Réponse au blog Soleil d’hiver au sujet des controverses sur l’usage du pain azyme, la communion sous la seule espèce du pain et la question du rôle et de la place de l’épiclèse.
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Depuis la fin du mois de mars, le blog Soleil d'hiver -dont nous saluons la qualité des contributions- publie une série de huit articles intitulé Soeur prodigue, Réflexions d’un fils de l’Eglise romaine. Il s’agit pour l’auteur -encore formellement catholique romain, semble-t-il, quoique orthodoxe de coeur et de foi- d’étudier d’une manière impartiale les doctrines de l’Eglise romaine qui sont rejetées par l’Eglise orthodoxe. Toute la question est de savoir si ces doctrines sont objectivement hétérodoxes. En arriver à une telle conclusion a des conséquences dramatiques, puisque dans une perspective orthodoxe il faut alors nier la validité des sacrements dans l’Eglise romaine, ainsi que le reconnait d’ailleurs explicitement l’auteur, I. Barsof. ***
Notre objectif se restreint uniquement aux controverses entourant l’Eucharistie, à savoir l’emploi du pain azyme, la communion sous la seule espèce du pain et la question du rôle et de la place de l’épiclèse. D’autres questions, sans doute, sont d’un intérêt plus grand, mais ils dépassent nos compétences. Ainsi, par exemple, le débat complexe autour du Filioque, lequel débat reflète des conceptions (légèrement ?) divergentes au sujet de la Sainte Trinité (ainsi que le note Runciman, Le schisme d’orient, chap. 2, n. 10, pp. 152-153). Nous n’avons ce faisant d’autre but que d’apporter un éclairage différent -autant que nous le permettent nos faibles connaissances- sur des débats qui déchirent nos Eglises depuis de nombreux siècles, dans un esprit que nous espérons objectif et fraternel.
1°- L’usage du pain azyme.
Voilà sans doute la controverse la plus vaine qui déchira pendant de nombreux siècles les Eglises d’Orient et d’Occident. Cette question peut être étudiée à partir de trois axes majeurs : les données scripturaires, l’évolution historique et le rôle du symbolisme.
D’un point de vue biblique, le litige porte sur l'interprétation entre les données évangéliques que fournit Jean (XIII, 1), selon lequel la dernière cène fut célébrée avant la fête de Pâques (donc avec du pain levé) et les données que donnent les synoptiques (Lc XXII,7 ; Mc XIV,12 ; Mt XXVI, 17), d’après lesquelles la dernière cène eut lieu le premier jour des Azymes (donc avec du pain sans levain). Les orthodoxes s’appuient sur Jean ; les catholiques sur les synoptiques. A première vue, il est quasiment impossible, d’un point de vue exégétique, de trancher ce débat par des arguments décisifs (voir par exemple ce qu’en dit cet article), quoique la balance des probabilités semble pencher du côté des azymes (on notera à ce propos que l’Eglise éthiopienne aurait consacré du pain sans levain le Jeudi saint, en conformité avec Notre Seigneur célébrant la Cène avec de l’azyme).
Historiquement, l’usage du pain azyme pour l’Eucharistie ne devint une pomme de discorde qu’avec Michel Kéroularios, patriarche de Constantinople au milieu du XIè siècle (lors du « schisme » de 1054) . Si l’on en croit certains historiens (Runciman, p. 154, n. 24 du chap. 2), la préoccupation de Kéroularios à propos des azymes avait pour cause son désir de forcer les Eglises arméniennes à observer les mêmes rites que ceux de Byzance. Car les Arméniens (dès le VIè siècle ?) utilisaient du pain sans levain pour l’Eucharistie (1). La première attestation de l’emploi de pain azyme chez les Latins ne date que de saint Bède le Vénérable au VIIIè siècle, avant que Raban Maur ne signale à son tour cet usage en 856. Cependant, son utilisation ne s’imposa définitivement qu’au XIè siècle. Dans les premiers siècles du christianisme, semble-t-il, on utilisait indistinctement du pain levé ou du pain azyme, selon ce que l’on avait à disposition. L’Eglise d’Orient ne se déclara pour le pain levé que vers le VIè ou le VIIè siècle.
(1) L’article cité ci-dessus affirme cependant : « on tend à penser aujourd’hui que cet usage a été introduit chez eux, comme plusieurs autres, au contact des Croisés « latins » au XIIe siècle ». Ayant posé la question sur le forum de l’Eglise apostolique arménienne, j’attends prochainement de plus amples renseignements à ce sujet.
Sur le plan symbolique, les divergences portèrent sur une conception opposée du levain. Cette opposition a une origine biblique. Dans les Saintes Lettres, en effet, le levain est assimilé tantôt à la corruption (1 Co V, 7-8 ; Ga V, 9 ; Mt XVI, 6), tantôt à la vie (Mt XIII, 33). Les catholiques se rattachèrent à la symbolique de la corruption : s’appuyant sur 1 Co V, 7-8, le Catéchisme du concile de Trente en déduit : « la consécration du pain sans levain est en parfaite harmonie avec la pureté et l’innocence de cœur que les Fidèles doivent apporter à la réception de ce Sacrement ». Sans levain, le pain azyme symbolise ainsi la pureté et l’innocence du Christ immaculé. Les orthodoxes, au contraire, s’attachèrent à la symbolique de la vie. Pour eux, le pain levé est une substance vivante. Le pain azyme, au contraire, est « sans âme »; il a des relents d’apollinarisme. Bref, c’est là encore un débat sans fin, où les deux parties en présence font valoir des arguments d’un poids sensiblement égal.
Comment sortir de ce vain débat ? Simplement en reconnaissant qu’il s’agit là d’une question qui ne touche pas à la foi et à la doctrine, mais une tradition propre à chacune des deux Eglises, et que l’on peut et doit tolérer dans un souci légitime d’ « économie » charitable entre chrétiens. C’est la position de l’Eglise de Rome, qui a toujours reconnu la légimité de l’usage du pain fermenté. L’Eglise d’Orient semble avoir été plus réticente (encore aujourd’hui ?). Steven Runciman cite cependant l’ « économie » dont firent preuve saint Georges l’Hagiorite et Théophylacte d’Ochrid à l’époque la plus intense de la controverse :
“Mais lorsque, sous le règne de Constantin X, un saint géorgien, Georges l’Hagiorite, visita Constantinople, l’empereur le reçut en audience en présence d’une assemblée où les Latins étaient nombreux, et lui demanda son avis sur le pain de la communion. Le saint fit une réponse pleine de sagesse. Les Grecs, dit-il, ont raison d’utiliser du pain levé, symbole d’anti-apollinarisme. L’Eglise grecque étaient si souvent jadis tombée dans l’hérésie qu’il était indispensable pour elle de veiller sur ses symboles. L’Eglise de Rome ne s’était jamais pour sa part écartée de l’orthodoxie, et pouvait par conséquent se dispenser du symbole du levain”. (p. 65)
[Théophylacte d’Ochrid, chef de l’Eglise de Bulgarie (fin XIè)] “A propos du pain non levé, on ne trouvait rien dans les Ecritures, ni dans les canons des sept conciles oecuméniques qui l’interdît. Théophylacte pensait que le pain levé avait une valeur symbolique et qu’il était certainement préférable. Mais c’était là une question de tradition et non pas un ordre venu d’en haut”. (p. 68)
2°- La communion sous la seule espèce du pain.
Voici sans doute un usage qui fait l’objet de critiques un peu plus solides et justifiées de la part de nos frères orthodoxes.
Personne ne peut nier que Jésus-Christ, lors de la dernière Cène, a institué mystiquement le Sacrifice de Son Corps et de Son Sang sous les deux espèces du pain et du vin. C’est là le fondement du Saint Mystère de l’Eucharistie. Est-ce à dire que la communion systématique sous les deux espèces du pain et du vin est de commandement divin ? Nous ne le pensons pas, nous basant en cela sur des arguments d’ordre biblique, historique et théologique.
On remarque dans l’Evangile (plus précisément le discours du pain de vie) que Jésus-Christ dit tantôt que celui qui mangera sa chair et boira son sang aura la vie éternelle (Jn VI, 53, 56), tantôt que celui qui mangera sa seule chair aura lui aussi la vie éternelle en lui (Jn VI, 58), de telle sorte qu’on en peut déduire que la manducation du seul pain consacré suffit à obtenir tous les fruits du Saint Mystère. Cette conclusion semble encore ressortir de ce verset de saint Paul : « C'est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira le calice du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur. » (1 Co XI, 27). Par ailleurs, le Nouveau Testament offre deux exemples de ce qui semble être une communion au seul pain consacré. Ainsi lorsque Jésus ressuscité apparaît aux disciples se rendant à Emmaüs : « Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. » (Lc XXIV, 30) ; la Bible Crampon (édition de 1923) indique en note : « l’ensemble des circonstances porte plusieurs Pères et interprètes à croire que N.-S. donna réellement à ses hôtes le pain eucharistique. ». Deuxième épisode, lors de la tempête qui sévit au moment du transfert de saint Paul de Césarée à Rome : « Cela dit, il prit du pain, et après avoir rendu grâces à Dieu devant tous, il le rompit et se mit à manger. » (Ac XXVII, 35) ; la Bible de Jérusalem indique en note : « Tout Juif, au moment de prendre un repas, prononçait une bénédiction. Mais les termes choisis par Luc évoquent, semble-t-il, le rite eucharistique ». Nous trouvons ainsi dans les Saintes Lettres un certain nombre d’indices qui tendent à prouver que la communion sous la seule espèce du pain a pu, en certaines occasions, apparaître dès le temps des apôtres.
Les Pères de l’Eglise offrent d’autres exemples de communion sous une seule espèce, plus particulièrement en deux circonstances bien précises :
a) Lorsqu’il s’agissait de porter la communion dans un lieu assez éloigné, par exemple pour des malades, on n’utilisait généralement que le pain consacré, le danger de répandre le Précieux sang étant alors trop grand : l’exemple le plus significatif ici est sans doute Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VI, 44 ; voir aussi : Tertullien, Ad uxorem, II, 5 ; saint Jérôme, Epist. XLVIII, 15 ; saint Basile, Epist. XCIII ; saint Augustin, Epist. XXXII ; saint Léon le Grand, Sermon XLII, 5 (4è sur le carême) et Grégoire de Tours, Histoire des Francs, X, 8.
b) Les enfants les plus jeunes communiaient généralement à la seule espèce du vin. Voir saint Cyprien, De Lapsis, 14 et saint Augustin, Op. imp. contra Iulianum, II, 30.
La communion sous la seule espèce du pain a pu aussi être fréquente en d’autres occasions. Il est par exemple improbable que les ermites du désert aient été d'ordinaire en possession du vin consacré aussi aisément que du pain.
Plus solidement encore, la plénitude de la communion sous la seule espèce du pain -ou du vin- se déduit théologiquement du Mystère de l’Incarnation. Si l’on considère Jésus-Christ, le Verbe incarné, il semblerait tout à fait absurde de quantifier la divinité dans Son corps humain assumé, pour dire : il y a telle part de divinité dans telle partie du corps, etc. Le corps assumé est certes quantifiable et divisible, mais la divinité est absolument simple et indivisible. Par voie de conséquence, dans le Mystère de l’Eucharistie (si liée au Mystère de l’Incarnation), on peut certes diviser sous un mode sacramentel le corps et le sang du Seigneur, mais sa divinité ne peut être divisée. Et certes, il apparaîtrait bien absurde celui qui dirait que sous les espèces eucharistiques, Jésus-Christ, considéré dans sa divinité, serait pour moitié dans le pain, pour moitié dans le sang ! - Il me semble donc qu’il soit absolument nécessaire d’en conclure que Jésus-Christ est pleinement présent et reçu sous chacune des espèces et sous chaque parcelle de ces espèces.
Cela dit, l’Institutio Generalis Missalis Romani (n°281) reconnait : « La sainte Communion réalise plus pleinement sa forme de signe lorsqu'elle se fait sous les deux espèces. Sous cette forme, en effet, le signe du banquet eucharistique est mis plus pleinement en lumière, et se trouvent plus clairement manifestées la volonté divine d'établir la nouvelle et éternelle Alliance dans le Sang du Seigneur, aussi bien que la relation entre le banquet eucharistique et le banquet eschatologique dans le royaume du Père » - D’ailleurs, depuis le concile Vatican II, la communion sous les deux espèces du pain et du vin s’est relativement répandue, et c’est là une évolution dont on peut sans doute se féliciter. Que l’on puisse regretter que l’Eglise catholique ait systématisée la communion sous la seule espèce du pain, c’est là une opinion somme toute légitime ; mais vouloir aussi y dénoncer une hérésie, c’est à notre avis tomber dans un excès qui manque à la fois de sagesse et de crédibilité.
3°- La question de la place et du rôle de l’épiclèse.
Pour commencer l’étude de cette controverse, je me permets de citer un extrait assez long de l’ouvrage du liturgiste Joseph A. Jungmann, s. j., “La liturgie des premiers siècles jusqu’à l’époque de Grégoire de Grand”, Paris, Cerf, 1962, pp. 338 à 340 :
« On trouve un épiclèse de communion à la fin de l’eucharistia d’Hippolyte de Rome : que Dieu accorde à tous ceux qui participent au sacrifice d’être remplis du Saint-Esprit. En ce qui concerne l’expression verbale, l’épiclèse peut être formulée de différentes manières : tout simplement que Dieu produise l’effet sacramentel ; ou bien qu’il envoie son Esprit Saint sur les dons, ou dans l’âme des communiants. Au IVè siècle, l’habitude fut prise, dans de vastes parties de l’Orient, d’insérer une épiclèse dans la messe sous cette dernière forme. Aussi, en considérant l’épiclèse, nous pouvons distinguer trois grandes régions liturgiques : romaine, égyptienne et syro-byzantine.
Dans la liturgie romaine, depuis la plus haute antiquité, nous avons la première forme toute simple à la fois avant la consécration et avant la communion. Dans le Quam oblationem, nous demandons à Dieu de rendre notre offrande adscriptam, benedictam, etc., et de la changer au corps et au sang de notre Seigneur. Dans le Supplices, après la consécration, nous prions Dieu de remplir tous les communiants de ses grâces : omni benedictione caelesti et gratia.
Dans les liturgies égyptiennes, il existe aussi, depuis des temps reculés, une épiclèse très accentuée, avant la consécration, juste après ces mots du Sanctus : les cieux et la terre sont remplis de ta gloire. La prière continue : Accomplis aussi cette oblation par la descente de ton Esprit Saint. Les paroles de la consécration suivent aussitôt. En Egypte, il ne semble pas qu’il y ait eu à l’origine d’épiclèse de communion, du moins pas sous la forme d’une invocation au Saint-Esprit.
La terre d’élection d’une épiclèse riche et solennelle, située après les paroles de la consécration sous la forme d’une invocation au Saint-Esprit, est la région liturgique syrienne (ou syro-byzantine). Là on a pris l’habitude, vers la fin du IVè siècle sans doute (pas plus tôt), d’insérer une telle prière à la place d’une formule plus ancienne. Sous sa forme antique, cette prière devait beaucoup ressembler à celle du rite romain, c’est-à-dire à une demande pour que Dieu accepte l’oblation et accorde une communion fructueuse. A partir de cette formule s’en développe une autre : que Dieu fasse de l’oblation le corps et le sang du Christ, grâce à la descente de l’Esprit Saint, et qu’ainsi il nous accorde une communion fructueuse. Ce qu’il faut remarquer ici, c’est que la demande s’est développée en une épiclèse de consécration, ou plutôt en une épiclèse de consécration et de communion à la fois, et qu’elle a pu cependant garder sa place après les paroles de la consécration. La raison de ce phénomène est peut-être qu’on n’a trouvé aucun endroit convenable avant les paroles de l’institution, parce qu’une épiclèse placée à cet endroit aurait interrompu la partie christologique de la prière d’action de grâces. Aussi l’épiclèse de la consécration fut-elle tout simplement liée à celle de la communion. D’après ce que nous venons de dire, il est clair qu’il n’est pas du tout question ici d’une tradition remontant à l’antiquité chrétienne. En même temps, rien ne signale que le nouveau type d’épiclèse, ainsi située, impliquait une opinion théologique sur le moment de la consécration. C’est précisément pour cette raison qu’il fut possible d’insérer l’épiclèse là où elle se trouve actuellement.
Comment les paroles de l’institution étaient interprétées aux premiers temps des liturgies orientales, on peut le voir d’après les cérémonies dont elles furent accompagnées de longue date. Ainsi que dans notre propre liturgie, les paroles de l’institution ne sont pas prononcées simplement comme un compte rendu historique d’évènements qui se sont passés il y a longtemps. Au contraire, le prêtre prend le pain dans ses mains (ou plus exactement, dès la IVè siècle, il le pose sur ses mains) comme le Christ l’a fait. Il imite les actions du Christ : le regard tourné vers le ciel, la bénédiction. Chez les Syriens de l’Ouest et les Coptes, on reproduit même ici la fraction du pain. Et quand le prêtre dit le paroles : Prenez et mangez (ou buvez), dans la messe byzantine le diacre désigne le pain et la calice tenus par le prêtre, comme s’il voulait dire : c’est à ce pain et à cette coupe dans les mains du prêtre que se rapportent les paroles qu’il est en train de prononcer. Et après que les paroles ont été dites, le peuple crie : « Amen », et cette parole ne peut avoir qu’une seule signification : professer que, hic et nunc, le sacrement a été accompli comme le Christ notre Seigneur l’avait accompli.
Que notre interprétation de ces actions cérémonielles soit justifiée, nous pouvons l’apprendre par l’histoire ultérieure de la controverse. Plus tard, en effet, quand l’Orient commença à situer tout le pouvoir consécratoire dans l’épiclèse, on eut tendance à diminuer les cérémonies accompagnant la consécration et à abolir les acclamations. Mais ces cérémonies et acclamations plus anciennes montrent vraiment la position secondaire de l’épiclèse, et c’est pourquoi les églises uniates ont toute gardé l’épiclèse (interprétée dans le sens catholique ancien) ».
Il est d’abord très intéressant de noter que la liturgie de saint Marc, utilisée en Egypte dans les premiers siècles, comporte une épiclèse très accentuée avant les paroles de l’institution, ainsi que le montre le fragment papyrologique de Dêr-Balyzeh (voir ici). C’est sur ce modèle antique que s’appuient les nouvelles prières eucharistiques catholiques (les deuxième, troisième et quatrième anaphores issues de la réforme liturgique voulue par le concile Vatican II), qui elles-aussi sont dotées d’une épiclèse en bonne et due forme située avant les paroles de l’institution.
Autre constatation de grand intérêt : l’évolution en Orient qui débute par l’insertion au IVè siècle d’une épiclèse « riche et solennelle » après le récit de l’institution et s’achève par le transfert dans cette seule épiclèse de tout le pouvoir consécratoire -avec la dévaluation concomitante du rôle du récit de l’institution-, sans doute dans le cadre de la polémique anti-latine. Je me contente de noter cette thèse de l’auteur, n’ayant pas moi-même les compétences pour juger de sa validité.
Passons maintenant au coeur de la polémique : le Canon romain (prière eucharistique I) possède-t-il oui ou non une épiclèse ? - Non, le Canon romain ne possède pas d’invocation explicite du Saint-Esprit. Par contre, deux prières (2) ont souvent été considéré comme des épiclèses implicites : il s’agit du Quam Oblationem juste avant le récit de l’institution et du Supplices, trois prières après la consécration. Le Supplices te rogamus, avec son allusion au « saint Ange » (le Saint-Esprit ?) qui doit porter les offrandes sur l’autel céleste, a souvent été interprété comme une épiclèse de communion demandant une réception fructueuse du Sacrement : omni benedictione + caelesti et gratia repleamur. Le Quam Oblationem semble plus explicite encore, qui demande la transsubstantiation des dons offerts au corps et au sang du Christ ; seule manque la mention explicite au Saint-Esprit (au lieu d’un Deus indéfini) pour que cette prière soit une épiclèse explicite telle qu’on la trouve la liturgie égyptienne. On notera cependant un fait important : depuis la réforme liturgique, le prêtre, en récitant le Quam oblationem, étend les mains sur les dons offerts. Cette imposition des mains, signe explicite de l’effusion du Saint-Esprit (on sait l’importance de ce geste dans la collation du Sacrement de l’ordre), renforce encore le caractère d’épiclèse de cette prière. Epiclèse ou pas épiclèse, il faut souligner que le Canon romain est fixé au moins depuis l’époque de saint Grégoire le Grand (le Quam Oblationem est cité pratiquement dans sa forme actuelle par saint Ambroise, De sacramentis, IV, 21). Si donc l’absence explicite d’épiclèse est une hérésie, alors l’Eglise romaine est hérétique depuis au moins saint Grégoire le Grand, et même peut-être depuis toujours (car rien ne prouve que l’Eglise romaine ait jamais eu d’épiclèse explicite)...
(2) On peut aussi prendre en compte le Veni Sanctificator de l’ancien rite romain, situé à la fin de l’offertoire. Dans le rite lyonnais (une variante du rite romain), le Veni Sanctificator est remplacé par une prière plus explicite : Veni Sancte Spiritus...
Terminons maintenant par préciser la doctrine catholique quant à la transformation des dons, qui semble obscure à certaines personnes, dont I. Barsof. L’Eglise romaine professe depuis toujours que ce sont les paroles même du Christ à la dernière Cène : « Ceci est mon corps... ceci est mon sang... » qui opèrent la transsubstantiation, ainsi que l’enseigne clairement saint Ambroise dans son De Mysteriis, IX, 52 et son De Sacramentis, IV, 23, ainsi que d’autres pères (cf. par exemple saint Jean Chrysostome (3), De proditione Judae, 1, 6 ; saint Grégoire de Nysse (4), Oratio catechetica, 37). Sans doute, c’est à l’Esprit-Saint que l’on attribue - par appropriation - les oeuvres de Dieu ad extra, y compris la sanctification des dons offerts, mais ce divin Esprit Sanctificateur agit dans les paroles que le Christ Jésus a solennellement prononcé en célébrant Sa propre Pâques et que le prêtre consacré par la Rosée de ce même Esprit récite à son tour dans la personne du Christ (in persona Christi) : si je vis, ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi (Ga II, 20). Jésus-Christ est le seul véritable prêtre, et ce pour l’éternité (Hb VII, 24) ; les prêtres de Son Eglise ne le sont que par participation au sacerdoce éternel du Fils unique du Père ; ils sont ainsi rendus participants de la nature divine (2 P I, 4). Mais c’est toujours Jésus-Christ, le seul vrai prêtre, le seul médiateur entre le Père et nous, qui agit par les prêtres qu’il a institués. Telle est la doctrine traditionnelle et légitime de l’Eglise romaine. Pour cette raison, cette Eglise donne de l’épiclèse des liturgies orientales une explication spécifique : « pour pouvoir proclamer le rôle de l’Esprit d’amour dans cette grande oeuvre, sans faire de modification trop notable à ce récit [de l’institution], on a repoussé la prière au Saint-Esprit après la consécration. Le langage humain est obligé de développer dans le temps ce que Dieu réalise en un instant » (Dom Jean-Denis Chalufour, OSB, La Sainte Messe, p. 255). On peut expliquer pareillement le rôle de l’épiclèse pré-consécratoire : elle proclame par anticipation l’action de l’Esprit Saint qui agit dans les paroles du Christ Jésus. Ainsi donc, il apparaît clairement que la doctrine catholique associe étroitement l’action du Christ et l’action de l’Esprit Paraclet dans la consécration des offrandes, alors que la doctrine orthodoxe, dans ses excès anti-latins, a pu avoir tendance à séparer ce qui est inséparable en dépouillant Jésus-Christ de Son Sacerdoce éternel pour le transférer à l’Esprit.
(3) « Ce n’est pas l’homme qui fait que les choses offertes deviennent Corps et Sang du Christ, mais le Christ lui-même qui a été crucifié pour nous. Le prêtre, figure du Christ, prononce ces paroles, mais leur efficacité et la grâce sont de Dieu. Ceci est mon Corps, dit-il. Cette parole transforme les choses offertes. »
(4) « Nous croyons que le pain, sanctifié par la parole de Dieu, est converti au corps du Verbe. Cette conversion au corps du Verbe, se fait en un moment, comme le Verbe l’a dit lui-même : Ceci est mon corps. Par la vertu de cette bénédiction, le Verbe transélémente en son corps la nature des éléments qui apparaissent aux yeux. »
Quelques mots pour conclure. Nous espérons avoir contribué, dans un esprit d’authentique charité chrétienne, à démontrer le caractère vain et dépassé des controverses que nous venons d’examiner. Fondamentalement, la foi eucharistique de nos deux Eglises est absolument identique. Les deux vrais problèmes théologiques qui empêchent la pleine communion de nos Eglises portent sur le Filioque et la question de l’autorité du pontife romain ; deux problèmes importants et complexes, sans doute, mais que nous ne croyons pas insolubles, pour autant que chaque partie fasse preuve d’un esprit d’authentique charité chrétienne et se laisse guider par la grâce de Dieu. Que tous soient un !
En Christ,
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