Bisdent,
Mon cher compatriote,
Je voulais simplement saluer votre patience. Chaque jour, en voiture, sans pouvoir m'arrêter, je passe devant la statue de Gabrielle Petit, à Tournai. Eh bien, peu importe comme la 'belgitude' se définit, je me reconnais dans cette femme, comme aussi dans Brel et beaucoup d'autres.
Pour elle, pour Gabrielle Petit, la Belgique n'était certainement pas une "erreur". Voici son histoire:
Pendant la première guerre mondiale, sous l'invasion et sous l'occupation, plus de sept mille civils belges furent massacrés ou fusillés: hommes, femmes, enfants, pêle-mêle. Parmi les femmes qui souffrirent chez nous pour la cause de la Justice, aucune ne dépassa Gabrielle Petit en vaillance et en courage.
Cette jeune fille fut fusillée pour la Patrie le 1er avril 1916. Elle mourut à 22 ans, souriante, en criant: « Vive la Belgique, vive le Roi! »
Elle était la plus jeune des 41 victimes exécutées et enterrées au Tir National de Bruxelles.
Au témoignage des Allemands, elle fut « la plus grande des fusillées ». D'un accord unanime, les Belges la considèrent comme l'héroïne nationale.
Gabrielle Petit était une modeste employée de commerce, sans autre ressource que le produit de son travail. En juillet 1914, elle était fiancée à un soldat belge. La guerre éclate. Elle dit à son fiancé: « Notre devoir est tracé. La Patrie nous appelle. Nous la servirons tous deux en soldats: Tu te battras, je m'engage à l'ambulance. »
Le brave est blessé à Liège, pendant ces jours d'épopée où le général Léman apprend au monde comment on arrête des armées invincibles. Elle soigne son fiancé, le guérit, le fait évader du lazaret et lui dit: « Ton devoir est de rejoindre l'armée. Je vais te conduire et te faire franchir la frontière. Puis, je reviendrai ici pour continuer mon service. »
Ils traversèrent sans encombre la frontière hérissée de baïonnettes allemandes, la Hollande peuplée d'espions et la mer parsemée de mines.
Lorsqu'elle a remis son fiancé à l'armée belge, elle s'engage, à l'insu de tous, au service des renseignements. Sa vie « militaire » commence. Elle fait passer des recrues en Hollande et elle ne cesse de fournir à nos armées les renseignements les plus précieux. Elle opérait sur le front d'Ypres à Maubeuge. Toutes les ruses, elle les connut et les pratiqua. Tour à tour elle se fit bonne d'enfant, pêcheuse à la ligne, voyageuse de commerce, colporteuse de journaux, réfugiée ou parente pauvre en villégiature, changeant d'attitude et de tenue suivant l'heure, le danger ou l'aventure. Ses adversaires les plus difficiles à dépister furent les détectives allemandes féminines qui sillonnaient sans relâche la contrée, photographiant toute figure suspecte et notant chaque allée et venue.
Un jour vint où les principaux chefs d'une branche de l'organisation furent arrêtés, jugés et exécutés par l'occupant. Cette alerte ne fit qu'exciter son ardeur. Et l'on vit alors cette jeune fille de vingt-deux ans prendre la direction de l'entreprise dangereuse entre toutes et organiser de toutes pièces un service qui rayonnait de Bruxelles à Maubeuge, à Lille, à Anvers, sur une grande partie de la ligne de feu...
A un confident de sa pensée intime, elle avait dit: « Mon devoir de chrétienne est d'employer mon activité à la tâche patriotique la plus haute et la plus utile. Or, rien n'est plus utile que le service des renseignements: Ainsi, je puis faire le plus de mal à l'ennemi, sauver le plus de soldats alliés, et peut-être contribuer à la victoire qui doit venir. S'il me faut perdre la vie, c'est que la Providence m'aura jugée digne de la mort la plus belle qui soit, la mort pour la Patrie et la Justice. Il n'y a pas de plus magnifique emploi de ma vie ni de plus beau départ pour l'éternité. »
Elle aimait joindre l'espièglerie à ses hauts faits. En guise de passe-temps, elle portait la Libre Belgique jusque dans le bureau du gouverneur allemand von Bissing. « Il faut bien, disait-elle, donner quelque distraction à son Excellence. »
Cependant le courtier qui transportait ses rapports en Hollande avait été capturé; elle l'ignorait. Un traître hollandais lui fut substitué par les Allemands et se rendit, avec le mot de passe, chez Gabrielle Petit. Elle confia ses secrets à cet espion qui les porta à la « Kommandatur ».
Le 20 janvier 1916, Gabrielle était arrêtée....
En prison, elle fut sublime. On ne sait vraiment ce qu'il faut admirer le plus: la vivacité de son intelligence, le courage, la vaillance, la fierté de l'accent, le dédain de la peur, la crânerie, la hauteur de la pensée et pardessus tout la gaîté triomphante. Jamais plus magnifique échantillon de notre race ne se dressa plus intrépide devant la toute puissance militaire allemande. A de certains moments, elle personnifie l'âme nationale.
Tout ce qu'une prisonnière peut subir de la soi-disant justice allemande, elle le souffrit avec un courage qui lassa ses bourreaux et leur arracha des cris d'admiration. Les interrogateurs appliquèrent successivement tous les moyens de la question la plus captieuse et la plus cruelle pour lui arracher le nom de ses complices et l'organisation de ce qu'on appelait sa bande. Tout échoua.
Lorsqu'enfin, on va la faire comparaître devant ce que ces gens-là appelaient une cour de justice, on lui propose pour défenseur un Allemand. Elle refuse: « Si vous ne me donnez un avocat belge, dit-elle, je refuse d'être défendue. Après tout, pourquoi un défenseur? Ma condamnation doit être écrite d'avance. Cessez cette parodie de la justice. » Son interrogatoire final fut un triomphe.
— Pourquoi, lui demande-t-on, avez-vous pratiqué le service de renseignements?
— Par haine contre votre régime et surtout par amour pour mon pays et mon Roi.
— Votre Roi, interrompt le juge en ricanant, c'est un roi de carton, une poupée.
— Mon Roi, réplique-t-elle aussitôt, est dans les tranchées avec ses soldats; votre Kaiser est à l'arrière avec ses courtisans.
On lui demande: « Pourquoi nous avez-vous fait du mal, à nous qui ne vous avions rien fait?
— Comment, vous ne nous avez rien fait? C'est un comble. Vous m'apparaissez comme le mal incarné. Vous avez pillé, ravagé, brûlé notre pays; vous avez massacré et torturé non seulement nos soldats, mais des civils innocents, des femmes et jusqu'à de petits enfants.
— On vous a fait accroire cela, ce n'est pas vrai, interrompt le juge.
— Non, j'ai vu, j'ai vu de mes yeux vos incendies; j'ai trouvé des mains coupées d'enfants dans les sacs de vos soldats; je vous vois encore, près de Charleroi, lier atrocement de pauvres femmes et les jeter dans la Sambre avec des huées féroces. Je vous ai vu tuer le mari innocent d'une femme qui le couvrait naïvement de sa jupe pour le soustraire aux coups de vos bourreaux: c'est moi qui ensevelis le cadavre. J'ai vu...
— Taisez-vous, ordonne le Président. Savez-vous que le métier d'espionne mérite la mort?
— Je ne suis pas une espionne comme vos espions. Je vous ai surveillés dans mon pays, pour mon gouvernement, pour ma Patrie, alors que vous, vous êtes dans mon pays contre tout droit, après avoir violé vos serments. La Justice vous défend même de me condamner. Vous n'êtes que la Force. Vous m'assassinerez. Faites vite.
— Si on vous graciait, que feriez-vous?
— Je recommencerais.
— Vous commandiez à des centaines d'hommes, quels sont vos agents?
— Pouah! Ne m'insultez pas. Vous savez bien que je suis incapable d'une infamie. Vous ne saurez rien.
— Votre crime est énorme. Vous êtes la cause de la mort de plusieurs milliers de soldats allemands.
— Vous me rendez bien heureuse. Mes efforts n'ont donc pas été vains.
J'ai, du reste, pris toutes mes précautions et mon service continue comme si j'y étais.
— Vous aurez la vie sauve si vous consentez à donner quelques indications sur votre organisation.
— Non, non et non!
Gabrielle Petit est condamnée à mort le 3 mars 1916. Elle n'est exécutée que le 1er avril.
C'est pendant ce mois interminable que la persécution des bourreaux atteint son point culminant. On joue de la vie et de la mort, de l'horreur, de la séduction et de la promesse pour arracher enfin le renseignement convoité sur les complices. Connaissez-vous un supplice plus affreux?
Tout reste inutile. Elle triomphe de toutes les embûches et de ses propres moments de faiblesse. Sur le mur de sa prison, elle écrit avec une épingle à cheveux cette pensée qui est une devise: « C'est avec des humbles qu'on fait des héros obscurs ».
Pour s'encourager dans les heures noires, lorsque les tourments physiques et moraux menacent de submerger sa volonté et sa gaieté, elle traça sur le mur ces mots de combat: « Ici je suis devant l'ennemi et c'est à l'ennemi que j'ai à faire. Mon droit et même mon devoir est de lui donner du fil à retordre. »
On veut lui faire signer un recours en grâce. Elle refuse en riant. L'aumônier allemand se présente pour insister. Elle ne veut pas le recevoir. A la fin, sur la recommandation suppliante de sa marraine qui a la délicate pensée de donner à l'aumônier, pour le transmettre à Gabrielle, une statuette de saint Joseph qu'elle aime, elle consent à recevoir le prêtre allemand. Celui-ci, avec sa lourdeur teutonne, veut la convaincre de la nécessité d'adresser un recours en grâce à Sa Majesté l'Empereur d'Allemagne. Elle bondit, agonise de sa verve le Kaiser et l'aumônier; sa crâ-nerie gamine reprend peu à peu le dessus; elle se moque alertement de la Toute Puissante Allemagne qui ne peut rien contre sa faiblesse à elle. Elle a des mots cinglants contre la « Kultur » germanique qui se doit d'ajouter à la liste de ses forfaits en Belgique, l'assassinat d'une jeune fille de vingt-deux ans: « Implorer la grâce du sinistre Kaiser, parjure, massacreur, voleur, pillard... jamais! Son honneur de Belge s'y oppose... »
Enfin, le 31 mars, à 3 h. 30 de l'après-midi, elle apprend que l'exécution est fixée au lendemain. Son calme est absolu. Sa sœur, qui lui rend visite, fait cet aveu: « J'avais l'air d'être la condamnée; c'est elle qui me consolait ».
Nous savons comment se passa la funèbre veillée. Rien n'est plus beau. Un soldat allemand est placé dans sa cellule. Cet homme parle français et est un incroyant. Avec un tact qui n'appartient qu'à la race teutonne, devant cette jeune fille qui va mourir, il nie Dieu et la vie future.
Gabrielle brode le dernier petit cadeau promis à sa marraine. De temps en temps, elle réplique en souriant. Elle s'anime par degrés et parle de l'immortalité de l'âme, de l'existence de Dieu, son Père qu'elle va voir sans voiles, au moment où les balles chasseront l'âme de son corps. Elle parle du Paradis, de la vision béatifique, de l'Eternité bienheureuse. Elle ajoute qu'elle prie Dieu pour son geôlier et qu'elle se souviendra de lui Là-Haut.
A 1 heure du matin, elle se met à écrire, jusque vers 2 h. 30. L'écriture est ferme comme auparavant. Elle distribue ses vêtements et son petit avoir de 581 francs. Cinq minutes plus tard, elle dort d'un sommeil profond. A cinq heures moins le quart, elle dort si paisiblement que le soldat n'ose l'éveiller.
A cinq heures, ses yeux s'ouvrent et sourient. Elle se lève aussitôt. Elle demande au soldat d'aller lui chercher une feuille de lierre.
Elle fait sa dernière toilette. Au témoignage du soldat, elle s'ensevelit vivante avec un courage héroïque.
A défaut de ciseaux, elle demande à son gardien de lui couper, avec son canif militaire, une mèche de cheveux qu'il voudra bien remettre à sa sœur avec ses dernières pensées, une broche, ses lettres et la feuille de lierre. Le soldat, totalement conquis, promet tout ce qu'elle veut, malgré les défenses et les consignes.
Elle achève ses dernières lettres; puis elle communie avec une ferveur touchante.
A 5 heures 45, on lui fait savoir que la voiture attend. Elle met son grand manteau bleu. Après un dernier regard à son crucifix, elle part, sans la moindre agitation. De la prison de Saint-Gilles au Tir national, elle récite à mi-voix le Rosaire, en prononçant avec force — l'aumônier le remarque — la fin des Ave Maria: « Maintenant et à l'heure de notre mort... ».
Lorsqu'elle descend de voiture, un Allemand, présumant une défaillance, s'offre à la soutenir. Elle remercie gentiment, disant: « Merci, Monsieur, je n'ai pas besoin de votre aide; vous allez voir comment une jeune fille belge sait mourir ».
Elle marche d'un pas alerte, suivant son habitude. Lorsqu'elle arrive à la place de l'exécution, elle salue l'aumônier, l'officier et les soldats et, d'un bond, elle va se poster en face du peloton. Un soldat s'approche avec le bandeau qu'on met sur les yeux des condamnés. Elle refuse. Le soldat veut employer la force. Elle le repousse avec violence en s'écriant: « Respectez au moins le dernier vœu d'une femme qui va mourir ». On n'insiste plus.
Tandis que l'officier précipite les commandements, elle crie: « Vive la Belgique! Vive le... »
La fusillade coupe le reste. Elle s'affaisse lentement et tombe face à l'ennemi.
Ainsi finit son calvaire et son âme s'élança dans l'immortalité.
récit de Cyrille van Overbergh
http://www.greatwardifferent.com/Great_ ... tit_04.htm