Sur l'origine de l'association chrétiens/croisés et la démonisation des chrétiens
... à l'enseignement traditionnel de la haine envers les chrétiens tel que le perpétue la tradition islamique orthodoxe ou salafiste s'ajoute, de nos jours, une christianophobie encore plus violente, qui provient des guerres ayant opposé des siècles durant l'Europe chrétienne au monde islamique et qui oppose aujourd'hui l'islam et l'Occident autour des questions palestinienne, irakienne, syrienne, afghane, etc. Dans ce contexte, même si l'assimilation des Églises d'Orient aux missionnaires occidentaux est absurde, les chrétiens orientaux paient fort cher le fait d'avoir la même religion que les "croisés occidentaux" et les "envahisseurs" américains, etc.
Certes, comme toute propagande démonisante, l'accusation des islamistes repose en partie sur une vérité factuelle extrapolée et détournée de son contexte, car certaines communautés chrétiennes autochtones ont parfois scellé, au cours des siècles, une alliance avec les croisés et, plus tard, avec les puissances européennes (France, Grande-Bretagne, Russie, Autriche surtout) afin d'échapper à la dhimmitude et d'être affranchis.
Rappelons que les États européens protecteurs des chrétiens, lorsqu'ils pouvaient dominer des puissances musulmanes ou faire pression sur elles, réclamaient des régimes particuliers en faveur des chrétiens en terre d'islam. Sous l'empire ottoman déclinant, ce régime de protection alimenta le ressentiment anti-chrétien chez les nationalistes et les islamistes qui accusaient les chrétiens de demeurer les "complices de l'ennemi croisé".
De façon quasi-obsessionnelle, les musulmans anti-occidentaux rappellent le traumatisme fondateur des croisades, auxquelles les chrétiens d'Orient auraient pris part, "trahissant" ainsi leurs maîtres. En fait, ce fut afin de secourir les chrétiens d'Orient, malmenés par les Turcs Seldjoukides, que le Pape Urbain II prêcha la croisade à l'issue du concile de Clermont. Ainsi, lors de la première croisade, les populations chrétiennes arabes aidèrent parfois les croisés, qui les délivraient de leur statut dégradant de dhimis. Les chrétiens de Syrie et du Liban servirent ainsi de guides aux chevaliers européens. Lors de la création des États latins de Terre Sainte, les chrétiens d'orient et les croisés cohabitèrent en bonne intelligence. Les mariages mixtes furent nombreux et l'on vit même apparaître des chevaliers d'origine arménienne ou syrienne. Les chrétiens orientaux eurent enfin le droit de construire ou de restaurer leurs églises et redevinrent des citoyens à part entière.
Mais en 1187, Saladin fit capituler Jérusalem, et la reconquête turco-musulmane mit fin à cette période de renaissance chrétienne. Les chrétiens allaient payer très cher leur "collaboration" et ils la paient encore ...
En réalité, la collaboration des chrétiens d'Orient avec les croisés ne fut ni générale ni systématique. Elle ne fut qu'une tentative d'échapper au joug humiliant de la dhimma.
Les chrétiens d'Orient de rite orthodoxe, c'est à dire liés à Byzance, furent par exemple les cibles des croisés latins, qui les considéraient comme pire que les musulmans. Ainsi, en 1206, les croisés détruisirent la capitale de l'empire gréco-byzantin, Constantinople. Cette croisade contre la chrétienté orthodoxe fut certes dénoncé par le Vatican, mais elle fut organisée par des États catholiques, dont la République de Venise, concurrente commerciale de Byzance. Contrairement aux dires des islamistes, non seulement nombre de chrétiens choisirent la loyauté envers leurs dominateurs musulmans mais, par la suite, de nombreux intellectuels chrétiens arabophones adoptèrent l'identité arabe au point de devenir les premiers concepteurs de la renaissance littéraire et du nationalisme arabe, fortement connoté d'anti-impérialisme. De sorte qu'à l'ère moderne, l'accusation de complicité avec l'Occident est aussi absurde qu'injuste.
L'absurdité des accusations contre les chrétiens : leur contribution à l'arabisme
L'idée chère aux islamistes, selon laquelle les chrétiens d'Orient seraient les agents des "impérialistes" et des "sionistes", donc des ennemis des Palestiniens et des musulmans, ne tient pas. Car la contribution des Arabes chrétiens à la renaissance du monde arabe est indéniable, qu'il s'agisse de leur rôle dans la création des partis panarabes en lutte pour l'Indépendance, de leur combat en faveur des Palestiniens, ou de la renaissance culturelle arabe. On peut en effet citer une liste innombrable de figures historiques de l'arabisme et du propalestinisme de confession chrétienne : l'universitaire Edward Saïd, Monseigneur Hilarion Capuchi, archevêque grec melkite catholique de Jérusalem, emprisonné pour son soutien à la cause palestinienne, Georges Habache, chef du Front Populaire pour la Libération de la Palestine, ex-leader du Mouvement Nationaliste arabe, tombeur du protectorat britannique d'Aden; le poète Kamal Nasser, porte-parole de l'Organisation de LIbération de la Palestine, assassiné par un commando israélien en 1973, le célèbre créateur du parti Baas, le chrétien grec-orthodoxe syrien Michel Aflak, Ibrahim Souss, ancien proche de Yasser Arafat et cadre de l'OLP. Monseigneur Atallah Hanna, évêque grec orthodoxe de Jérusalem et bien sûr Mgr Sabbah en Palestine, supérieur de l'Église catholique palestinienne, connu pour ses positions plus que sévères envers Israël.
Rappelons que dès 1870, la majorité des périodiques politiques arabes, installés au LIban et en Égypte, étaient dirigés par des chrétiens syro-libanais ayant fait leurs études dans les écoles françaises ou américaines. Les maronites syro-libanais, trop souvent qualifiés d'ennemis de l'arabisme, furent les premiers à développer l'idée d'une nation arabe sécularisée, face à l'empire turco-ottoman islamique. Le vaste mouvement de renaissance arabe, la nahda, envisageait de réconcilier les chrétiens et les musulmans arabophones autour d'une arabité rénovée et affranchie de la légitimation théologique musulmane.
Dans la première moitié du XXe siècle, des partis politiques nationalistes ou socialistes de tendance laïque, ont été fondés par des chrétiens grecs-orthodoxes : le parti socialiste du renouveau arabe (Baas), fondé à Damas à la fin des année 1930 par Michel Aflak, déjà cité, ou encore le parti populaire syrien, fondé en 1932 par Antoine Saada, partisan d'une grande Syrie et dont le parti a fusionné ensuite avec le Baas. Parmi les grands intellectuels, artistes ou politiques chrétiens chantres de l'arabité, on peut aussi mentionner Boutros Boutros Ghali, ancien secrétaire général de l'ONU, puis son neveu Youssef, ex-ministre de Hosni Moubarak ; l'ex-ministre et bras droit de Saddam Hussein, Tareq Aziz, peu soupçonnable de pro-américanisme ou de sionisme ... ; puis l'écrivain libanais Khalil Gibran, auteur du livre Le Prophète, peu suspet d'islamophobie, tout comme le plus grand dénonciateur des croisades, Armin Maalouf, chrétien libanais, auteur de Les croisades vues par les Arabes; la chanteuse libanaise Feyrouz, chantre de la "grandeur arabe", Julia Boutros, passionnera de la résistance libanaise au Sud-Liban [...] ou encore le général chrétien maronite Michel Aoun, chef du Rassemblement pour le Liban, allié majeur du Hezbollah ...
Le moins que l'on puisse dire est que de tous ces noms arabes chrétiens, figures du nationalisme arabe et de l'anti-impérialisme, aucun ne peut servir de près ou de loin à attester le caractère "traître", "pro-occidental", "pro-sioniste", "néo-croisé" des chrétiens d'Orient que dénoncent les islamistes et autres christianophobes des pays arabes.
tiré de
A del Valle, Pourquoi on tue des chrétiens dans le monde aujourd'hui ?La nouvelle christianophobie, p.61