Message non lu
par Cinci » mer. 14 nov. 2018, 21:16
Aimez sa peine
Vous ne voudriez pas qu'on aime sa peine ? ... Eh bien, oui, je le voudrais ! C'est honteux la manière dont nous la traitons. Il n'est rien en nous qui soit plus mal traité, plus bafoué. Dans la famille de nos sentiments, elle est le paria. S'il y a moyen, nous l'ignorons, nous la fourrons dans le coin le plus retiré de notre être, nous arrivons même à la reléguer dans notre subconscient.
Vous la voyez-là ramassée sur elle-même, concentrée de douleur, tapie bien vivante comme les autres sentiments, désireuse de vivre comme les autres, prête à bondir à la moindre possibilité d'existence que nous lui offrirons et ... à la longue ... pour obtenir cela, prête à tous les excès.
La plupart reconnaissent son existence et ... la "supportent"; les meilleurs l'acceptent et encore, pas tout de suite : il en faut des luttes, des discussions, des déchirements avant d'accepter seulement cet enfant-là. Mais ils ne l'acceptent même pas sous son vrai nom. Il faut qu'ils la débaptisent, l'appellent "renoncement", "sacrifice", pour lui enlever son caractère de souffrance aiguë ... Ils lui refusent jusqu'à son nom quand ils l'acceptent ... et ce sont les meilleurs !
Quel est l'enfant, dites-le moi, qui supporterait paisiblement un traitement pareil ? Elle, croyez-moi, elle ne l'admet pas. Comme tous les enfants rebutés, frustrés, ignorés, il lui faut se faire remarquer à temps et surtout à contretemps, elle viendra gémir, se plaindre, crier, hurler même s'il le faut, étouffer tous les autres sentiments parce que nous ne lui donnons pas sa place au milieu des autres, simplement parce que nous n'osons pas la regarder telle qu'elle est et, l'ayant vue, lui donner de la tendresse comme aux autres afin qu'elle puisse vivre paisiblement en nous.
D'ailleurs, pourquoi ne l'aimerions nous pas vraiment ? Bien sûr, elle fait mal ... le bistouri du chirurgien entaillant nos chairs, lui aussi, fait mal pour nous guérir. Elle ... elle fait bien plus que nous guérir de nous-même, elle nous détache de nous-même, elle nous met à genoux, elle nous fait tout abandonner au Père sentant que seuls nous sommes incapables de la supporter et de bien l'accueillir, elle nous fait entrer d'un trait dans la grande fraternité humaine, où ceux qui vous attendent et tourneront leurs visages vers vous liront dans vos yeux ce que vous en aurez fait.
Vous verrez des visages révoltés, écrasés, désespérés ou uniquement souffrants ou durcis jusqu'à l'Indifférence parce qu'ils n'ont pas su l'aimer. Quel message leur apporterez-vous, vous, si vous ne l'aimez pas ?
Comment sauront-ils qu'il y a moyen d'être heureux, abandonné, joyeux, confiant, avec en un coin de l'être, un mal brûlant, que ce mal a en nous la place qui lui revient, qu'il nous est nécessaire et que nous l'aimons si bien qu'il ne songe même pas à empiéter sur ses voisins, qu'il les laisse vivre eux aussi : la foi, l'émerveillement, l'amour, l'adoration, l'action de grâce, la confiance, la paix, la sérénité et tous les autres, tous les autres qui se pressent autour de nous pour nous remplir de courage, d'espérance et d'amour pour continuer à avancer.
Je pensais avoir dit l'essentiel mais, continuant à vivre, je m'aperçois qu'il faut absolument ajouter quelque chose, qu'il faut que nous sachions que, bien qu'ayant sa place en nous, il y aura encore des jours où elle reviendra nous envahir tout entier, ainsi chaque enfant , dans une nombreuse famille, vient à son tour préoccuper entièrement les parents quand il passe en crise.
A ce moment, il n'y en a que pour lui, il occupe chaque fibre de votre être et c'est son droit. A ce moment-là, aimez-la mieux encore, avec une extrême patience, n'oubliant jamais que si elle peut vous préoccuper et vous envahir un moment, il y a quand même encore d'autres enfants qui ont besoin de votre attention et de votre amour et qui attendent que vous ayez apaisé l'un pour prendre leur place eux aussi et vous envahir à leur tour.
Source : Louis Evely, Souffrance ...