Fynn,
Anna et Mister God, Paris, Seuil, 1974
Incroyable comme une histoire vraie
Fynn rôde dans le quartier des docks de l'East End londonien
et découvre une petite fille sale et terrifiée. Anna a pour intérêt
principal dans l'existence sa familiarité avec Dieu. "Mister God".
Elle comprend le sens de la vie et la signification de l'amour.
A six ans, elle est théologienne, mathématicienne, philosophe,
poète et jardinière. A sept ans, elle meurt dans un accident.
Ce livre ressemble à un conte, il est frais et plein de philosophie.
(quatrième de couverture)
Chapitre un
"La différence qu'il y a entre un ange et une personne ? Facile. Un ange, c'est presque tout en dedans, une personne, presque tout en dehors." Ainsi parlait, à six ans, Anna, également connue sous les noms de Pompom', Souris ou La Joie. A cinq ans, Anna connaissait parfaitement le but de l'existence, la signification de l'amour et elle était l'amie intime et le bras droit de Mister God.
Quand on lui posait une question, la réponse venait toujours, en temps utile. Parfois, il fallait patienter des semaines ou des mois, mais alors, à son rythme et en son temps, la réponse venait, simple, directe, et parfaitement à propos. Ses huit ans, elle ne les eut jamais. Un accident l'emporta. Son visage souriait. Elle mourut en disant :"J'parie qu'Mister God m'laissera entrer au ciel à cause de ça." Je parie qu'il l'a fait.
[...]
Je m'appelle Fynn. Enfin, ce n'est pas mon vrai nom, mais quelle importance ? Tous les amis n'appellent Fynn, ça m'est resté. Fynn est un personnage de la mythologie irlandaise. Un géant. Quant à moi, je mesure un mètre quatre-vingt-cinq. Je pèse cent deux kilos. J'adore la gymnastique. Ma mère est irlandaise, mon père Gallois. J'ai un faible pour les hot-dogs et le chocolat aux raisins, dégustés séparément bien sûr. Mon passe-temps favori ? Me ballader dans le quartier des docks, la nuit, par temps de brouillard. Ma vie avec Anna commença un de ces soirs-là. J'avais dix-neuf ans.
Les réverbères ouvraient dans la brume des halos, des silhouetes bizarressortaient de l'ombre pour y retourner. Un peu plus bas, la vitrine d'un boulanger adoucissait l'âpreté de la nuit et la réchauffait sous ses becs de gaz. Sur la grille du soupirail, une petite fille. Rien d'inhabituel, en ce temps-là, à voir des enfants courir les rues le soir. Mais là, c'était autre chose.
En m'asseyant, je dis : "Pousses-toi, môme." Elle se poussa sans répliquer. J,ajoutai : "Tiens, un hot-dog."
Elle secoua la tête.
"C'est à toi.
- J'en ai plein. Et puis, j'ai plus faim."
Comme elle ne bougeait pas, je posai le sachet entre nous sur la grille. La lumière de la vitrine n'était pas très forte, la gosse était dans l'ombre et je ne discernais pas son visage. Mais je voyais qu'elle était crasseuse, qu'elle serrait sous son bras une poupée de chiffon, et contre sa poitrine une vieille boîte de couleurs cabossée. La demi-heure suivante s'écoula dans un silence complet. Je crus sentir sa main glisser vers le hot-dog mais je me retins de tourner la tête ou de parler, pour ne pas l'effaroucher. Je me souviens encore du plaisir que j,ai eu à entendre la peau tendue de la saucisse crevée sous son coup de dent. Une minute après, elle prit une seconde bouchée, puis une troisième.
J,extirpai de ma poche un paquet de Woodbines.
- ¨ca ne te gêne pas que je fume pendant que tu mange, môme ?
- Quoi ? Sa voix était tout inquiète.
Je peux fumer une clope ?
Elle roula sur elle-même, se mit à genou et me dévisagea.
Mais pourquoi ... ? demanda-t-elle.
- J'ai une vieille très à cheval sur les manières. Et c'est vrai qu'on ne souffle pas la fumée dans la figure d'une dame pendant qu'elle mange.
Un instant, elle contempla sa saucisse entamée, puis elle me regarda bien en face et demanda : "Pourquoi ? Tu m'aimes bien ?"
Je hochai la tête.
"Alors fume ta clope." Et elle me sourit en enfournant dans sa bouche le reste de sa saucisse.
Je sortis une cigarette, l'allumai, et lui tendis la flamme de l'allumette à souffler. Elle gonfla ses joues, et je reçus une grêle de bouts de saucisse. Ce petit malheur eut sur elle un effet si violent que j'en eus le souffle coupé. Un chien recroquevillé, la queue entre les jambes, attendant la raclée. Jamais un enfant n'avait eu devant moi cette peur panique, ces yeux béants d'angoisse. Elle attendait, dents serrées, que je lui cogne dessus.
[...]
Ai-je alors fait le lien entre cette vision et l'image qui s'impose à moi aujourd'hui ? Désemparé d'horreur devant la violence : le crucifié. La terrible plainte de l'enfant était plus que je ne pouvais supporter. Je ne voudrais plus jamais l'entendre.
Mais on ne supporte pas longtemps une telle tension dans l'angoisse. Les plombs sautent. C'est ce qui se passa pour moi : mes plombs sautèrent, et je me mis à rire, jusqu'à m'apercevoir que la gosse, elle aussi, riait. Le petit ballot craintif était dénoué - elle riait comme une folle, à genoux sur le trottoir, sa tête venant toucher la mienne - elle riait de ce rire si souvent entendu les trois années suivantes - ni carillon de cristal, ni cascade poétique, mais hurlement de joie d'une môme de cinq ans, un jappement, une pétarade, un pouffement sans fin. je posai mes mains sur ses épaules et, la maintenant à bout de bras, je découvris qui était Anna : bouche grande ouverte, yeux immense, comme un chien courant impatient de sa laisse. Chaque fibre de son petit corps vibrait sur une note claire. Des bras aux jambes, de la tête aux pieds, son petit être tremblait et trépidait comme le fait notre Mère la Terre quand elle donne le jour à un volcan. Et quel volcan était à l'oeuvre dans cette enfant !