Gilbert Cesbron, Trois fois merci

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Cinci
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Gilbert Cesbron, Trois fois merci

Message non lu par Cinci » lun. 15 janv. 2018, 15:46

Ai trouvé un petit texte de Gilbert Cesbron(1913-1979) qui conserve sans doute sa pertinence. Il abordait la question du traditionalisme versus le progressisme dans l'Église.


Trois fois merci

Aux premières lignes du Soulier de satin, Paul Claudel nous montre un Père jésuite en perdition sur une épave au milieu de l'océan déchaîné. Il crie à Dieu, du fond de l'abîme, son amour et sa confiance, et les premiers mots de la pièce sont : "Seigneur, je te remercie ..." Car c'est bien au coeur de la tempête et du plus creux de la vague qu'il convient de prier, sans peur pour soi et sans reproche pour les autres, et sûr, si sûr d'être entendu.

C'est pourquoi je voudrais, attaché à cette Église en péril dont tant de bons esprits pensent sincèrement qu'elle va à la dérive, crier mon amitié et ma gratitude à tous ceux qui la composent, à tous ceux qui ensemble sont cette Église, même lorsqu'ils se prennent mutuellement pour d'irréductibles ennemis.

Et d'abord merci à ceux qu'on désigne du beau nom "d'intégristes" et qui précisément voudraient conserver dans leur intégrité toute la Tradition, toutes les traditions. C'est à un passé tout ruisselant de saints qu'ils se réfèrent. Ils ne sauraient dire eux-mêmes - et c'est humain - quelle est dans le choix qu'ils ont fait, la part de l'instinct et celle de la raison, la part de la docilité et celle du courage (car il en faut pour s'arquebouter à contre-courant), la part de la nostalgie et celle de la méditation. Je les comprends et je leur tends la main, à la condition que la leur ne soit pas crispée mais qu'elle demeure cette main ouverte, celle qui dit : "Prions ensemble" et "Que la paix soit avec vous !"

Et, de la même voix, j'adresse mon second merci à ceux-là qu'on désigne du beau nom de "progressistes" et qui, précisément, voudraient que la chrétienté poursuive sa marche en avant vers ce Royaume qui est déjà parmi nous. Quand ils semblent se détourner de l'Église traditionnelle, c'est qu'ils se réfèrent à un passé non exempt d'erreurs, d'abus de pouvoir et parfois de crimes. Les autres crient "Fran
çois d'Assise ! Eux crient : Galilée ! Et qui a tort, je vous le demande ? - Personne. L'Église est tout ensemble ceci et cela, sainte et pécheresse. Chacun de nous est ceci et cela; chacun des Douze l'était, et Jésus les aimait.

Progressistes, ils ne sauraient dire eux-mêmes - et c'est humain - quelle est dans le choix qu'ils ont fait, la part de l'instinct et celle de la raison, la part du conditionnement et celle de la révolte (car, en tous domaines, l'anticonformisme est devenu un conformisme assez veule), la part du vrai respect de l'homme et celle de la complaisance aux idéologies, la part du risque coûteux et celle de la mode. Je les comprends et je leur tends la main, à la condition que la leur ne soit pas un poing levé.

Je les regarde, mes frères de part et d'autres, qui sont pareillement l'Église, et je m'avise que, malgré les différences dont ils s'honorent si vainement, ils se ressemblent pour le meilleur et pour le pire.

Pour le pire : la hargne, l'outrance, l'esprit de club et d'exclusivité, la certitude présomptueuse d'avoir raison, la tentation de la violence, l'abus des discours et des "gestes". Tout comme l'extrême-droite et l'extrême-gauche sont des soeurs ennemies mais jumelles. Ici comme là, les militants sont devenus des partisans - et tant pis pour l'Église une, sainte, catholique et apostolique qu'ils confondent, chacun à sa manière, avec ses seules structures.

Mais, intégristes et progressistes se ressemblent aussi, Dieu merci, par le meilleur qui est justement l'amour de Dieu. Et Dieu nous aurait-il crées si divers s'il voulait être aimé de tous semblablement ? Tant de variétés dans nos petites amours humaines, et l'amour que nous portons à Dieu aurait toujours le même visage ? - "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu avec tout ton coeur, avec toute ton âme ..." Les uns sont fascinés par le premier commandement, et les autres par le second :"Tu aimeras ton prochain comme toi-même."

Mais comment se le reprocheraient-ils mutuellement puisque le second commandement est semblable au premier ? Que ne reconnaissent-ils humblement, intégristes ou progressistes, qu'ils ne font jamais que la moitié du chemin, que seule la sainteté peut marier et fondre l'une et l'autre tendance, que l'aujourd'hui de Dieu est indissolublement composé de notre passé et de notre avenir et qu'il faut être bien présomptueux pour oser trancher comme ils font, chacun avec sa hache ? Oui, que ne le reconnaissent-ils humblement ? Mais l'humilité n'est pas le fort de ce siècle ni de l'Occident.

Aux uns et aux autres, en les remerciant d'être ce qu'ils sont et si différents - car c'est à ce prix que l'Église n'est ni un monolithe ni un éboulis de cailloux - est-il permis toutefois de demander trois grâces dont ils trouveront sans peine la prescription dans l'Évangile ?


à suivre

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Re: Trois fois merci

Message non lu par Cinci » lun. 15 janv. 2018, 16:12

suite et fin


Et d'abord, précisément, de se référer en tout et toujours aux paroles mêmes de l'Évangile sans les édulcorer, les démythifier, les séculariser. "Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront point ..." On ne triche pas avec les Béatitudes.

Ensuite d'accepter, de la main du Christ, ce chef que les incroyants semblent parfois respecter plus que nous : le Pape, signe visible de notre unité et lui-même image vivante de notre incessant partage. Car malheur aux chrétiens qui, devant les problèmes de ce temps, ne se trouvent pas constamment partagés !Malheur à ceux qui pensent qu'il n'existe, au temporel, qu'une seule vérité et qu'eux et leurs amis la détiennent !

Enfin, je demanderai en grâce à mes frères des deux camps de se considérer, d'une rive à l'autre, avec respect sinon affection et, à défaut, de s'entendre, du moins de s'écouter. Je leur demanderai en grâce de ranger une fois pour toutes leur panoplie de polémiste, toutes ces armes factices qui trouvent le moyen à la fois de blesser et de sonner le creux. Qu'on est las de ce tumulte, de ces manifestes, de ces lettres ouvertes, de ce jeu puéril des "bons" et des "méchants" ... Chrétiens, laissons cela aux politiques. Nous savons bien, nous autres, ce qui convainc vraiment : et c'est la transparence, la conformité absolue de la vie que l'on mène avec la parole que l'on dit, et c'est l'Amour, son sourire, ses silences.

C'est pourquoi mon troisième merci, le plus fervent, le plus grave, je l'adresserai aux hommes de Dieu [...] Petites soeurs et petits frères donnés, silencieux, indiscernables des opprimés, gens de grande foi qui, eux, ne prennent pas peur tandis que le bateau est agité par tant de remous et parfois recouvert par les vagues. Clercs et laïcs, hommes et femmes, lucides mais sans provocation, qui prennent le parti des petits et des pauvres mais sans jeter l'anathème aux autres; qui savent qu'en chrétienté on ne peut pas vaincre sans convaincre, et qui ressemblent à ce Jésuite du Soulier de satin : attachés au grand mât, ballotés sur un océan de douleur et ne faisant qu'un avec lui, mais gardant les yeux tournés vers le Père du ciel. Allez, c'est dans leur regard à eux qu'au coeur de nos désarrois nous le retrouvons en toute certitude !

1974

Tiré de
Gilbert Cesbron, Mourir étonné, 1976

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Re: Gilbert Cesbron, Trois fois merci

Message non lu par Cinci » mer. 17 janv. 2018, 17:20

Il s'ensuit un festival de bons mots.


Le libéralisme politique consiste à freiner l'implacable fonctionnement du libéralisme économique.

[...]

- Madame, dit la servante, il y a un ordinateur qui demande monsieur au téléphone ...

Les sociologues tiennent à nous étudier comme des fourmis. Mais ceux qui étudient les fourmis le font avec plus d'amour.

En Occident, l'on vit exaspéré et l'on meurt désespéré.

Les véritables révolutionnaires sont purs et pudiques. Lorsque les intellectuels de gauche exaltent l'érotisme au nom de la libération de l'homme, ils se rendent suspects.

Le monde tourne une page, mais c'est toujours la même histoire.

[...]

La bombe :

La première bombe atomique a détruit Hiroshima et toute une Société.

[...]

On ne devrait reprocher à personne d'être "bien-pensant", mais seulement de se croire tel.

Dans les années qui suivirent Mai 68, il y eut de nombreux suicides de jeunes. Ils n'avaient pas besoin de se jeter par la fenêtre : il leur suffisait de tomber de haut.

Les Français n'ont plus envie de ressembler à la France.

[...]

Voici d'où vient le malentendu : que les uns définissent le christianisme d'après le Christ, et les autres d'après les chrétiens.

Libéralisme :

Ce qu'on appelle un pays libéral est celui où personne ne peut imposer aux autres sa volonté ou ses opinions par la violence mais seulement par l'argent.

La devise de l'époque, c'est "Le sexe et l'argent" - c'est `dire corps et biens. Cela sent le naufrage.

tiré de :
G. Cesbron, Mourir étonné, 1976, p. 230




Cesbron aura-t-il juste devancé un peu Michel Onfray avec sa vue crépusculaire sapientelle d'une société occidentale décadente ?

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Re: Gilbert Cesbron, Trois fois merci

Message non lu par Cinci » mer. 17 janv. 2018, 17:53

Les enfants meurent étonnés. Parvenu à un âge où il ne serait ni surprenant ni pitoyable que je disparusse, me voici dans la même disposition : étonné. Et premièrement d'avoir vécu jusque-là. A quelques siècles d'aujourd'hui, à quelques heures d'avion d'ici, je serais mort depuis longtemps. Et puis le cancer, l'automobile et la violence ont tué tant de mes amis que je revois plus de visages aimés en fermant les yeux qu'en les tenant ouverts. C'est le sort des gens de mon âge; et le sentiment d'être un survivant, s'il conforte la suffisance de la plupart, investit certains autres d'une étrange timidité. J'en suis.

Très étonné aussi, je le dis bonnement, d'avoir jusqu'à présent "tenu ma place", ou à peu près. Jamais je n'aurais cru y parvenir : écolier consciencieux, d'une incorrigible docilité et, jusqu'au seuil des cheveux gris, exclusivement soucieux de faire "son devoir" c'est à dire ce que prescrivent les anciens. Avec les gens de ma sorte, le monde tourne bien, mais n'avance guère !

Comment ai-je pu si longtemps me tromper de respect ? Ne pas m'aviser que les véritables adultes sont rares et rarement ceux que l'on croit ? Qu'il convient de se détourner des puissants, des gens connus, de ceux qui ont "réussi" (réussi à vous le faire croire, voilà tout) ? Qu'un homme ne se juge à rien d'autre que son regard et son sourire; et que la timidité, la pudeur et, généralement, tout ce dont on se moque est vertu ?

J'exprime cela, que je sais vrai, sans amertume mais aussi sans illusion. On n'est jamais cru quant à l'essentiel; Dieu lui-même en a fait l'expérience, ce qui est une consolation tragique. Ou plutôt il faut que chacun se fraie lui-même son chemin vers la Vérité en perdant à cette tâche le trois-quart de sa vie : le vrai chemin des écoliers, c'est bien celui-là. Voilà pourquoi l'humanité progresse si lentement. Pourtant, prenez une tortue et délivrez-là de sa carapace : elle ira vite mais, sans protection, pas bien loin. Il est probable que nos scrupules enfantins , ces respects indus, tant d'idées reçues et de fidélités mal placées : tout ce dont je dénonce tardivement et vainement comme un poids inutile, est aussi pour les hommes une carapace vitale. Il faut choisir entre la cuirasse et l'allant, vieil adage militaire ! Et l'on est toujours le prisonnier de ce ou de celui qui vous protège. Mais alors, vivent ceux qui rejettent toute cuirasse afin de mieux courir, mieux crier, mieux nous entraîner sur des chemins nouveaux ! Vive le petit David, tenez ! - Mais le vieux roi David a dû, lui aussi, mourir étonné ...

p. 12

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Re: Gilbert Cesbron, Trois fois merci

Message non lu par saperlipopette » sam. 20 janv. 2018, 18:53

Magnifique.


Un nouvel auteur à découvrir.
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Kerniou
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Re: Gilbert Cesbron, Trois fois merci

Message non lu par Kerniou » lun. 22 janv. 2018, 12:05

Je pourrais écrire la même chose que vous, Cinci.
Merci de l'avoir fait fait !
" Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu , car Dieu est Amour " I Jean 4,7.

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