Voici un bref aperçu sur la mystique chrétienne comportant sans doute de nombreuses approximations.
J’ai aussi parfois combiné les points de vues, car il me semble pense que les mystiques chrétiens s'éclairent et se complètent tous.
J’espère surtout que ce texte pourra profiter aux nouveaux chrétiens qui visitent le forum, c'est pourquoi j'ai inclus le maximum de références possibles. Le christianisme comporte beaucoup de thèmes fascinants et il serait donc dommage de le réduire à une simple morale.
J’ai aussi parfois combiné les points de vues, car il me semble pense que les mystiques chrétiens s'éclairent et se complètent tous.
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- I Le monde comme théophanie
Selon la théologie catholique le monde est un symbole de Dieu, il en est sa trace, "tout effet est un signe de sa cause, toute copie un signe de son modèle" St Bonaventure It. de l'âme vers DieuCatéchisme de l'Eglise Catholique : article 1147 a écrit : Dieu parle à l’homme à travers la création visible. Le cosmos matériel se présente à l’intelligence de l’homme pour qu’il y lise les traces de son Créateur (cf. Sg 13, 1 ; Rm 1, 19-20 ; Ac 14, 17). La lumière et la nuit, le vent et le feu, l’eau et la terre, l’arbre et les fruits parlent de Dieu, symbolisent à la fois sa grandeur et sa proximité.
En effet, le monde a été créé par le Verbe en qui sont les archétypes incréés de toutes choses, ce qui signifie que le monde se présente comme un déroulement de la pensée divine, comme le développement de ce qui était enveloppé dans l‘Unité.
Chaque objet de la création correspond donc à un idéal divin ; c'est un signe de la pensée divine, c'est un hiéroglyphe qui tient à la langue du ciel. Mgr Landriot, Le Symbolisme, p15 (livre consultable sur google)
Ainsi, St Augustin voit-il dans le premier chapitre de la Genèse la création dans le Principe, c'est à dire la création éternelle des archétype dans le Verbe, puis dans les chapitres suivant, la sortie des archétypes, leur passage à l'existence (ex- sistere : se tenir hors de sa cause).
Par conséquent il est aisé de comprendre que le monde étant un « livre » , une théophanie, un miroir en qui se reflète de façon dégradée la Lumière divine, la théologie mystique fasse de ce miroir un objet de contemplation permettant l’ascension de l’intellect vers Dieu :
nous placerons le premier degré d'élévation au point le plus inférieur en offrant à notre contemplation ce monde sensible tout entier comme un miroir qui nous fera arriver au Dieu suprême qui l'a créé … St Bonaventure Itinéraire de l’âme vers Dieu
Si votre coeur était droit, alors toute créature vous serait un miroir de vie et un livre rempli de saintes instructions ... Il n'est point de créature si petite et si vile qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu
Thomas A Kempis L’imitation de Jésus Christ Livre II,4
toute créature est pleine de Dieu et est à elle seule un livre Maitre Eckhart, sermon 9 (trad A de Libera)
l'universalité des choses est une échelle destinée à nous faire monter vers Dieu … St Bonaventure Itinéraire de l’âme vers Dieu
Cependant cette grande variété de formes, et ce nombre presque infini d'espèces différentes, qui se trouvent dans les créatures, qu'est-ce autre chose en quelque sorte que des rayons de la Divinité, qui montrent que celui de qui elles tiennent l'être est vraiment, mais qui ne font pas voir absolument ce qu'il est? C'est pourquoi vous voyez quelque chose de lui, mais vous ne le voyez pas lui-même. Et lorsque vous voyez quelque chose de celui que vous ne voyez pas, vous êtes assuré de son existence, et cela doit vous porter à le chercher; celui qui la cherche en recevra des récompenses et des grâces, mais celui qui néglige de le chercher ne saurait trouver une excuse dans son ignorance. Mais cette façon de le voir est commune. Car il est aisé, selon l'Apôtre, à tous ceux qui ont l'usage de la raison, « de contempler les perfections invisibles de Dieu dans les beautés visibles des créatures (Rom. I, 20). » St Bernard Sermon XXXI sur le Cantique des Cantiques.
Dans la vie présente, nous connaissons Dieu de la troisième manière, en tant que ses perfections invisibles nous sont manifestées par les créatures, comme il est dit dans l’épître aux Romains (I, 20). Ainsi donc toute créature est pour nous comme un miroir parce que de l’ordre, de la beauté et de la grandeur que Dieu a fait éclater dans la création nous remontons à la connaissance de la sagesse, de la bonté et de la grandeur éminente de Dieu. C’est de cette connaissance que saint Paul dit : Nous voyons comme dans un miroir.
(....)
Quand donc nous connaissons les perfections invisibles de Dieu par les créatures, on dit que nous voyons dans un miroir ; mais en tant que ces perfections invisibles nous sont cachées, nous voyons en énigmes. St Thomas d'Aquin, Commentaire de l'épître au Romain (1 Co XIII, 12- 13)
A ) le statut paradoxal du créé
Le créé est sous un certain rapport un néant qui doit être rejeté comme le disent souvent les mystiques, mais il s’agit en réalité de le perdre pour le retrouver en Dieu, là où il acquière sa pleine signification, là où il redevient un reflet de Dieu, un symbole. En effet, puisque rien n’existe en dehors de sa relation en Dieu, couper le symbole de son sens qui le fonde et qui le justifie, c’est le prendre dans sa face obscure, car le symbole ne sert à rien s’il ne remplie pas son rôle de signifiant et donc s‘il réfère ailleurs que ce vers quoi il doit pointer (Dieu).
Il s’agit donc de considérer les choses autrement, de manière spirituelle, car tout dépendant de Dieu, c’est en Lui que la création doit être considérée (1). C'est, comme l'écrit St Augustin, prise dans leur rapport à Dieu que les choses se "fixent" et se stabilisent. (2)
"Si les âmes te plaisent, aime les Dieu, car elles aussi sont sujettes au changement et c'est en se fixant en lui qu'elles se stabilisent ; autrement elles passeraient et périraient. Que ce soit donc en lui que tu les aimes ..."
plus loin dans le même chapitre
"Le bien que vous aimez viens de lui ; mais ce n'est que dans son rapport à lui qu'il est bon et suave" (trad. Joseph Trabucco)
Loin donc d'être dévaluée, la création acquérant un caractère sacramentel, l’amour de la création peut-il donc conduire à l’amour de Dieu. Et c’est je pense ce que montre l’exemple de mystiques comme St François D’assise dont la charité s’étendait même aux animaux.
"Qu'est ce que le coeur charitable. C'est un coeur qui s'enflamme de charité pour la création toute entière, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les bêtes ..." affirme St Isaac le Syrien pour qui la compassion devrait en effet s'étendre à la souffrance de toute créature. (3)
Au final, on peut donc considérer la création sous deux aspects : « soit pour autant qu’elle émane sous mode de disparité » et en ce sens « la créature fait obstacle à la connaissance de Dieu », « soit sous la raison de vestige en tant qu’elle conduit vers Dieu » ; (4)
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(1) Maitre Eckhart : La mesure de l’amour Sermons Parisiens (Introduction d’Eric Mangin) p41-42
(2) St Augustin, Les confessions (Livres IV, ch2)
(3) V. Lossky, Essai sur la théologie mystique de l'Eglise d'Orient (orthodoxe), cerf, p105
(4) St Albert le Grand, Commentaire de la « théologie mystique » de Denys le pseudo aréopagite, cerf, p125
II Le nouvel homme
Selon la conception tripartite de l’homme, l‘être humain est composé de trois parties: le corps (soma), l’âme (psyche) et l’esprit (pneuma) (1Th5:23) .
Le corps et l’âme (étant par ailleurs totalement un) forment l’homme naturel, l’homme psychique. Là est le domaine du moi, des passions, des sensations, de la connaissance discursive, de tout ce qui touche au temps et à l’espace.
« L’homme extérieur est l’homme ennemi (1) ».
Au plan supérieur, il y a le domaine spirituel avec l’esprit, la pointe (ou fond) de l’âme, « qui regarde et communique avec Dieu » (MC III, 26, 4) c’est là le siège de l’homme spirituel. Là, l‘âme touche l‘éternité, et c'est ce qui rend possible une connaissance sans forme sans image et un amour purement spirituel dénué de toute passion; là donc l’homme tressaillit de joie en Dieu (Luc 1:47) , et aime Dieu en esprit et en vérité, c’est-à-dire, dans l‘Esprit et dans le Fils.
« L’esprit (noûs) partie suprême de l’être humain est la faculté contemplative par laquelle l’homme tend vers Dieu … .Partie la plus personnelle de l’homme on peut dire, principe de sa conscience et de sa liberté, l’esprit correspond le plus à la personne humaine … on peut dire qu’il est le siège de la personne, de l’hypostase humaine qui contient en elle l’ensemble de la nature - esprit, âme et corps. C’est pourquoi les Pères grecs sont souvent prêts à identifier le noûs avec l’image de Dieu dans l’homme …» (2)
Aussi , « le spirituel (‘pneumatique ’ , gratifié du don de l’Esprit) est donc celui qui, grâce à l’Esprit Saint peut juger spirituellement, des réalités spirituelles et les reconnaître. Au contraire de l’homme psychique (‘psychikos’ naturel, charnel) qui ne peut accueillir les réalités spirituelles (de l’Esprit de Dieu), ni les reconnaître … ». (3)
Il n’y a pas ici pas de dualisme corps/âme. Le corps étant un avec l’âme participe donc aux évènements de l’âme (4), ainsi est-il psychique si l’âme est psychique, et spirituel si l’âme est spirituelle. (St Paul parle bien de corps psychique (charnel) et de corps pneumatique (spirituel) 1 co 14:13).
L’esprit considéré comme le siège de la personne (cf Gn 2:7 le souffle de vie qui institue Adam comme une personne), c’est a fortiori là qu’il faut s’efforcer de s’établir afin de progresser et de s’élever au dessus de la sphère psychique (pour la maîtriser) où sont le « moi » et les passions. Il s’agit en s’établissant dans l’esprit de s’efforcer d’effacer l’individuel qui veut exister pour lui-même (5) (6) et s’affirmer (parfois au détriment des autres), pour s'accomplir comme « personne » dans le don d’elle même à Dieu, de même que les Personnes de la Trinité sont toutes entières don.
(ajout 2 fév 2011)
Il n'y a pas absorption de l'homme en Dieu purement et simplement, mais l'homme reste, selon la terminologie chrétienne, une « personne », en grec une hypostase, mais il n'est plus un « individu ». (7)
La théologie mystique chrétienne diffère donc ici des mystiques naturalistes ou orientales en ceci : le but n'est pas l'anéantissement d'une conscience vécue comme une déchéance dans l'Un impersonnel ou dans la nature, mais l'accomplissement personnel par le rétablissement de l'image obscurcie dans l'âme.
On comprend donc que la mortification chez les mystiques chrétiens n'est pas fruit de la culpabilité. C'est parce qu'il y a conscience de la noblesse intrinsèque de leur être, d'être fait à l'image de Dieu comme aucune autre créature, qu'ils cherchent à le libérer de ce qui le dévalue pour le rendre ressemblant au Modèle dont il est à l'image.
"Bernard veut dire que l'âme se dépouille de ce faux moi, de se vouloir propre que le pêché à introduit en elle. En se dépouillant bien loin de s'annihiler, elle se rétablit dans sa nature. C'est un masque qui tombe pour laisser voir le vrai visage d'une âme dont la nature est d'être faite à l'image de Dieu." (8)
L'âme créée à l'image de Dieu a perdue la ressemblance. Elle est devenu dissemblante.
Il lui faut donc commencer par reconnaitre la noblesse de son âme:
O mon âme, si tu veux que le Seigneur t'aime, rétablis en toi son image et il te chérira : réforme-toi selon sa ressemblance et il désirera venir à toi. D'après le conseil de la sainte Trinité, ton créateur t'a formée à son image et à sa ressemblance : ce qui n'a eu lieu pour aucune autre créature, dans le but que tu l'aimes avec d'autant plus d'ardeur que tu trouverais plus merveilleux l'honneur d'une telle condition.
Considère donc ta noblesse : de même que Dieu est tout en tous lieux, donnant à tous les êtres la vie et le mouvement, et les gouvernant tous de même, tu es tout entière en toutes les parties de ton corps, le vivifiant, le mouvant et le gouvernant. Et comme Dieu est, vit et aime ; ainsi, toi aussi, selon la capacité , tu es , tu vis et tu aimes. Et aussi bien qu'en Dieu sont trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit , pareillement en toi,
il y a trois forces, l'intelligence, la mémoire et la volonté. (9)
Là, sur la face de notre âme, comme sur un candélabre, brille la lumière de la vérité , et l'image de la Trinité bienheureuse apparaît avec splendeur. St Bonaventure It. de l'âme vers Dieu Ch III
C'est donc finalement parce que l'âme est créée à l'image et à la ressemblance de Dieu, que Dieu se reflète en elle, qu'elle peut s'unir à Lui.
St Bernard juge l'union de l'âme à Dieu possible, en raison de la spiritualité absolue de Dieu et de la spiritualité de l'âme humaine elle même. C'est parce qu'il s'agit de deux esprits que leur contact, leur union, leur fusion même est possible ... (10)
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Ainsi donc l’âme devrait rassembler ses facultés et les soumettre à l'esprit afin de devenir spirituelle:
L’âme dont les sens sont purifiés et soumis à l’esprit, tire de toutes choses sensibles, même de leurs premières impressions, les délices d’une savoureuse présence de Dieu et d’une très douce contemplation. St Jean de la Croix
1 Maitre Eckhart, Traités et Sermons, trad A. de Libéra 1993 p174
2 V. Lossky Essaie sur la théologie mystique de l’Eglise d’orient p198
3 Gabriel Bunge, Vases d’Argile La pratique de la prière suivant la traditions des St Pères, Abbaye Bellefontaine p34-38
4 H. Vlachos, Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne sur la prière du cœur, points sagesses, p122 et La voie de l’esprit p226
5 H. Vlachos, Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne sur la prière du cœur, points sagesses, p70
6 V. Lossky Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’orient p117-119
7 Placide Deseille, Lumière du Thabor n°18, juin 2004
8 Etienne Gilson, La théologie mystique de St Bernard, Vrin, 2006 p151
9 St Bernard, Traité de la maison intérieure ou de l'édification de la conscience. Ch XXXVIII. (consultable sur internet : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saint ... /index.htm
10 Etienne Gilson, La théologie mystique de St Bernard, Vrin, 2006 p114
A ) La déification (theôsis)
Jésus lui répondit: Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera; nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure chez lui.
Dieu nous est présent, sa présence enveloppe tout, Il est la "Lumière qui éclaire tout homme". Transcendant il n‘est limité par rien. Immanent il est présent à tout, et est particulièrement présent dans le fond de l’âme du baptisé car ce sacrement incorpore la personne dans le Fils (Catéchisme art 1265 ...)
Mais celui qui veut trouver le Fils de Dieu doit savoir que le Verbe est absolument caché, avec le Père et le Saint-Esprit, dans le centre le plus intime de l'âme; et conséquemment l'âme qui le cherche doit sortir des créatures par le détachement de sa volonté, et entrer dans son fond le plus intérieur. C'est pourquoi je vous ai cherché, disait autrefois saint Augustin à son Créateur, courant par les rues et par les places de la grande cité de ce monde, et je ne vous ai pas trouvé ; car je cherchais dehors, mal à propos, ce qui était dans moi-même
Puis donc qu'il se cache en l'âme, le contemplatif l'y doit chercher. St Jean de la Croix , Cantiques Spirituels 1er cantique.
Il faut remarquer ici que Dieu étant cette fontaine de vie et ce resplendissant soleil qui demeure au centre de l'âme, rien n'est capable de ternir sa beauté ni d'obscurcir l'éclat de sa lumière. Mais l'âme ne laisse pas d'être toute ténébreuse par le péché; car le péché arrête et intercepte tout rayon du Soleil de justice, de même qu'un voile très noir placé sur un cristal exposé au soleil, empêche de recevoir et de réfléchir la lumière de cet astre. Ste Thérèse d'Avila, Le Château Intérieur Demeure I
Le chemin de la déification, l'assimilation à Dieu (chemin sans terme), suppose le passage par une phase purgative. Une pièce pour être lumineuse doit être aérée, nettoyée, entretenue, et parfois voir sa peinture refaite.
Il en va de même pour l’âme "lieu où nul part Dieu n'est plus proprement Dieu" (1) selon la parole de Maitre Eckhart, et qui donc pour recevoir Dieu comme il convient, doit être "sevrée" et apprendre à se défaire de ses appuies sensibles, c'est à dire, de tout ce qui est se pose en intermédiaire entre Dieu et elle. L’"homme charnel" doit mourir crucifier afin que le "nouvel homme" puisse naître.
Je suis venu pour jeter le feu dans la terre; et que désiré-je, sinon qu’il s’allume (Luc 12:49). Ce que Dieu veut c’est tout embraser, or l’homme extérieur, l’homme ennemi, l’en empêche.
Il faut que le moi meurt et que le Christ vive en nous (Ga 2:20), lui qui est la Voie la Vérité et la Vie, le chemin conduisant au Père. Ce sacrifice est tout sauf une déchéance car ayant tout laissé, l’homme regagne tout, possédant Dieu. Ayant réalisé l’identification avec son Principe (identité par grâce et non de nature), vivant dans le Christ qui contient son exemplaire incréé, l’homme s’accomplit totalement. Il a réalisé son essence d‘être créé à l‘image et à la ressemblance de Dieu et donc sa vocation.
« il (le troisième homme/l'homme intérieur) peut revenir à son origine et à son état d’incréé, dans lequel il a été de toute éternité ; et il se tient là sans le secours d’images et de formes particulières, dans une parfaite passivité » Jean Tauler, Sermons, cerf, sermon 63 p513.
Ainsi les âmes possèdent par participation ces mêmes biens que Lui par nature ; par là elles sont véritablement dieux par participation, les égaux et les compagnons de Dieu. St Jean de la Croix CS Couplet 39
La déification consiste dans le dépassement des contradictions (2), du charnel et du spirituel, du terrestre et du céleste, de l’intelligible et du sensible, des dualités temporels qui attendent d‘être résorbées dans l‘Unité.
L’homme déifié redevenu Roi de la création est une sorte de « libéré vivant » qui étant sorti du cycle infernal du monde qui est dispersion a fait retour dans l’Unité de la Croix. Ne faisant alors qu’un avec Dieu, « il monte au ciel d’une montée secrète, et en calme et en silence, il survole toute la création »(3), car de même que l’Esprit souffle où il veut, celui qui est née d’en haut va où il veut (Jean 3:8).
Et cela est possible car le Fils est venu pour que l’homme puisse devenir par grâce ce que Dieu est par nature selon l’adage patristique rappelé par le catéchisme (art 460).
Etre déifié, c’est faire naître Dieu en soi ; personne, par conséquent, ne saurait comprendre, ni moins encore ni moins encore mettre en pratique les Vérité reçues de Dieu s’il ne lui a été donné d’abord de subsister divinement. Pseudo Denys La hiérarchie ecclésiastique ch2
« Mode divin de subsistance » donné par le baptême, et dont il appartient au chrétien d’en actualiser toutes les possibilités en s’unissant toujours plus au Christ, en allant « là où il est » (Jn 12 26: Là où je suis, là aussi sera mon serviteur) ; dans ce « où » qui, selon le bienheureux Henri Suso, désigne la lumière suressentielle de la Trinité : « Tel est le but suprême, le 'où' infini où arrive la spiritualité de tout esprit : se perdre là à jamais tel est la suprême béatitude … C’est là vers ce 'où' suressentiel, que monte l’esprit qui a reçu l’Esprit, et cette hauteur est tellement infinie qu’à la fois il vole et est emporté dans une profondeur sans fond … » (3)
(1) A de Libera, Eckhart Suso Tauler ou la divinisation de l’homme , Bayard éditions, p175
(2) H. Vlachos, Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne sur la prière du cœur, points sagesses p129
(3) ibid. p28-29
(4) A de Libera, Eckhart Suso Tauler ou la divinisation de l’homme , Bayard éditions, p50
1) les 3 étapes de l’union
La tradition mystique, dans le chemin de la déification, distingue trois phases : la purgation, l’illumination, et union/contemplation.
La première étape est celle du repentir, de la métanoia, qui signifie littéralement « changement de pensée » et « transformation de l’esprit » (1). Plus qu'un repentir cette étape vise donc à l'anéantissement de la vie spirituelle que l'âme entretenait par l'exercice de ses facultés naturels, comme l'écrit le chanoine Louis Llalement.(2)
Aussi, chez St Jean de la Croix (3) l’âme doit-elle, toujours sous la conduite du St Esprit, passer par des nuits (spirituelles). Car pour contempler « de pur esprit à esprit pur », et pour que Dieu puisse l‘investir et l’illuminer de sorte qu'elle puisse devenir par grâce ce qu'Il est par nature, les taches du vieil homme qui la salisse doivent être lavées, et la volonté corrigée afin de pouvoir être capable d’aimer Dieu purement et simplement.
Il doit aussi falloir à un moment s’efforcer de bannir toute image de la prière car comme le rappel le Saint « l'âme, pour s'unir à Dieu, ne doit pas être assujettie à une forme ou connaissance particulière ». (MC II,14)
Toutefois, l’intellect n’est pas disqualifié par les mystiques, il l’est seulement si l’on croit que le raisonnement discursif constitue sa plus haute activité, alors qu’il a « puissance pour le surnaturel » (MC II,3,I) c'est à dire qu'avec l’aide de la grâce il a donc capacité pour le supra conceptuel. Il s’agit pour le contemplatif de s’établir dans un mode supérieur de connaissance, dans la connaissance par inconnaissance où c’est « véritablement voir et connaître et célébrer suressentiellement le Suressentiel » (Pseudo Denys Traité de la théologie mystique).
Dans l’orthodoxie, la Prière de Jésus, dite sans forme et sans image, permet cette pacification de l'âme et se maintient de l’esprit (4), car elle simplifie et unifie la vie spirituelle (5). Le Nom qui contient la présence de Dieu imprègne l’âme (6) et la lave. En outre St Bernard compare justement le Nom à de l’huile qui éclaire, nourrit, et oint. (7)
Pour les orthodoxes, toute image dans la prière est mauvaise car elles "s'opposent au silence, condition de la prière" (8)
Il faut donc en effet pouvoir quitter la « sphère psychique » où l’esprit encore en mouvement (9) ne prie pas encore purement, car comme le dit M. Eckhart " tant que l'homme reste lié au temps, à l'espace et au nombre, à la multiplicité et à la quantité, il ne se comporte pas droitement et pour lui Dieu reste lointain" (10) L'ascèse des images (entbildung) doit permettre à l'intellect nu, dépouillé de tout voile, de toute connaissance, de contempler dans un mode sans mode Celui qui est sans mode.
« Les Pères enseignent que la montée en soi même est liée à la montée en soi même. Plus nous approfondissons notre prière au fond de l’âme, plus nous découvrons ses secrets : avec la conversion, le Royaume des cieux descend dans le cœur et se transforme en paradis, en ciel intérieur » (11)
Les deux premières phases (purgation/illumination) peuvent donc être considérées comme étant un seul et même double mouvement ascendant et descendant. Car plus l’homme s’abaisse, plus il s’élève, ceci étant d’ailleurs souvent répéter dans le NT : celui qui veut devenir l’ami de Dieu et renaître d’en haut doit devenir le dernier (Matt 23:11-12). Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé. (Luc 14:41)
C’est pourquoi chez Maitre Eckhart l’homme pauvre est-il aussi l’homme noble.
Et l’homme pauvre, l’homme pauvre en esprit, est celui qui détaché de tout, du créé comme du moi, est absolument libre à l’égard de toute chose y compris de lui même. Ainsi, le rhénan met-il particulièrement l’accent sur le « délaissement/détachement » (gelâzenheit) que A. de Libera (12) définit comme un « état de libre vacuité ». C’est, dit-il encore, « la condition suprême de la vie spirituelle ». Le détachement permet à l’âme de se simplifier, de s‘unifier, et s’étant libérée de tout, de s’élever au dessus d’elle-même et de s'échouer en Dieu (13).
Ceux qui s'établissent en un tel état dit Suso : ne s'étonnent de rien, car la vérité les a pénétrés ... n'être rien ce serait en tous les modes de l'être, en tout état, avec tout le prochain, une paix totale, une paix véritable, essentielle, perpétuelle (14) , en d'autres termes, il faut diminuer pour que le Christ croisse en nous (Jn 3:30).
La pratique des vertus et la vie sacramentelle n'est pas pour autant oubliée, car la charité doit "l'emporter sur le sentiment des grâces dont on est comblé dans le détachement" écrit A. de Libera. Et en effet M. Eckhart explique "quelqu'un serait-il dans le ravissement, comme jadis St Paul, s'il apprenait qu'un malade a besoin d'un peu de soupe qu'il pourrait lui donner, j'estime qu'il ferait bien mieux de renoncer par charité, à son ravissement et de servir l'indigent avec plus d'amour." (15)
Le détachement n’est jamais pris comme une fin en soi et le détachement aussi doit être d’une certaine façon délaissé (Tauler Sermon 25), le but étant de se libérer intérieurement de tout pour que Dieu puisse s’y diffuser totalement. En effet, le don du St Esprit augmente à la mesure du détachement (16): « le St Esprit a deux opérations dans l’homme, premièrement il vide, deuxièmement il remplit le vide à proportion où il le trouve … »
En résumé, il s’agit durant ces « premières phases » de rectifier son âme en soumettant ses passions, et en purifiant sa volonté (d’où résulte l’amour) par laquelle elle entre en relation avec Dieu, ce qui signifie donc (notamment) rompre toute relation charnelle basée sur l’espérance de consolations spirituelles. « Il faut offrir à Dieu la partie passionnée de l’âme, vivante et agissante afin qu’elle soit un sacrifice vivant (17)»
Toutefois la méditation qui fait intervenir la partie imaginative de l’âme correspond aux premiers temps :
"comme il est convenable, pour aller à Dieu, de laisser en temps opportun les actes discursifs et l’exercice de la méditation, qui seraient alors pour l’âme un obstacle; il faut aussi ne pas abandonner trop tôt la méditation, sous peine de retourner bien vite en arrière". St Jean de la Croix
Sur ce point il y a encore accord entre ces deux Docteurs :
Ici s'achève la purification de l'âme par le moyen de la méditation, car toute conscience pure est heureuse et joyeuse. Qui donc veut se purifier, qu'il exerce de la manière indiquée l'aiguillon de sa conscience. Note néanmoins que la méditation peut commencer par l'un ou l'autre des sujets proposés et passer de l'un à l'autre, ou demeurer fixée sur l'un ou sur l'autre, à son gré, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé ce qu'elle cherche. Car le but de la méditation est d'atteindre et de goûter la PAIX, soit cette tranquillité, cette sérénité d'où sourd la JOIE spirituelle. Cette paix obtenue, l'esprit est prêt et prompt à tendre plus haut. Cette voie donc, où l'on entre poussé par le remords de la conscience, conduit au sentiment de spirituelle allégresse : on la parcourt dans la douleur, et dans l'amour on s'y consomme. St Bonaventure La triple voix ch 1 (les 3 autres chapitres traitent de l'illumination et de la contemplation)
Le processus est exigeant mais comme le rappel St Jean de la Croix qui a sans doute lu Jean Tauler et Eckhart, Dieu ne veut rien d’autre qu’accomplir sa part, c’est à dire de se diffuser dans l’âme :
l'âme privée ainsi de toutes les choses, arrivant à être vide et désappropriée à leur égard, qui est, comme nous avons dit, ce que l'âme peut faire de sa part, il est impossible quand elle fait ce qui est de sa part, que Dieu manque de faire ce qui est de la sienne, en se communiquant à elle, au moins en secret et en silence. Cela est plus impossible que le rayon du soleil manque de donner en un lieu clair et découvert ; car ainsi que le soleil se lève à l'aube et donne en ta maison pour entrer si tu ouvres la fenêtre ainsi Dieu, qui pour garder Israël, ne sommeille (Ps 120,4) ni encore moins ne dort, entrera en l'âme vide et la remplira de biens divins. Vive flamme d’amour, Couplet 3
Enfin la dernière phase, l’état de mariage spirituel, la transmutation complète de l’être :
La paix intérieur qui règne en l’état de mariage spirituel consommé signifie donc qu’a été surmonté dans l’être humain l’antagonisme entre le spirituel et le charnel, dont l’unification constitue la vocation de l’homme au sein de la création ; chez le contemplatif est alors réalisé ce à quoi visaient les mystiques rhénans du XIVe quand ils disaient que l’âme doit devenir tout entière esprit. (18)
L'état "suprême" s'accompagne du don de l’impassibilité (apatheia), qui, précise V. Lossky (19), n’est pas un état passif mais qui est l’état de l’esprit qui a recouvrer son intégrité et qui ne "subit" plus. A ce moment là l'homme n'est véritablement plus du monde, il est transformé par l'éternité de Dieu (20), quoique vivant encore dans le monde. Cela est d'autant plus compréhensible qu'à ce stade la vie de l’âme est la vie même de la Trinité : « l’assimilation concrète au Christ comporte en permanence une communication éminente de l’Esprit Saint, en vertu duquel on se trouve intégré dans les échanges d’amours qui unissent le Fils au Père. (21).
(2 fév) Finalement comme l'explique St Jean de la Croix dans l'état de "mariage spirituel" l'âme déifiée, transformée en Dieu par grâce, participe à la vie Trinitaire :
Et dans la transformation que l'âme a en cette vie passe cette même spiration de Dieu à l'âme et de l'âme à Dieu avec beaucoup de fréquence, avec une délectation d'amour très élevée dans l'âme, bien qu'en un degré non évident ni manifeste, comme en l'autre vie. Car je comprends que c'est ce qu'a voulu peut-être signifier saint Paul quand il dit : Pour autant que vous êtes enfants de Dieu, Dieu a envoyé en vos coeurs l'esprit de son Fils, clamant vers le Père (Ga 4,6) ; ce qui est dans les bienheureux de l'autre vie et dans les parfaits de celle-ci dans les manières susdites. Et il n'y a pas à tenir pour impossible que l'âme puisse une chose si élevée qu'elle spire en Dieu comme Dieu spire en elle par mode participé, car étant donné que Dieu lui fait la faveur de l'unir en la Très Sainte Trinité, en quoi l'âme se fait déiforme et Dieu par participation, quelle incroyable chose est-ce qu'elle opère elle aussi son oeuvre d'entendement, de connaissance et d'amour, ou, pour mieux dire, qu'elle la trouve accomplie en la Trinité ensemble avec elle comme la Trinité même, mais par mode communiqué et participé, Dieu l'opérant en l'âme même ? Car cela est être transformé dans les trois Personnes en puissance et sagesse et amour, et en cela l'âme est semblable à Dieu, et afin qu'elle puisse arriver à cela Dieu la créa à son image et ressemblance (Gn 1,26). Cantique Spirituel B explication du couplet 39
Ste Thérèse décrit cet état de façon plus classique :
Dans cette autre faveur du Seigneur, non : l'âme demeure en ce centre avec son Dieu. On peut comparer l'union à deux cierges de cire qui s'uniraient si étroitement que leurs lumières ne feraient qu'une, ou que la mèche, et la lumière, et la cire, ne sont qu'une même chose ; on peut toutefois séparer les cierges l'un de l'autre, et il reste deux cierges, comme on peut séparer la mèche de la cire. Ici encore, il en est comme de l'eau du ciel qui tombe dans une rivière ou dans une fontaine, tout se confond en une eau unique, jamais on ne pourra séparer ni trier l'eau de la rivière de l'eau tombée du ciel ; de même, si un petit ruisseau se jette dans la mer, il n'y aura nul moyen de l'en séparer ; et dans une pièce percée de deux fenêtres par où pénètre une vive clarté, les deux clartés, divisées à l'arrivée, se fondent en une seule. Chateau Intérieur 7è Demeure
Efforçons-nous donc de parvenir à ces trois états, par trois degrés, selon la triple voie : purgative, où l'âme expulse le péché; illuminative, où l'âme imite le Christ; unitive, où l'âme accueille l'Époux. St Bonaventure La triple voie
Au final, la voie mystique conduisant à la déification ne semble consister en rien d'autre qu'à répéter spirituellement le cheminement du Christ : calvaire, mort, résurrection, ascension.
1 V. Lossky, La théologie mystique de l’Eglise d’Orient, cerf, p201
2 Louis Llallement La voie de l’esprit, Albin Michel, p40
3 ibid, p59
4 H. Vlachos, Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne sur la prière du cœur p53
5 La prière de Jésus, un moine de l’Eglise d’Orient (Lev Gillet), ed Chevetogne p73
6 ibid., p76
7 ibid., p96
8 Michel Laroche, La voie du silence, Albin Michel, p184)
9 V. Lossky, La théologie mystique de l’Eglise d’Orient, cerf, . p204
10 A de Libera Maitre Eckhart Traités et Sermons GF Flammarion (1993) p512.
11 H. Vlachos, Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne sur la prière du cœur, p64
12 A de Libera, Eckhart Suso Tauler ou la divinisation de l’homme , Bayard éditions, p50
13 ibid. p107-108
14 ibid. p138
15 ibid. 106
16 ibid. p108
17 Grégoire Palamas in St Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe Jean Meyendorff, points sagesses, p82
18 Louis Llallement, La voie de l’esprit , Albin Michel, p189
19 V. Lossky, La théologie mystique de l’Eglise d’Orient, cerf, p201
20 Maitre Eckhart, Traités et Sermons, GF Flammarion, 1993, trad A. de Libéra p178
21 Louis Llallement, La voie de l’esprit , Albin Michel, pp216
Cf aussi « Lumière de la théologie mystique » de Jean Borella pour un résumé complet de la théologie du Pseudo Denys et de Maitre Eckhart.
Le Catéchisme de l'Eglise Catholique
http://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P33.HTM
Textes de St Jean de la Croix, St Bonaventure, St Thomas d'Aquin et St Bernard consultables ici :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque.htm
http://www.clerus.org/bibliaclerusonline/fr/index.htm
http://docteurangelique.free.fr/