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par Cinci » ven. 13 mars 2020, 0:16
Éve prit le fruit, et en mangea. Elle en donna aussi à son mari, et il en mangea (Gn 3,6)
A la lumière de diverses questions théologiques et anthropologiques, la gourmandise apparaît moins banale qu'il aurait pu le sembler de prime abord. Certains Pères vont jusqu'à voir en elle la source même du péché originel. En mangeant le fruit de l'arbre duquel Dieu lui avait interdit de toucher, Adam a voulu consommer en dehors de Dieu cet aliment qui symbolise et représente le monde sensible tout entier. La gourmandise, dans ce fondement originel, opère une rupture dans la communion de l'homme avec Dieu.
La gravité de cette maladie se révèle encore dans le fait qu'elle est une des trois tentations que Satan présente au Christ dans le désert : "Le tentateur s'approcha et lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains." Mais Jésus répondit : "Il est écrit : l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu" (Mt 4,3)
En lui résistant, Jésus rétablit entre l'humanité et Dieu la communion que le premier Adam avait rompue. En opposant au diviseur que 'l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu", Jésus restitue à l'homme son centre véritable.
Le combat ne se livre pas seulement contre la nourriture; il s'agit d'une autre bataille, le Seigneur nous le démontre lors de cette tentation dans le désert. Il ne dit pas que l'homme ne se nourrit pas de pain, mais il montre la relation vitale et nécessaire que celui-ci doit entretenir avec le Verbe. Et, par conséquent, il révèle nos dissociations et notre idolâtrie pour nous en délivrer. En cela la gourmandise est bel et bien une maladie spirituelle.
"Au fond du fond", qu'est-ce que la gourmandise ?
Pour les Pères de l'Église, la gourmandise se manifeste dans l'usage de la nourriture, la manière de l'absorber et l'attention qui y préside. Il s'agit de considérer notre attitude vis à vis de la nourriture et de la nutrition. Ou nous mangeons pour entretenir ou préserver la vie du corps, pour garder ou retrouver la santé, ou nous entrons dans un processus d'avidité, voire de voracité et de dévoration. Evagre le Pontique explique que la gloutonnerie est le fait que l'estomac a pris les commandes.
C'est dans le rapport avec la nourriture que l'on cherche des solutions à son mal-être : besoin d'ingurgiter de grandes quantités de nourritures ou de boisson (jusqu'à la boulimie) ou, au contraire, refus d'avaler les aliments nécessaires (jusqu'à l'anorexie). La gourmandise se manifeste donc comme une mauvaise orientation du désir ou du plaisir.
La bouche : un haut lieu
Nous mangeons avec la bouche, et celle-ci est dans notre corps un haut lieu : celui de la respiration, de l'alimentation, de la parole et de l'affectivité. Par la bouche nous mangeons, nous respirons, nous parlons et nous embrassons. On pourrait presque dire que toute notre existence dépend de notre bouche. Notre rapport à la bouche est fondamental, voire existentiel. il s'agit de notre rapport à la vie elle-même. Si Evagre le Pontique commence la liste des maladies spirituelles par la gourmandise, ce n'est certainement pas pour nous demander de nous priver de chocolat pendant le Carême. Il est donc essentiel pour chacun d'entrer dans la profondeur de cette relation complexe que nous entretenons avec tout ce qui concerne notre bouche.
La nourriture et nos frustrations
L'acte de manger appartient profondément au registre du désir; manger est un acte de vie et de survie, et une façon de reconnaître le monde, comme en témoigne l'expérience du nouveau-né qui cherche le plaisir avec sa bouche. L'expérience du désir vécue par l'enfant dans sa relation avec la mère, surtout dans la phase de l,allaitement et du sevrage, peut causer des fixations ou des régressions vers des comportements infantiles. Ces frustrations orales peuvent engendrer des faims dévorantes ou des attitudes tout aussi dévorantes d'abstention de l'alimentation.
Les blessures de notre enfance vont se réveiller en face de la nourriture pour susciter en nous le désir de suçoter, de manger, de boire. Le manque de nourriture va susciter l'angoisse pour susurrer des pensées, des envies ou des faux besoins de faim dévorante. On prendra plaisir à se goinfrer de gâteaux et de chocolat, à suçer des sucreries pour apaiser les peurs qui contractent le ventre, on comblera ainsi un manque de chaleur affective et on se sentira pour un moment en sécurité. Lorsqu'on a fait l'expérience de l'abandon, la nourriture devient le substitut de l'amour. On se croit indigne d'être aimé, on a peur de souffrir, voire de mourir, alors comment se soulager ? Par la nourriture qui est à la portée de main. Manger en cachette est aussi un moyen de fuir la douleur du passé. C'est pourquoi on ira de régime en régime, car on se déteste. On deviendra obsédé par le pèse-personne et on boira, fumera pour compenser le vide crée par l'absence de l'amour.
Quelles conséquences ?
La passion du manger et du boire se prolonge bien sûr dans toutes les autres formes de plaisir buccal, à chacun de les regarder et de les nommer. Lorsqu'on est prisonnier de cette maladie, les réflexes sont viciés, la mémoire est malade : un son de cloche rappelant l'heure du repas, le souvenir de l'image ou de la saveur d'un plat alléchant peuvent déclencher un besoin de manger jusqu'à en perdre la raison. Pour certains, les aliments ont une voix : "Viens, mange-moi ..." On peut avaler jusqu'à la nausée, au dégoût de soi, jusqu'au désir de disparaître. La gloutonnerie réduit alors l'être à ce qu'il dévore et, par conséquent, il s'identifie à son plaisir d'avaler.
Manger trop ou de façon non ajustée nous emprisonne. Cet enfermement provoque une forme de lourdeur et de pesanteur. L'esprit va tendre à s'endormir devant les événements jusqu'à provoquer une forme d'indifférence vis à vis de ce qui l'entoure. Ce rapport dévié à un trop-plein ou à un trop peu de nourriture risque de nous éteindre, et d'éteindre la vie de l'Esprit en nous.
La gloutonnerie prive l'esprit d'énergie et de vivacité, l'alourdit, le plonge dans un état d'obscurité, de torpeur et de sommeil, conséquences qui se répercutent sur l'âme tout entière. Elle rend l'homme mou, privé de volonté, lâche et paresseux, difficile à se mouvoir, lent. Quant aux conséquences spirituelles, cette maladie rend malaisé la prière, engendre la négligence et affaiblit l'homme considérablement. Il perd la faculté de discernement, ou celle-ci se trouve altérée et diminuée. Outre qu'elle tyrannise l'homme, l'aliène à son désir et à son plaisir de manger, le rend indisponible pour Dieu et l'éloigne de son centre, la gourmandise a pour la vie de son âme de nombreux effets indésirables, en même temps qu'elle met en péril la santé de son corps.
(fin de la première partie)