Renouveler l’enseignement secondaire catholique : permettre une intelligence chrétienne du monde.
En réponse au débat sur l’identité de l’enseignement catholique, diversement et contestablement défini1, fin 2009 le Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique rappelle son authentique spécificité : « tous les enseignants contribuent, au sein de leur discipline, à la prise en compte du fait religieux » « pour assurer la culture chrétienne et la découverte des autres traditions religieuses » (L’annonce explicite de l’Evangile dans les établissements catholiques d’enseignement, p. 10). Quoiqu’en continuité avec l’attitude multiséculaire de l’Eglise envers la culture, cette spécificité est absente en France actuellement, donc nécessaire et urgente.
L’INCARNATION NECESSITE UNE INTELLIGENCE CHRETIENNE
La chair au sens biblique inclut l’intelligence humaine : or de même qu’un amour authentique ne se contente pas des bonnes intentions du cœur, sans agir, il ne peut vivre sans se représenter ni se dire et dire la personne aimée, donc sans pensée ni mots. A un chrétien revient donc d’élaborer le discours qui rend compte de sa foi à lui-même et à autrui. Faire l’économie de la réflexion revient à refuser partiellement l’incarnation, à renoncer à se dire Dieu qui s’est pourtant incarné pour se dire, à refuser de se le rendre présent, de faire mémoire d’une expérience et d’en témoigner.
Répéter les Ecritures ne suffit pas : le christianisme n’est pas une religion du Livre, figé, mais de la Parole, vivante, qui se transmet par l’Esprit saint de génération en génération dans et par l’Eglise. Cette parole, pour dire la Parole incarnée dans l’histoire, emprunte nécessairement formes de pensée et de langage propres à son époque, dans la mesure où elles s’y prêtent telles quelles, ou après transformations.
Penser Dieu, sa foi et toute chose à leur lumière, par l’exercice de l’intelligence (quelle que soit sa qualité), est donc vital pour la foi, l’espérance et la charité du baptisé, surtout quand actuellement il ne peut plus se laisser porter par une tradition sociale ou familiale.
Au surplus, certes Dieu n’est pas pour le monde, mais le monde pour Dieu. Néanmoins tout chrétien, en se consacrant à Dieu, consacre aussi la part du monde dont il est responsable ; pratiquer une pensée chrétienne préserve de façon vivante le meilleur de la culture humaine, une identité sans laquelle la cité terrestre est en crise d’humanité.
URGENCE DE REHABILITER LA PENSEE
La pensée occidentale s’est en grande partie éloignée d’une représentation chrétienne du monde et de Dieu : libres penseurs, mais inconsciemment aussi trop de chrétiens, estiment antinomiques raison et foi (d’où la crise moderniste). On dénie à la raison l’aptitude à s’exercer au-delà de la matière, le postmodernisme disqualifiant la notion même de vérité. Ce matérialisme théorique se double d’un matérialisme pratique : le progrès scientifique et technique, idole de bien-être, de prospérité matérielle et de bonheur, privilégie l’action plutôt que la contemplation intellectuelle ; notre société matérialiste, techniciste et commerçante se détourne des études littéraires et même de la recherche scientifique fondamentale. Trop de chrétiens perdent contact avec un patrimoine où foi et raison s’enrichissaient.
NECESSITE D’UNE FORMATION CHRETIENNE DE L’INTELLIGENCE
Sont donc nécessaires des établissements secondaires où l’acquisition de connaissances vise à nourrir l’intelligence, et non à obtenir notes et diplômes assurant une (très) relative insertion socioprofessionnelle (qu’il ne faut certes pas négliger, mais remettre à sa juste place). En initiant à la culture patrimoniale européenne, il s’agira de donner à l’élève une capacité de réflexion le disposant à trouver ce que les anciens appelaient la sagesse, qui est réussir sa vie, et non réussir dans la vie. Les humanités et les sciences humaines sont pour cela essentielles, sans oublier les sciences exactes, parties intégrantes de la culture patrimoniale et indispensables à différents cursus universitaires et professionnels.
Cette éducation de l’intelligence sera catholique : elle intégrera le regard chrétien porté sur le savoir humain. Le travail de l’intelligence a une dimension religieuse : sa tâche est de nommer (Genèse, ch. 2, v. 19), de créer mots et concepts correspondant aux réalités, de réadapter sans cesse ceux-là à celles-ci, de saisir l’essence, la cause et le sens ultime des choses, de découvrir en quoi elles sont référées à Dieu. Avant de permettre une maîtrise accrue de la nature et des principes de vie relationnelle, elle peut conduire à admirer Dieu à travers son œuvre, à intensifier l’amour pour lui. Cela implique une estime de la raison : l’intelligence humaine procède de la Sagesse divine, du Verbe dont elle est le reflet ; toute contradiction entre raison et foi est donc un malentendu à dissiper par l’intelligence. Aussi tout fruit de l’intelligence humaine bénéficiera d’un a priori favorable : jusqu'à preuve du contraire, il est à considérer comme une facette de la Vérité, une « semence du Verbe » ; reste à l’intelligence de distinguer le bon grain de l’ivraie. En effet la culture patrimoniale n’est pas un ensemble cohérent : ses contradictions et ses évolutions invitent à penser, sinon elle serait vain savoir. Aussi étudier en chrétien consistera à acquérir non pas une doctrine figée, mais une attitude de pensée gouvernée par l’amour de la vérité et le courage de la poursuivre et de la dire. La réflexion suscitée par la culture, sa variété et ses contradictions ne confrontera pas les discours seulement entre eux : ces comptes-rendus d’expériences passées devront l’être à l’expérience individuelle (certes modeste) de l’élève, le savoir scolaire théorique confronté à la vie concrète. En effet cet enseignement, quoique théorique, ouvrira sur la vie en y initiant par procuration, en permettant de faire l’économie d’expériences individuelles dommageables ; cela passera par la méfiance envers l’asepsie morale et idéologique, contestable si on l’applique encore à des adolescents que l’on doit préparer à vivre bientôt dans un monde d’adultes ni aseptisé, ni aseptisable. Enfin le savoir humain sera éclairé par la Révélation, et cette dernière prolongée à la lumière du premier ; il ne s’agira donc pas d’étudier une (contre-)culture chrétienne, mais d’avoir un regard chrétien sur la culture, sans a priori ni polémique, ni irénique. Ainsi peut naître de surcroît une culture d’inspiration chrétienne : un christianisme incarné ne convie pas le baptisé à rejeter sa culture, mais à la transformer pour que sa foi se dise à l’intelligence et à la sensibilité, se vive et se transmette. Il participe ainsi à son évolution et à sa vie, car une culture vivante dialogue avec ce qu’elle est et ne subsiste que par réflexion sur elle-même.
Le caractère chrétien de cet enseignement catholique se jouera donc au sein même des cours : chaque enseignant, dans son cours, amènera les élèves à effectuer ce qu’il fait pour lui-même : un essai de synthèse entre savoir humain et savoir révélé. Il sera ouvert à tout jeune, chrétien, agnostique ou athée, désirant connaître la culture patrimoniale occidentale, particulièrement ce qu’elle a de chrétien, et désirant rechercher la sagesse en participant à ce dialogue entre les différents courants de cette culture et entre celle-ci, l’expérience individuelle de la vie et la Révélation chrétienne.
UNE REALISATION IMPOSSIBLE ?
La politique n’est pas l’art du possible, mais l’art de rendre possible ce qui est nécessaire. (Richelieu)
Ce projet, ambitieux, doit le rester, sous peine d’être trahi dans ce qu’il a de plus difficile à réaliser, car de plus (ré)novateur et donc d’essentiel. Il semble irréaliste parce qu’il ne semble pas répondre à une demande explicite, mais à un besoin latent. Or il existe deux façons de rendre un service éducatif : la plus facile est de répondre à la demande ; l’autre, de susciter une demande par l’existence d’une offre innovante, en révélant ainsi un besoin. Si ce projet est aux yeux de Dieu bon pour l’Eglise, l’Esprit saint suscitera dans assez de cœurs l’intérêt qu’il mérite.