateur. Le coup du relèvement économique du Québec par l'Allemagne, l'ennemi héréditaire et séculaire de la France, en échange de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun, voilà en tout cas un troc génial dont l'histoire est sans précédent.

    [...]

    Il n'y a aucun doute, affirme un officiel de Bonn, que le Québec est une obsession du général de Gaulle, qui semble croire que le succès de sa politique québécoise est une sorte de pierre de touche pour le sort ultime de toute sa politique étrangère.

    Les diplomates français dans la capitale allemande estiment pour leur part que la restauration de l'influence française au Québec symboliserait la régénération de la France comme grande puissance et que l'abandon ou la diminution de l'aide de Paris envers la Nouvelle-France serait une admission de faiblesse de la France et de sa sénilité.

    Aux Français eux-mêmes, l'idée d'une aide économique de la France au Québec paraît saugrenue. Le général a fort à faire pour convaincre l'homme de la rue que ce coin d'Amérique a besoin de soutien financier.

    Un cadre d'entreprise, honnêtement informé sur le problème québécois, commente :
    • « Le voyage de l'an dernier du général de Gaulle au Québec a révélé à la grande majorité des Français l'existence de votre peuple en Amérique. Mais quelles que soient les intentions du président de la République, quelle que soit l'amitié naturelle que portent les Français aux Québécois, je vois mal les Bretons, les Auvergnats, les paysans de la Corrèze et du Lot, qui sont dans un véritable état de sous-développement économique, accepter de bon gré que la France investisse largement au Québec alors qu'eux-mêmes voisinent la misère et la pauvreté. »
    L'obsession du général résiste à l'analyse conventionnelle des rapports diplomatiques et des relations entre États. En fait, l'intérêt de la France serait qu'elle se désintéresse progressivement du problème québécois, m'explique un jeune économiste de tendance socialiste (il y en a!).
    • « Nous n'avons que faire, ajoute-t-il, des vieilles querelles nationalistes dans lesquelles se complaisent tous les hommes de droite pour mieux masquer leur impuissance. Les liens économiques entre la France et le Québec seront toujours fragiles et de peu d'importance à cause de l'éloignement et de votre intégration dans le circuit américain. »
    Opinion défendable sur le plan strict et rigoureux de l'interprétation des faits mais qui a le démérite d'exclure a priori une donnée essentielle de la politique : le sentiment. La France et le Québec, c'est une affaire de coeur, une idylle renouée après une longue et tragique rupture, un drame de famille dont les éléments et le langage échappent au code des chancelleries et aux règles du jeu conventionnel.
    • « En 255 ans, disait le général aux Acadiens, le 20 janvier 1968, que de guerres, d'invasions, de révolutions il nous a fallu traverser, le tout marqué par des gloires éclatantes et d'immenses malheurs. De là, il est vrai, beaucoup d'oublis et de négligence à l'égard des Français canadiens. »
    Oubli et négligence que la France s'efforce de réparer : multiplication des services culturels au consulat de Montréal, création d'un service de presse et de documentation remarquable, Office franco-québécois de la jeunesse, plus grande efficacité des services officiels du Tourisme français, mise en place des mécanismes de coopération technique, renforcement des rapports culturels, le rapprochement est bien amorcé.

    Source : Yves Michaud, « Le général de Gaulle et le Québec » (juillet 1968) dans Y. Michaud, Les raisons de la colère, Fides, 2005, p. 256

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Re: L'aube des nouvelles relations France-Québec

Message non lu par Cinci » jeu. 01 déc. 2016, 4:51

Donc, il est important de savoir que c'est la France et le Québec qui ont mis sur pied ces relations privilégiées incluant les conférences de la francophonie. Il. est important de savoir que l'objectif initial visait la culture principalement. Je tenais à faire un survol historique pour être mieux à même d'évaluer une possible dégradation de l'esprit de ces rencontres internationales si l'on se reporte à notre présent.

Il faut le savoir :

  • "... depuis la visite historique du général de Gaulle en juillet 1967, le Québec jouissait d'un statut diplomatique exceptionnel dans ses relations avec la France. A titre d'exemple, le consulat général de France à Québec a le statut de quasi-ambassade, faisant en sorte que les représentants consulaires à Québec communiquent directement avec le Quai d'Orsay, sièges des Affaires étrangères françaises, sans passer par l'ambassade de France à Ottawa. Le seul autre consulat général de France ayant un statut semblable est celui de Jérusalem qui dessert la Palestine."
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Et

  • "Les anciens diplomates français, tout comme les universitaires consultés, insistent sur la pérennité de cette situation diplomatique exceptionnelle [...] Établie par de Gaulle et Alain Peyrefitte, cette politique d'exception à l'égard du Québec a survécu pendant le règne de la droite sous Pompidou et Giscard d'Estaing jusqu'en 1981, pendant le règne du Parti socialiste de François Mitterand, même si elle a été mise à rude épreuve, et de nouveau sous le règne de Jacques Chirac de 1995 à 2007. Côté Québec, elle a été tout aussi résistante et solide au travers des gouvernements, par ailleurs très différents l'un de l'autre. Il faut penser qu'elle répondait à une volonté claire de part et d'autre!

  • Résistante, solide, inébranlable même, aura été cette politique d'exception, c'est à dire jusqu'à l'arrivée à la présidence de la France d'un Nicolas Sarkozy [...]"

Dans une rare interview accordé au magazine français Le Point en 2007, le canadien Paul Desmarais [président de Power Corporation, 155 milliards, actionnaire principal de Gas de France-Suez et de la pétrolière Total :

Le Point : "J'aime le Québec", mais "j'aime aussi le Canada", déclare Nicolas Sarkozy. L'avez-vous converti au fédéralisme?

Paul Desmarais : Le président Sarkozy est très intelligent, Il est très bien informé. Ce n'est pas quelqu'un d'autre qui va lui dicter sa politique.

Le Point : Vous minimisez votre rôle ...

Paul Desmarais : Votre président est arrivé à la conclusion qu'un Québec isolé en Amérique du Nord, noyé dans un océan anglophone, ça ne tient pas la route.



  • Quand on constate que Nicolas Sarkozy fait un pied de nez à l'héritage gaulliste en réintégrant la France au sein du commandement unifié de l'OTAN sans crier gare, il peut aussi bien faire de même avec cette autre partie de l'héritage du général de Gaulle qui concerne le Québec. Outre l'amour de la France pour le Canada, Sarkozy a déclaré en compagnie de la gouverneur générale que la France a intérêt à être l'amie du Canada. Bref, un président français plus tourné que jamais vers les États-Unis, pour qui la culture est le cadet de ses soucis, qui ne voit la Francophonie que par la lorgnette de sa rentabilité et qui cherche des alliés diplomatiques, qui nomme un ministre des Affaires étrangères (Bernard Kouchner) qui considère qu'après tout ... la langue française n'est pas indispensable et que l'avenir de la Francophonie c'est l'anglais.

  • Dans un tel portrait, le Québec ne pèse pas lourd.

  • Parmi les objectifs économiques de la France sous Nicolas Sarkozy figure celui de créer des pôles économiques d'envergure mondiale dans l'énergie nucléaire avec EDF et Areva, dans le pétrole avec Total, dans le gaz avec GDF Suez et dans les transports avec Alsthom et le TGV. Rappelons que le tandem Paul Desmarais-Albert Frère est l'actionnaire de référence de Total et GDF Suez. Alors que l'Ontario sera appelé à renouveler son parce de production nucléaire dans un proche avenir et que l'Alberta sera tenté par l'énergie nucléaire pour l'exploitation des sables bitumineux - le pétrolier Total y est déjà - , le Canada est en position de force pour obtenir de la France, l'État Desmarais aidant, un changement de politique à l'égard du Québec. De plus, le Canada jouit d'une position enviable comme partenaire économique et politique de Washington, il peut être un allié en politique étrangère, il peut représenter autant que le Québec un tremplin vers le marché nord-américain.

  • Ainsi, au delà des bonnes paroles prononcées au hasard des rencontres des autorités françaises et québécoises, l'éventuelle banalisation des relations particulières entre la France et le Québec aurait un impact économique et politique majeur pour le Québec.
  • Source : Robin Philpot, Derrière l'État Desmarais : Power, 2008, pp. 177-180
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Message non lu par etienne lorant » sam. 16 juin 2018, 19:13

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