Le géant égoïste

Littérature - Fiches de lecture - Biographies - Critiques - Essais - Philologie
Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Le géant égoïste

Message non lu par Cinci » lun. 19 août 2019, 5:57

Le récit ...


Le géant égoïste

Tous les après-midi, en revenant de l'école, les enfants avaient coutume d'aller jouer dans le jardin du Géant. C'était un grand jardin délicieux, avec de l'herbe verte et tendre. Ça et là jaillissaient du gazon de belles fleurs pareilles à des étoiles, et il y avait douze pêchers qui, à la saison du printemps, s'épanouissaient en délicates corolles de rose et de perle, et portaient des fruits savoureux à l'automne. Les oiseaux perchés sur les arbres chantaient si doucement que les enfants s'arrêtaient de jouer pour les écouter. "Comme nous sommes heureux, ici !" criaient-ils l'un à l'autre.

Un jour le Géant revint. Il était allé voir son ami l'Ogre de Cornouailles, et il était resté avec lui pendant sept ans. Lorsque les sept années furent passées, il eut épuisé tout ce qu'il avait à dire, car sa conversation était limitée, et il résolut de retourner dans son château. En arrivant, il aperçut les enfants qui jouaient dans le jardin.

"Que faites-vous là ?" cria-t-il avec une très grosse voix, et les enfants s'enfuirent. "Mon jardin est mon jardin à moi, dit le Géant. Tout le monde peut bien le comprendre, et je ne permettrai d'y jouer à personne qu'à moi."

Alors il bâtit un mur élevé tout autour, et y mit une pancarte où il avait écrit : défense d'entrer sous peine de poursuites.

C'était un Géant très égoïste.

Les pauvres enfants n'avaient plus d'endroit où jouer. Ils essayèrent de jouer sur la route; mais la route était très poussiéreuse et pleine de cailloux durs, et ils ne l'aimèrent pas. Ils prirent l'habitude de se promener autour de la haute muraille, quand la classe était finie, et parlaient du beau jardin qu'elle enfermait. "Comme nous étions heureux, là-bas !" se disaient-ils l'un à l'autre.

Puis le printemps vint, et sur tout le pays il y eut plein de fleurs et de petits oiseaux. Mais dans le jardin du Géant égoïste régnait encore l'hiver. Les oiseaux ne se souciant pas d'y chanter, puisque les enfants n'y étaient plus, et les arbres oubliaient de fleurir. Un jour une belle fleur leva la tête au-dessus de l'herbe; mais quand elle vit la pancarte elle plaignit les enfants si fort qu'elle se reglissa en terre et s'endormit. Les seules qui se réjouirent furent la Neige et le Givre. "Le printemps a oublié ce jardin, crièrent-ils, Nous allons y vivre tout le long de l'année !" La Neige couvrit l'herbe avec son grand manreau blanc, et le Givre peignit tous les arbres couleur d'argent. Puis ils invitèrent le Vent du Nord à demeurer avec eux, et il vint. Il était emmitouflé de fourrures, rugissait toute la journée par le jardin et soufflait sur les cheminées pour les renverser. "Voilà un délicieux séjour, dit-il. Nous allons prier la Grêle de nous rendre visite". Alors la Grêle arriva. Chaque jour, pendant trois heures, elle trépignait sur les toits du château, jusqu'à ce qu'elle eut brisé presque toutes les ardoises; puis elle se mettait à courir tout autour du jardin. Elle était vêtue de gris; et son haleine était semblable à la glace.

"Je ne puis comprendre pourquoi le printemps tarde à venir ! dit le Géant égoïste, tandis que, assis à sa fenêtre, il examinait son froid jardin blanc. J'espère que le temps va changer. "

Mais le Printemps ne vint jamais, ni l'Été. L'Automne donna des fruits d'or à tous les jardins; mais il n'en donna pas au jardin du Géant. "Il est trop égoïste", dit l'Automne. Ainsi l'Hiver y demeurait toujours, et le Vent du Nord . et la Grêle, et le Givre - et la Neige dansait parmi les arbres.

Un matin, comme le Géant était couché tout éveillé dans son lit, il entendit une délicieuse musique. Elle était si douce à ses oreilles qu'il pensa que ce devaient être les musiciens du roi qui passaient. En réalité ce n'était qu'un petit passereau qui chantait devant sa fenêtre; mais il y avait si longtemps qu'il n'avait entendu chanter d'oiseau dans son jardin que cette musique lui parut la plus belle du monde. Alors la Grêle s'arrêta de danser au-dessus de sa tête et le Vent du Nord cessa de rugir, et un parfum exquis s'exhala vers lui par la fenêtre ouverte. "Je crois que le Printemps est enfin venu", dit le Géant égoïste. Et il sauta du lit pour regarder.

Et que vit-il ?

Il y vit un spectacle très merveilleux. Les enfants s'étaient faufilés par un petit trou dans le mur, et ils étaient assis sur les branches des arbres. Dans tous les arbres qu'il pouvait voir, il y avait un petit enfant. Et les arbres se réjouissaient tant de leur retour qu'ils s'étaient couverts de fleurs et qu'ils balançaient doucement leurs bras au-dessus de la tête des petits. Les oiseaux voletaient et gazouillaient de délices; les fleurs regardaient à travers l'herbe verte, et riaient. La scène était exquise; mais dans un coin régnait encore l'Hiver. C'était le coin le plus éloigné du jardin, et un petit enfant s'y tenait. Il était si jeune qu'il ne pouvait atteindre les branches de l'arbre; et il tournait autour, en pleurant amèrement. Le pauvre arbre était encore tout couvert de Givre e de Neige, et le Vent du Nord soufflait et rugissait au-dessus. "Grimpe, petit enfant", disait l'arbre, en courbant ses branches aussi bas qu'il pouvait; mais l'enfant était trop petit.

Et le coeur du Géant s'émut, pendant qu'il regardait. "Comme j'ai été égoïste, disait-il. Je vois maintenant pourquoi le Printemps ne voulait pas revenir. Je vais mettre ce pauvre petit sur la cime de l'arbre; puis je renverserai le mur, et mon jardin servira aux enfants pour toujours". Il était vraiment affligé de ce qu'il avait fait.

Alors il descendit doucement et ouvrit lentement la porte du perron et sortit dans le jardin. Mais quand les enfants le virent, ils furent si effrayés qu'ils s'enfuirent tous, et le jardin redevint hiver. Seul, le pauvre petit ne s'enfuit pas; car ses yeux était si pleins de larmes qu'il n,avait pas vu venir le Géant. Et le Géant se glissa derrière lui, et le prit tendrement dans sa main, et le mit dans l'arbre. Et l'arbre fleurit aussitôt, et les oiseaux vinrent y chanter, et l'enfant étendit ses deux bras et les jeta au cou du Géant et l'embrassa. Et les autres petits, lorsqu'ils virent que le Géant n'était plus méchant, revinrent en courant, et avec eux le Printemps. "Ce jardin est à vous maintenant, petits enfants", dit le Géant. Et il prit une grande hache et démolit la muraille. Et les gens qui allaient au marché vers midi aperçurent le Géant jouait avec les enfants dans le plus beau jardin qu'Ils eussent jamais vu.

Tout le long du jour ils jouèrent, et le soir, ils vinrent dire au revoir au Géant.

"Mais où est votre petit camarade, dit-il, l'enfant que j'ai mis dans l'arbre ?" C'était lui que le Géant aimait le mieux, parce qu'il l'avait embrassé. "Nous ne savons pas, répondirent les enfants. Il est parti.

- Il faut lui dire de ne pas manquer de venir ici demain, dit le Géant." Mais les enfants assurèrent qu'ils ne savaient pas où demeurait le petit, et qu'ils ne l'avaient jamais vu auparavant, et le Géant devint très triste.

Tous les après-midi, quand la classe était passée, les enfants venaient jouer avec le Géant. Mais on ne revit plus le tout-petit que le Géant aimait. Le Géant était très bon pour les enfants ; et cependant il regrettait son premier petit ami et en parlait souvent. "Comme je voudrais le voir !!, disait-il.

Des années passèrent, et le Géant devint très vieux et très faible. Il ne pouvait plus jouer; il restait assis dans un immense fauteuil, regardait s'amuser les enfants et admirait son jardin. "J'ai beaucoup de belles fleurs, disait-il; mais les plus belles sont les enfants."

Un matin d'hiver, il s'était mis devant sa fenêtre en s'habillant. Il ne haïssait plus l'Hiver, sachant que ce n'était point autre chose que le Printemps endormi, et que les fleurs se reposaient. Soudain, il se frottas les yeux de surprise, et regarda, et regarda. Certes la vue était miraculeuse. Au coin le plus écarté du jardin, il y avait un arbre tout couvert d'exquises fleurs blanches. Ses rameaux étaient d'or; des fruits d'argent y pendaient, et au-dessous se tenait le petit enfant que le Géant avait aimé.

Le Géant descendit l'escalier en grande joie et sorti dans le jardin. Il traversa l'herbe en hâte et arriva près de l'enfant. Et lorsqu'il fut arrivé tout près, son visage devint rouge de colère, et il dit : "Qui a osé te blesser ?" Car sur les paumes des mains de l'enfant étaient les marques de deux clous, et les marques d deux clous étaient sur ses pieds.

"Qui a osé te blesse ? cria le Géant. Dis-le moi, et je prendrai ma grande épée pour le tuer.

- Garde-t-en, répondit l'enfant. Ce sont les blessures de l'amour.
_ Qui es-tu ? dit le Géant. Et un étrange respect le saisit, et il s'agenouilla devant le petit enfant.

Et l'enfant sourit au Géant et lui dit : "Autrefois tu m'as laissé jouer dans ton jardin; aujourd'hui tu viendras avec moi dans mon jardin, qui est le Paradis."

Et quand les enfants, cet après-midi, entrèrent en courant, ils trouvèrent le Géant étendu mort sous l'arbre couvert de fleurs blanches.


(Oscar Wilde, Le Géant égoïste, traduit de l'anglais par Marcel Schwob)

Avatar de l’utilisateur
Suliko
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 3154
Inscription : ven. 07 janv. 2011, 22:02

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Suliko » mar. 20 août 2019, 10:18

Bonjour Cinci,

Je connais ce récit depuis mon enfance et je n'ai jamais pu le lire sans avoir les larmes aux yeux. Ce n'est cependant que très récemment que j'ai découvert qui en était l'auteur, ce qui m'avait - je dois le dire - profondément étonnée ! Il y a quelques mois, j'avais pensé le publier sur ce forum, puis j'y avais renoncé (je ne me souviens plus trop pourquoi), alors je suis contente que vous l'ayez fait !
C'est pourquoi elle seule, prédestinée avant les générations et annoncée par les prophètes, la Mère du Créateur de tout l'univers, non seulement n'a participé en rien à la tache originelle, mais elle est toujours demeurée pure comme le ciel et toute belle. (extrait du règlement pour le monastère de Biélokrinitsa (1841)

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Cinci » jeu. 22 août 2019, 3:17

Merci, Suliko !

C'est un conte que j'ai connu en étant tout jeune. Donc, moi, ici ce sera même chose que pour vous. Mais je ne l'avais jamais revisité depuis. En rétrospective,, je m'aperçois combien tout jeune je n'avais pas fait attention à la dimension chrétienne du récit.

L'auteur avait de la culture et il fait des commentaires étonnants dans d'autres textes.

Avatar de l’utilisateur
Coryanthe
Barbarus
Barbarus

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Coryanthe » mar. 17 déc. 2019, 23:12

Merci beaucoup...

Avatar de l’utilisateur
Cendrine
Mater civitatis
Mater civitatis
Messages : 410
Inscription : mar. 04 avr. 2017, 19:50
Conviction : Catholique
Contact :

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Cendrine » mer. 18 déc. 2019, 9:52

Merci beaucoup Cinci !! :fleur:

Avatar de l’utilisateur
Kerniou
Mater civitatis
Mater civitatis
Messages : 5102
Inscription : mer. 21 oct. 2009, 11:14
Localisation : Bretagne

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Kerniou » mer. 18 déc. 2019, 10:25

Je ne connaissais pas cette si belle histoire !
Merci de nous l'avoir "racontée" !...
" Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu , car Dieu est Amour " I Jean 4,7.

Avatar de l’utilisateur
la Samaritaine
Barbarus
Barbarus

Re: Le géant égoïste

Message non lu par la Samaritaine » mer. 18 déc. 2019, 19:14

Bouleversant récit !

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Cinci » mer. 18 déc. 2019, 21:52

Bonjour,

Il y avait un mot de l'abbé Pierre qui ressemblait à la fine pointe du récit d'Oscar Wilde. Car l'abbé Pierre disait quelque chose comme "Celui qui accepte de mettre sa main dans celle du pauvre, au moment de mourir trouvera celle de Dieu dans la sienne." Mais je ne sais pas s'il avait lui-même lu le récit du géant égoïste. Possible ...

:)

Avatar de l’utilisateur
Fleur de Lys
Rector provinciæ
Rector provinciæ
Messages : 555
Inscription : sam. 20 avr. 2013, 9:59
Conviction : Catholique
Localisation : France

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Fleur de Lys » jeu. 19 déc. 2019, 10:59

Oh, ça alors! J'avais cette histoire dans un recueil illustré type "les plus belles histoires" avec des contes variés. Il est bien indiqué le nom de l'auteur... sauf que la fin est très différente. Visiblement l'éditeur s'est autorisé des traductions libres et des révisions du texte sans le préciser clairement. (L'enfant grandit, et le géant meurt en le revoyant petit enfant, bref c'est absurde).
Merci d'avoir partagé ce conte. Authentique.

(Andersen aussi est très beau à lire, la petite sirène par exemple, qui plus que l'amour du prince, rëve d'avoir une âme éternelle, et va pouvoir l'obtenir en faisant le bien - puisque le prince ne l'aime pas).

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Cinci » jeu. 19 déc. 2019, 16:51

La censure qui frappe pour expurger le conte d'Oscar Wilde de sa valeur chrétienne ? Aïe ! Merci Fleur de Lys. J'ignorais cette anecdote.

Avatar de l’utilisateur
Suliko
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 3154
Inscription : ven. 07 janv. 2011, 22:02

Re: Le géant égoïste

Message non lu par Suliko » dim. 05 janv. 2020, 0:47

L'auteur avait de la culture et il fait des commentaires étonnants dans d'autres textes.
Et je viens d'apprendre qu'il s'est converti au catholicisme sur son lit de mort. C'est une chose que j'ignorais. Nos contemporains préfèrent se remémorer ce qui cadre plus avec l'esprit du temps (son homosexualité, etc...). Dommage.
C'est pourquoi elle seule, prédestinée avant les générations et annoncée par les prophètes, la Mère du Créateur de tout l'univers, non seulement n'a participé en rien à la tache originelle, mais elle est toujours demeurée pure comme le ciel et toute belle. (extrait du règlement pour le monastère de Biélokrinitsa (1841)

Répondre

Qui est en ligne ?

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 37 invités