- Mais Dieu n'est pas le Dieu souverain dont la toute puissance écrase l'homme, mais puissance personnelle et amour, qui offre à l'homme une place à ses côtés, lui fait don de la liberté et le laisse en faire usage. Le refus absolu de la souffrance de la part de Dieu se réalise non pas par un acte de surpuissance, qui dépossède la créature de son libre exercice et par là rend l'amour impossible, mais par le fait que Dieu lui-même s'implique dans la souffrance et la fait sienne. Si la création consiste en ce que Dieu veuille qu'il y ait du fini, quelque chose qu'il n'est pas lui-même, afin de pouvoir l'aimer et l'accueillir dans la vie éternelle où règne son divin amour, et si cet amour est tellement excessif que Dieu s'accommode du fait qu'il inclue la possibilité du mal, de la souffrance, de la désintégration, alors pareille conception n'est tolérable que si Dieu lui-même partage radicalement la souffrance comme don lié à l'amour qu'il recherche.
Et c'est justement ainsi, selon la révélation chrétienne, que Dieu se comporte. «Tout ce que Dieu fait» rappele Romano Guardini «il le fait pour de bon, et c'est pour nous une définition capitale, décisive. Cela veut dire que ce qu'il fait ne tombe pas du ciel, du haut d'une souveraineté inaccessible; car sa façon d'agir, au fond, exprime non pas une supériorité mais une fragilité ontologique, qui perçoit qu'en entrant en relation avec un être inférieur elle se met en danger. Bien plus, cela veut dire que ce qui lui va c'est de faire accéder cet inférieur à sa propre vie.» La souffrance elle-même, il l'attire au coeur de sa propre vie; mieux, sa vie, il l'expose à la souffrance. Non pas pour donner à la souffrance un double, la faire passer dans l'éternité, lui conférer l'apparence du divin, mais pour la vaincre à sa racine, En effet, dans un monde pécheur le combat contre la souffrance enracinée dans le péché entraîne à son tour une souffrance. Mais c'est seulement par une souffrance acceptée et suportée de bon gré, par la solidarité avec ceux qui souffrent, que la souffrance causée par le péché et toutes ses intrications sera transformée de l'intérieur.
Cela vaut en premier lieu pour l'homme qui consacre ses efforts à combattre et à vaincre la souffrance. Là où la souffrance née du péché n'est ni acceptée, ni favorisée, là où l'on s'engage pour la justice, pour la paix, la santé, là aussi la souffrance change de nature. Cette souffrance d'un autre genre naît de l'amour , c'est une souffrance au service de Dieu, qui se donne lui-même en partage à l'homme souffrant et lui procure force et capacité à supporter ses maux. En l'occurence, Dieu souffre lui-même avec lui, il s'implique dans la douleur da sa création et se soumet à son fardeau. Dieu n'est pas Moloch, qui, insensible au malheur, trône heureux dans les hauteurs, au-dessus de la vallée de larmes qu'est la création. Dieu, lui, se laisse toucher et concerner par la souffrance.
(à suivre)