La chronique ferait des centaines de pages.
Personnellement, je crois que les Jean XXIII et Paul VI auront agi comme ils ont agit dans l'espoir de redresser un peu ces siècles de tiédeur de clercs et de paroissiens traditionnels. Non, ils ne seront pas parvenu à bouleverser le fond de la nature humaine bien entendu. Je pense qu'ils s'y attendait un peu également. Rien n'est parfait. Aussi, bien des messes d'aujourd'hui ou nos paroissiens contemporains n'auraient pas à déveloper tellement de complexes par rapport aux aïeux. Les Papes d'aujourd'hui soutiennent fort bien la comparaison avec ceux de 1517 par ailleurs.
«... le curé de Bazoches-le-Doyen, imaginé par Émile Zola, est rejeté par ses paroissiens car il «dépêchait sa messe, mangeait le latin, bousculait le rite. Au prône, sans monter en chaire, assis sur une chaise, au milieu du choeur, il nonna, se perdit, renonça à se retrouver [...] et le reste fut bâclé. Il renvoya son monde d'un
ite, missa est en coup de fouet». La réalité est parfois aussi décevante. Près du tiers des conflits traités par le ministère des cultes entre 1880 et 1884 concerne le ministère. Absentéisme et offices bâclés sont les principaux reproches. Le 29 mai 1901, Léon Bloy se plaint : «messe, encore une fois, chez les frères, par nécéssité. Je sors plein d'indignation, décidé à ne jamais revenir». En mars 1907, Alain-Fournier fait l'expérience d'une messe matinale : «... sabotée, sans grandeur, sans désir. Elle m'a dégoûtée. Tout était laid et je sentais si bien que personne n'y comprenait rien.» (p.127)
En 1822, Paul Louis Courier trouve que le peuple est «plus sage de beaucoup, et plus heureux aussi qu'avant la révolution : mais il faut l'avouer, il est bien moins dévot. Nous allons à la messe le dimanche à la paroisse pour nos affaires, pour y voir nos amis ou nos débiteurs; nous y allons; combien reviennent (j'ai grand honte à le dire) sans l'avoir entendue.»
François Coppée fait une description affligeante : « à présent, sauf un groupe compact autour de la chaire, voici des rangs entiers de chaises vides, et l'on compterait aisément les fidèles clairsemés. C'est pour trois ou quatre vieux fabriciens qui somnolent au banc d'oeuvre [...]» (F. Coppée,
La bonne souffrance, Paris, A. Lemerre, 1898, p. 96) Encore quelques années et Maurice Barrès regrette : «Aujourd'hui la dévotion à la messe est inconnue. Il suffit d'y assister. Les jésuites ne l'enseignent pas dans le détail.» (p.43)
Le 27 avril 1661, l'évêque de Toul est obligé de rappeler en plein synode que «les curés seront obligez de célébrer le service divin selon les statuts de ce Diocèse avec décence et gravité». Ce rappel à l'ordre ne sera pas entendu. Au synode diocésain de 1690, Mgr Henri de Thiard de Bissy est furieux : «La plupart des ecclésiastiques ne savent pas les rubriques de la messe, parce qu'ils ne les lisent pas.Ils ne font à l'autel que des demi-génuflexions [...] Ils font des bénédictions et des signes de croix de manière qu'on ne sait pas si ce sont des signes de croix». Le prélat déplore les usages dont le symbolisme frôle la superstition. Répéter trois fois, le
Gloria, le
Credo : «Pourquoi le faites-vous puisqu'il n'y a aucune rubrique qui l'ordonne ?» La question des chants le plonge dans une froide colère tant il y a de variations. Ici on entonne à l'élévation des hymnes qui ne sont pas dans le missel, dans un autre endroit, on a de vieux
kyrie avec des paroles et des rimes sans onction et sans piété. Bien des gestes sont jugés ridicules : «faire monter l'image de Notre Seigneur à la voûte de l'église à l'Ascension ou donner des bénédictions avec une image de la Vierge. Certains déposent des calottes ou des mouchoirs sur l'autel, d'autres mettent leur chien à leur pied pendant la messe. [...] Voyageurs et prélats font le même constat. Les libertés prises par le bas clergé avec le rituel augurent mal de la situation paroissiale. (p.24)
En août 1862, Edmond de Goncourt assiste aux funérailles de Rose pour lequel «nous avons payé vingt-cinq ou trente francs pour un service spécial». Or au moment de débuter l'office, nous assistons à une filouterie du clergé : on glisse deux cercueils supplémentaires, moyen aisé de faire trois services en un.
Le système pyramidal de messes revendues plusieurs fois est encore plus fréquent. L'idée est simple. Avec son esprit caustique, Chamfort le décrit avec précision : «l'abbé Raynal, jeune et pauvre, accepta une messe à dire tous les jours pour vingt sous; quand il fut plus riche, il la céda à l'abbé de la Porte, en retenant huit sous dessus; celui-ci, devenu moins gueux, la sous-loua à l'abbé Dinouart, en retenant quatre sous dessus, outre la portion de l'abbé Raynal, si bien que cette pauvre messe, grevée de deux pensions, ne valait plus que huit sous à l'abbé Dinouart. Étrange voyage amaigrissant ! Le procédé semble habituel et Boileau-Despréaux se lamente !
- «C'est alors qu'on apprit qu'avec un peu d'adresse,
sans crime un prêtre peut vendre trois fois sa messe,
pourvû que, laissant là son salut à l'écart,
lui-même en la disant n'y prenne aucune part.»
Au XIXe siècle ce qui n'était jusque là que sujet de moqueries contre les curés devient un énorme scandale. Le 25 mai 1893, par le décret
Vigilanti, Léon XIII interdit cette pratique. (p.201)
Le clergé est le premier à donner le triste spectacle de ses divisions. La messe est un lieu de conflit. Les disputes sont d'abord individuelles. Le 22 juillet 1573, à Beaujeu,le chanoine Fabri se dispute avec ses confrères et «ils commençarent une crierie au choeur pendant la grand messe telle que toute l'église en fut scandalisée».
En 1850, sur la colline de Sion, Léopold Baillard est démis de sa cure par l'évêque de Nancy qui l'accuse d'insoumission et lui reproche surtout d'être devenu un des principaux adeptes de la secte eschatologique de Vintras. Pour desservir l'église, le prélat nomme deux oblats. Pendant tout l'hiver se déroule un combat épique. Léopold fait irruption durant les offices pour insulter les religieux, les empêcher de distribuer la communion. Un jour il monte à l'autel et célèbre en français à côté du père Conrad furieux mais impuissant. Chassé de l'église, il se maintient sur le pas d'une porte qui donne dans le choeur pour continuer à injurier le desservant ou à prêcher à contretemps. En mars 1851, le maire demande l'intervention de la force publique pour faire boucher cette entrée. Léopold finira par déserter les lieux mais sa résistance acharnée fournira à Maurice Barrès la matière de son célèbre roman
La colline inspirée.
A l'échelle plus modeste du village la messe est aussi un champ de bataille. Un dimanche d'août 1644, le curé Rainvilliers aborde la question des dîmes, exigeant qu'on attende la venue du «dixmeur» avant d'enlever les récoltes. Malheur à lui : «il s'ensuivit un bruit dans l'église» pendant lequel Rolland Marlin s'en prend physiquement au prêtre. En 1900, Nicolas Folschviller entretient des relations effroyables avec ses paroissiens qu'il semble mépriser. Un jour, il s'arrête en plein office car il remarque, parmi l'assistance, un homme qui vit maritalement avec une femme; il sort du choeur et l'expulse
manu militari de l'église. Deux ans plus tard, c'est Nicolas Schilles et l'instituteur François Demange qui règlent leur compte pendant une messe. En juillet la fille du maître d'école avait plusieur fois manqué le catéchisme ce que n'admet pas le prêtre, qui l'accuse publiquement de protestantisme. Un dimanche, en pleine célébration, Demange interrompt le prêtre pour s'en prendre à lui violemment. Son successeur, l'abbé Terviche est moins vindicatif mais il fait aussi de ses offices une tribune. Il s'en prend régulièrement aux filles des confréries qui fréquentent des bals et les menace des flammes de l'enfer. L'affaire devient dramatique quand, au milieu d'une messe, les parents l'injurient et lui demandent de cesser ses insultes. Rosbrück n'est pas un cas isolé. Bien d'autres offices tremblent du bruit des invectives, parfois du souffle des coups de poing. (p. 253)
Pour les bourgeois étriqués que fréquente Jules Renard en 1903, la musique est un argument : «ils s'excusent d'aller à la messe; ils y vont à cause de la musique». Elle peut prendre plus d'importance que l'office. C'est ce que ressent l'organiste, mis en scène par Romain Rolland, qui «à l'office du dimanche était plus préoccupé de son orgue que de la messe, et plus religieux les jours où la chapelle jouait du Bach que les jours où elle jouait du Mendelssohn». (p.261)
Que contemple Jean Girard de Villethierry dans sa paroisse ? les femmes viennent qui pour voir et pour être vues, qui pour conserver leurs vêtements, pour se donner un air de grandeur et de distinction, seraient fâchées de se mettre à genoux. Elles se pavanent avec un luxe séculier et des pompes mondaines. Ce souci du paraître n'est pas propre au milieu urbain. Dans son village, un curé observe en 1696, des parvenus qui font de la messe la tribune de leur réussite : «les jeunes hommes avec leurs chapeaux galonnés d'or ou d'argent, et ensuite du reste; les filles avec des coiffures d'un pied de hauteur et les autres habits à proportion». [...] L'interruption révolutionnaire ne change pas les comportements. On murmure à Paris que madame Récamier fait la quête pour mieux montrer ses robes. [...]
Lorsque le vicomte de Prosny, héros d'
Une vieille maîtresse (Barbey d'Aurevilly), se rend à Saint-Thomas-d'Aquin, «cette aristocratique église où l'orgueil des races aime à se mettre à genoux devant Dieu», il contemple l'assistance. Même au moment le plus solennel de la messe, il distribuait des signes de tête à toutes les personnes de sa connaissance. Soudain, près de l'orgue, il remarque la sulfureuse senora Vellini. «Que le diable m'emporte - dit-il sans avoir égard à la sainteté des lieux». Immédiatement, il attire sur la visiteuse l'attention de la comtesse d'Artelles. Pour contempler la jeune femme, elle tourne fort irrévérencieusement le dos à l'autel. Elle aurait oublié Dieu-le-Père lui-même, en personne, pour voir la senora Vellini. [...] A la veille du concile Vatican II, les statuts synodaux dénoncent encore violemment les fidèles trop soucieux du paraître.»
Source :
Le théâtre divin. Une histoire de la messe XVIe/XXe siècle, Paris, CNRS, 2010, 384 p.
P.S. : j'ai pris des exemples au hasard pour illustrer. Il y en aurait des centaines. Ce serait quand même illusoire et mensonger, à force de grommeller, que nous faire croire que les paroissiens moyens de 1850 auraient dû à peu près tous avoir la fibre du père Martin et ses filles.
Non, la messe en latin ne faisait pas qu'il devait se trouver un Vincent de Paul dans chaque paroisse. Et ce ne sont pas les fêtards de 1968 (le Père de Lubac ou Teilhard) qui expliquent les chaises vides dans les églises de 1830, les tirs de canon sur le Vatican sous Pie-IX ou le fait que Van Gogh devait s'essayer à l'évangélisation sur une terre déchristianisée en plein coeur de l'Europe du XIXe siècle.