Pour continuer sur le thème du sacré , j'en profite pour mettre ici ces paroles lumineuses (à mon sens) que le père Henri de Lubac a prononcé lors d'une conférence en 1942 et qui sont cités dans la préface de son livre le "Surnaturel"(DDB 1991) .
Elles mettent en lumière l'extrême importance qu'il y a à correctement penser les rapports entre la nature et la grâce, ce qui fut le problème d'un certain catholicisme post médiéval qui a mal interprété St Augustin, sous peine de verser dans un dualisme triste (celui des protestants et des jansénistes) et de là, tomber dans le naturalisme et l'athéisme.
"Il y a entre la nature et la surnaturel, une distinction absolue, une hétérogénéité radicale, et il est bon d'y insister d'abord pour éviter certaines confusion meurtrières et sacrilèges ; mais cela n'empêche pas qu'il y ait dans l'une et l'autre un rapport intime, une ordination, une finalité. La nature est faite pour le surnaturel, et sans avoir aucun droit sans lui, elle ne s'explique pas sans lui.
Il en résulte que tout l'ordre naturel, non seulement dans l'homme, mais dans le monde entier qui, ainsi que St Paul nous l'enseigne, est déjà pénétré par un surnaturel qui le travail et qui l'attire lorsqu'il est en absent, cette absence est encore une sorte de présence. En d'autres termes, que nous pouvons prendre pour à peu près équivalent ici, il est bien vrai sans doute que nous devons distinguer dans l'ensemble des choses et dans la vie humaine une double zone : la zone du "profane" et la zone du "sacré" ; il est bien vrai que certaines choses que nous connaissons et que nous utilisons, que certaines activités que nous déployons sont, à les considérer en elles-mêmes, purement profanes. Mais il faut ajouter que c'est là en un sens une abstraction. Car dans la réalité rien n'est purement en "soi-même". Tout, dans une mesure et à des titres qui peuvent varier beaucoup mais qui ne sont jamais négligeables, tout est sacré par destination et doit donc commencer de l'être par participation..
Tout, c'est-à-dire d'abord, évidemment les hommes nos frères, qui ne sont pas seulement des animaux mêmes raisonnables, classés selon leur "espèce, nos collaborateurs ou nos instruments pour des tâches purement humaines, mais des êtres spirituels, faits comme nous pour Dieu seul et, si misérables, si éteints qu'ils puissent nous paraître, tout au fond de chacun d'eux brille encore, au moins, une étincelle sacrée, et toutes ces étincelles sont destinées à se rejoindre pour un salut que Dieu veut fraternel.
Tout, c'est-à-dire aussi la nature entière, qui n'est pas seulement la proie de notre raison, ou le lieu de notre action matérielle, ou le grand magasin de notre subsistance, ou l'enchantement de notre sens esthétique, mais encore et surtout le symbole infiniment vaste et divers au travers duquel reluit mystérieusement la Face de Dieu. Un homme est religieux dans la mesure même où il sait reconnaitre partout ces reflets de la face divine, c'est-à-dire où il vit dans une atmosphère sacrée.
Or, le dualisme auquel nous nous sommes, dans un passé récent, trop laissé entrainer, a eu pour résultat que les hommes, nous prenant au mot, ont écarté tout le surnaturel, c'est-à-dire en pratique tout le sacré. Car si quelques un d'entre eux parlaient encore d'une "religion naturelle", cette religion avait une allure étrangement profane. Ils ont relégué ce surnaturel dans quelque recoin éloigné où il ne pouvait que demeurer stérile. Ils l'ont exilé dans une province à part, qu'ils nous ont volontier abandonnée, le laissant peu à peu mourir sous notre garde.
Et pendant ce temps, ils se mettaient à organiser le monde, ce monde pour eux seul vraiment réel, seul vivant, le monde des choses et des hommes, le monde de la nature et le monde des affaires, le monde de la culture et celui de la cité. Ils l'exploraient où ils le bâtissaient, en dehors de toute influence chrétienne, dans un esprit tout profane ; en attendant que d'autres, dans un second temps, retrouvant au fond d'eux-mêmes cette soif du sacré qui ne peut demeurer longtemps sans se faire sentir, cherchassent à capter dans ce monde lui-même, et jusque dans ses éléments les plus grossier, le sacré comme dans sa source (et c'est contre ce nouveau danger qu'il nous faut lutter aujourd'hui, c'est de cette tentation qu'il faut quelque fois nous défendre nous-mêmes). Par un malentendu tragique, nous nous prêtions plus ou moins à ce jeu. Il y avait comme une conspiration inconsciente entre le mouvement qui conduisait au laïcisme et une certaine théologie (de la nature pure), et tandis que le surnaturel se trouvait exilé et proscrit, il arrivait qu'on pensât parmi nous que le surnaturel était mis hors d'atteinte de la nature, dans le domaine où il doit régner."