Si je devais faire une lectio divina, elle ressemblerait à ceci :
Source : http://www.diocese-poitiers.fr/forum/talents/txt2.htmlLa parabole des talents
Texte 2 (Mgr Albert Rouet)
Luc 19, 11-27
La parabole des mines propose un travail sur les pulsions. Elle en précise les modalités. Le risque, en effet, de toute sublimation consiste à projeter en Dieu les forces les plus obscures du psychisme, puis à les identifier à Dieu, empêchant en retour d'effectuer un vrai travail de conversion. Il ne suffit pas de dire que Dieu ne veut pas la guerre pour savoir ce qu'il veut que l'homme recherche : ce qu'est la paix demeure si complexe !
Le passage de Luc diffère grandement de la parabole des talents chez Matthieu. Non seulement à cause de la valeur de la mine (un 60e de talent, soit le salaire de 100 jours de travail d'un journalier agricole : "une toute petite chose" ; 19, 17) ; non seulement encore parce que Luc encadre la parabole dans un récit manifestement allusif aux déboires d'Archélaüs, un des successeurs d'Hérode le Grand qui, en l'an 4, dut venir à Rome quémander la Royauté contre l'avis d'une ambassade de 50 Juifs qui ne voulaient pas de lui. Deux grandes différences distinguent Luc de Matthieu : le point de départ et la finalité. Chez Matthieu, il s'agit de la venue du Royaume à la fin des temps (aux talents correspondent de nouveaux talents en récompense) ; la finalité concerne ici l'espérance ultime (entrer dans le Royaume ou en être rejeté : 25, 12, 30). Telle n'est pas l'optique de Luc.
Chez Luc, le point de départ est précisément relaté. Jésus s'est invité à dîner chez Zachée. Tout à la joie de l'accueillir (19, 6), le publicain rachète ses exactions. Jésus de s'exclamer : "Aujourd'hui, cette maison a reçu le salut… car le Fils de l'Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu" (v. 9-10). L'annonce du Règne de Dieu venant purifier son peuple, trouve là un signe de sa réalisation. Car Zachée opère une restitution de ce qu'il a pris au-delà de l'imposition légitime, selon le barème de la loi. Autre indice : le dîner à Jéricho a lieu pendant la montée à Jérusalem, ville où le Messie doit apparaître (9, 51 ; 13, 33) : l'entrée à Jérusalem suit immédiatement notre parabole.
Très naturellement donc, Luc note ceci : "Comme les gens écoutaient cela (le discours de Jésus à Zachée), il dit encore une parabole, parce qu'il était près de Jérusalem, et qu'ils (les gens) s'imaginaient que le Royaume de Dieu allait apparaître à l'instant même" (v. 11). Le thème précis de la parabole vise la temporisation de la venue du Règne (thème fréquent dans les épîtres) et l'attitude à prendre pendant cette attente.
Le récit lucanien expose quatre solutions, quatre comportements possibles devant le Royaume qui tarde. Deux font appel à une stratégie de conquête : l'homme de haute naissance et l'ambassade de ses concitoyens. L'un veut obtenir un titre, les autres gagner son rejet.
Le prétendant à la couronne se plie aux règles drastiques du pays lointain et puissant qui peut le faire roi ou le déjuger. Roi, il le sera au point d'égorger ses adversaires perdants (v. 27) ; serviteur de l'étranger, il l'est plus encore. En cela, il diffère considérablement du roi de saint Matthieu. Les serviteurs à qui le prince confie ses biens, sont dans la situation où vivent les chrétiens fonctionnaires de l'empire, des municipalités ou des seigneurs locaux : ils gèrent de l'argent privé ou public. Tel Eraste (Rm 16, 23).
Les opposants cèdent à la haine (v. 14) et dépêchent une ambassade pour refuser ce roi. Cette démarche empreinte de ruse et de plaidoiries, cherche aussi à mettre la main sur le pouvoir.
Les deux figures rejoignent le prologue de Jean : le prince suit la loi du sang ; les opposants, la volonté de la chair (Jn 1, 13). Chacune à sa manière veut s'emparer du Règne et forcer le Ciel à leur donner raison. En ce cas, Dieu cautionnerait les entreprises humaines. Remarque intéressante : Luc ne porte aucun jugement sur les attitudes du prince et de ses adversaires. Il les relate, sans plus. Silence décisif : Dieu n'entre pas en dialogue avec ces violences ouvertes ou feutrées. Sa Parole est ailleurs.
Viennent donc les dix serviteurs du prince. Chacun reçoit une mine (v. 16). Deux comportements se font alors jour. Le troisième (v. 20) qui rend ses comptes n'a rien fait (comme en 2 Th 3, 6-11). Son oisiveté a entouré la mine confiée dans un linge, un linceul. Une paralysie mortelle l'habite, qui compose de son maître un visage violent. Loin d'être excité au travail par sa peur, il s'enferme dans l'inaction. Pour lui, son seigneur vit de violence sévère et de rapines : il est maître en vols et pillages. Ce serviteur se situe face à son seigneur dans la même position de refus que l'ambassade devant le prétendant au trône. Seulement, loin d'agir, il s'enferme dans l'inertie, écrasé par les images de violence qui le hantent. Le portrait de son maître résulte de ses angoisses refoulées, de sa propre haine.
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Ces trois solutions ratent l'accès au Royaume, par ambition, par ruse ou par blocage. Le Royaume n'appartient ni aux violences, ni à l'angoisse du refoulement. Interpréter le pardon accordé à Zachée comme l'inauguration d'une purification brutale, comme l'autorisation de démarches de rejet ou comme la permission d'un total attentisme, cette interprétation est fausse, car elle émane de trois formes de violence.
Que reste-t-il à faire ? Son travail quotidien. Ce que font les deux premiers serviteurs. Telle est d'ailleurs la définition du serviteur fidèle et avisé : il s'occupe à distribuer les rations de blé (12, 42-43). Un monde s'offre, à faire fructifier. Les fruits récoltés promettent de plus abondantes moissons. Il est donc logique que celui qui a su gagner dix mines reçoive aussi la mine délaissée.
Dieu se désengage de la violence. La parabole de Luc retire aux violents, par ambition ou par refoulement, l'accès au Royaume. La sublimation opérée, la foi ne livre pas le croyant aux images qu'il se fabrique. Certaines projections sur Dieu sont particulièrement dangereuses, à preuve les imaginations du troisième serviteur. La vérité de la sublimation se concentre donc dans la fidélité au travail à accomplir.
Le contraire de la violence n'est pas la tranquille oisiveté, ce juste milieu insignifiant ("aurea mediocritas"). L'opposé de la guerre n'est pas n'importe quelle paix, parfois imposée avec tant d'injustice. Le texte renvoie à une ardeur, donc à une utilisation transformée de la violence, afin que cette passion alimente le contact avec Dieu et que ce contact brûle pour travailler cette terre. En Matthieu, la récompense accorde cinq et deux talents nouveaux. Chez Luc, les serviteurs reçoivent dix et cinq villes (v. 18-19), donc des villes à administrer, à rendre humaines.
Telle est alors la pointe du texte : que trouver Dieu fasse découvrir son frère, que l'alliance avec Dieu pousse à une fraternité. Le supplice des ambassadeurs leur coupe souffle et parole, par égorgement. Leur parole les a exclus. L'avertissement tombe, précis : si le verbe du dialogue ne rejoint pas le travail, alors la terre restera inhumaine, inapte à saisir le Royaume.
Cordialement,
Hélène