Faut-il croire à l'enfer ?
Jean Delumeau a consacré toute une étude à la place faite à l'enfer dans la prédication des siècles derniers. Et il pense qu'à une religion de la peur est en train de se substituer enfin une religion beaucoup plus authentique, une religion essentiellement centrée sur l'amour de Dieu. Beaucoup de chrétiens sont ravis de trouver dans les ouvrages de Jean Delumeau une confirmation de leur conviction intime : il est grand temps que l'Église prêche un Évangile débarrassé de ce mythe de l'enfer. Nos ancêtres n'avaient pas osé le faire, parce qu'ils n'avaient pas encore pris conscience de la nouveauté radicale de l'Évangile apporté par le Christ : Dieu n'est que miséricorde. Comment le Père que Jésus ne cesse de nous présenter dans l'Évangile comme un Père plein de tendresse pour tous les pécheurs pourrait-il supporter que l'une de ses brebis se perde ?
A l'inverse de la mentalité craintive de jadis, se développerait de plus en plus chez les chrétiens d'aujourd'hui une mentalité libérée de toute peur, mentalité qui pourrait se résumer dans le raisonnement suivant :
Dieu n'est que miséricorde
Donc il n'y a pas d'enfer
Donc je ne dois pas ... m'en faire !
Nous voudrions montrer ici, en nous appuyant non pas sur des études historiques ou des statistiques sociologiques, mais sur la pensée officielle de l'Église, que telle n'est pas la Bonne Nouvelle apportée par Jésus.
Ici, comme ailleurs, la Bible nous oblige à affirmer deux vérités apparemment contradictoires mais aussi vraies l'une que l'autre :
- Dieu veut vraiment le salut de tous les hommes et leur donne sans cesse tous les moyens d'y parvenir.
- Mais il nous avertit aussi que nous sommes tellement bêtes et méchants - ou plutôt tellement orgueilleux - que nous pourrions ne pas recevoir en héritage la vie éternelle.
Les phrases très claires de l'Évangile sur la réalité de Satan et de l'enfer me révèlent que je suis vraiment en danger, que je suis beaucoup plus vulnérable que je ne l'imagine spontanément. Raison de plus pour me défier de moi-même et me précipiter comme un tout petit enfant sur les épaules du Bon Pasteur ! Là - et là seulement - je n'ai plus peur !
La réalité d'un enfer éternel
"Si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-là : mieux vaut pour toi entrer mutilé dans la vie que d'aller, avec tes deux mains, dans la géhenne, dans le feu inextinguible, là ou le feu ne s'éteint pas" (Mc 9,43)
Nous ne pouvons évaluer le nombre de personnes que Satan a réussi à entraîner dans son malheur éternel, mais nous savons clairement par l'Évangile - tel que l'Église n'a cessé de le lire au cours des siècles - que chacun de nous doit prendre au sérieux la possibilité réelle qu'il a d'être malheureux pour toujours en allant dans un lieu que le Nouveau Testament nomme de multiples manières : l'Hadès (Luc 16,23), la géhenne (Mc 9,44; Mt 5,22-29; 18, 9), la fournaise de feu (Mt 13, 42-50), l'étang de feu et de soufre (Ap 19,20; 20, 9-15; 22,8), le feu éternel (Mt 18, 8; 25,41), le feu (ce mot revient souvent dans les paroles de Jésus), l'abîme (Luc 8,21; Ap 9, 11; 20, 1), les ténèbres extérieures (Luc 16, 28), le Tartare (2 P 2,4)
Les affirmations bibliques
Les livres de l'Ancien Testament nomment "schéol" l'endroit ou vont les morts, et les traducteurs alexandrins de la Bible ont presque toujours rendu le terme hébreu par le mot grec "Hadès". C'est un lieu souterrain (Gn 37,35) [...] Le défunt descend dans une terre de silence (Ps 94, 17); un royaume d'ou l'on ne revient pas (Job 7,9) et fermé comme une prison (Is 24,22). Mais on y retrouve ses aïeux (Gn 25, 8; 49.33). C'est l'antithèse de la terre des vivants (Is 38, 11; Jr 11,19) Dans la mort on ne loue plus le Seigneur (Ps 95, 17; Is 38, 18). Bref, pour les premiers livres de la Bible, la survie ne fait pas de doute, mais cette survie n'est pas très gaie !
Peu à peu les Juifs en viennent à concevoir une différenciation dans les fins dernières. La nation d'Israël ressuscitera, annonce Ézéchiel (37, 1-14), tandis que ses ennemis seront précipités dans le schéol (31,16).
Dans cette nouvelle perspective, on distingue un lieu particulier pour la punition des méchants. On lui donne le nom de géhenne, emprunté au vallon de Ben-Hinnon, ou avaient lieu les crémations d'enfants sacrifiés à Moloch et ou l'on brûlait les immondices de Jérusalem, avec parfois des cadavres. Les vers de cette pourriture et le feu qui la consumait composaient un symbole du châtiment promis aux hommes qui se révoltaient contre Dieu : "Leur ver ne mourra point, leur feu ne s'éteindra point et ils seront en horreur à toute chair" (Is 66,24). Le livre de Judith précise : "Le Seigneur livrera leur chair au feu et aux vers afin qu'ils brûlent et le ressentent éternellement" (16,21).
Avec Daniel s'affirme la résurrection individuelle. Elle sera générale et donnera aux uns une vie éternelle, aux autres un opprobre éternel (12,2; cf 2 Mac 7).
D'allure plus philosophique, le livre de la Sagesse insiste davantage sur le caractère imprévu du châtiment des impies que sur leur peine éternelle. Le jugement final nous les montrera stupéfaits devant le triomphe du juste et en proie à la "colère inexorable" du Créateur (4, 20-5).
Le Nouveau Testament
Les livres du Nouveau Testament ne donnent pas des descriptions circonstanciées de l'enfer, comme le font les apocalypses juives de l'époque (Jubilés, Baruch, Psaumes de Salomon), mais Jésus reprend les images scripturaires les plus violentes ("les pleurs et les grincements de dents dans la fournaise ardente") pour parler du sort réservé à l'ivraie (Mt 13,42). Et il vaut mieux entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d'être jeté avec ses deux yeux dans la géhenne (Mc 9,47). C'est pourquoi Jésus nous dit de craindre "Celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois le corps et l'âme" (Mt 10, 28).
Jésus ne parle pas seulement de l'enfer comme d'une réalité menaçante; il annonce que le Fils de l'homme lui-même enverra ses anges jeter dans la fournaise ardente les fauteurs d'iniquité (Mt 13,41) et prononcera la malédiction : "Loin de moi, maudits, au feu éternel " (Mt 25, 41)
Paul dira la même chose, insistant sur le juste jugement de Dieu menaçant celui dont l'injustice appelle la colère divine (Ro 2,5). Par deux fois l'apôtre énumère les péchés dont les auteurs "n'hériteront pas du Royaume de Dieu" (1 Co 6,9-10; Ga 5,21) L'épitre aux Hébreux déclare qu'il est "effroyable de tomber entre les mains du Dieu vivant" (10,31) L'avant-dernière page de l'Apocalypse nous parle de l'étang de feu du diable, ou sont la bête et les faux prophètes tourmentés jour et nuit dans les siècles des siècles (20, 9)
Un dogme défini par l'Église
L'Église a toujours demandé aux chrétiens de prendre au sérieux les paroles très claires de l'Évangile sur l'enfer. La formule dite
Fides Damasi (V e siècle) affirme la foi en une double issue pour la vie terrestre : "La vie éternelle comme récompense du bon mérite ou la peine du supplice éternel pour les péchés." A la même époque, le symbole dit d'Athanase exprime la même certitude : "Ceux qui auront fait le bien iront dans la vie éternelle; ceux qui auront commis le mal iront au feu éternel." Vérité réaffirmée au IVe concile du Latran (1215), au 2e concile de Lyon (1274) et au concile de Florence (1441).
Quant à l'éternité des peines de l'enfer, elle a été plus spécialement affirmée contre les Origénistes par le Synode de Constantinople (543), dont les décisions furent approuvées par de nombreux évêques et par le pape Vigile. Le damné subit-il sa peine aussitôt après sa mort ou seulement lors du jugement dernier ? La question a reçu une réponse définitive en 1274, au 2e concile de Lyon : "Les âmes de ceux qui meurent en état de péché mortel ... descendent aussitôt en enfer."
L'existence d'un enfer éternel fait donc partie des dogmes auxquels l'Église nous demande de croire - sur la parole de l'Écriture. Un dogme que les chrétiens ont toujours été tentés de nier, tant il nous paraît incroyable, mystérieux. Incroyable ... mais vrai !
L'Église s'est toujours opposée à la thèse de la disparition progressive des peines de l'enfer et elle a supprimé de ses livres liturgiques toute formule de prière pour les damnés.
Spontanément, les hommes estiment que Dieu ne devrait jamais condamner à une peine éternelle des êtres humains dont les fautes, pour horribles qu'elles soient, ne sont que des fautes limitées dans le temps.
[Sauf que dans l'authentique spiritualité catholique ...]
Ceux qui au contraire prennent tout à fait au sérieux les paroles de l'Évangile supplient le Seigneur de les "délivrer du Malin". Plus ils se défient de Satan, plus ils se confient en Dieu. Comme le dit excellemment le Père Molinié, la véritable confiance en Dieu suppose "le courage d'avoir peur". L'enseignement de Thérèse de Lisieux, l'enseignement de l'Évangile - et bien entendu le mystère de la Croix ... tout cela n'a rigoureusement aucun sens si l'enfer n'existe pas ou si le danger qu'Il nous fait courir est pratiquement nul.
Ceux qui ne croient pas à l'enfer prient plus ou moins de la façon suivante : "
Seigneur, je ne crains rien ! Au moment de la mort, je ferai le bon choix. Compte sur moi !"
Priez pour nous à l'heure de notre mort
Nous prions la Vierge Marie de nous aider très spécialement lorsque nous aurons à poser l'acte ultime de notre liberté. Habitués de longue date au combat spirituel, les saints ont une conscience aiguë qu'ils seront alors plongés dans une véritable agonie - un mot qui signifie combat - qu'ils seront en danger. Le 25 août 1897, sainte Thérèse de Lisieux conjurait ses soeurs de prier et de faire prier pour elle : "Oh ! comme il faut prier pour les agonisants ! Si on savait !" Même si nous ne sommes pas aux prises avec d'atroces souffrances, même si nous avons le privilège d'être alors entourés de vrais amis, nous aurons à surmonter l'ultime tentation de notre vie, celle du désespoir. En étant tout à coup aveuglés par la profondeur de notre misère, nous devrons ne pas désespérer de la miséricorde de Dieu.
Trop de chrétiens se rassurent bien vite en pensant : "A ce moment-là je comprendrai toute la bonté de Dieu et je ne pourrai que lui demander pardon avec un coeur d'enfant." Dangereuse illusion [...] Mais n'allons pas imaginer que nous verrons le film de notre vie, confortablement installés dans un fauteuil d'orchestre, en possession d'une simplicité et d'une humilité enfin retrouvés ! Non ! C'est un coeur pécheur, encore marqué par l'orgueil, qui devra s'ouvrir à l'invasion définitive de l'amour !
Saint François-Xavier, qui avait failli mourir en 1549 lors de sa traversée de Malacca au Japon, écrivait à ses frères de Goa : "Ô mes frères, qu'en sera-t-il de nous à l'heure de notre mort si, durant notre vie, nous ne nous préparons pas et ne nous disposons pas à la science de l'espoir et de la confiance en Dieu, car, à ce moment-là, nous nous trouverons en plus grandes tentations, souffrances et épreuves que jamais, aussi bien pour l'esprit que pour le corps." (
Lettres spirituelles)
Signé : l'abbé Pierre Descouvemont (
Guide des difficultés de la foi catholique, p. 568)