Extrait de :D'abord et avant tout, je le précise, je ne connais rien , mais rien, à la mode. Avant d'être civilisé par ma copine, je me trouvais rusé d'acheter mes jeans en paquet de cinq chez Costco. Ma boutique fétiche? Moores! Bon prix, bonne coupe ... Vous connaissez? Moi, je connais. Vous voyez le portrait. Mais il n'est pas nécessaire de connaître grand chose à la mode pour savoir que quelque chose de louche se passe dans cette industrie.
J'assistais hier soir à la première du documentaire Girl Model. J'en suis sorti bouleversé. Je jette rapidement sur papier quelques réflexions sur ce film troublant. Rien de tout cela ne sera parole d'expert, faut-il le préciser?
Je résume le tout à ma manière : on suit, dans le film de David Redmon, le parcours d'une jeune fille de 13 ans recrutée en Sibérie par une agence de mannequins mondialisée. La jeune fille est destinée au public japonais. Jeune fille : le mot n'est pas de trop. Elle n'a pas de fesses. Pas de seins. Pas de hanches. Elle a un corps d'enfant, un corps filiforme. On la déracine de son patelin. On lui promet une carrière de top modèle planétaire. Sa famille se croise les doigts. On la lâche à Tokyo, où elle peine à décrocher des contrats. Elle demeure dans un appartement minable avec une autre mannequin-enfant. Au terme de cette aventure insensée, elle retournera dans son bled sibérien. Pour le quitter encore quelques mois plus tard. Et redevenir un mannequin itinérant de seconde zone sur le marché asiatique de la beauté.
Ce qui m'intéresse, c'est la réalité que nous donne à voir ce documentaire. Appelons-là la pédophilisation de la culture. L'expression n'est pas trop forte. Notre société fonctionne à partir d'une hypocrisie terrible. D'un côté, elle a criminalisé - avec raison - la pédophilie comme jamais on ne l'a fait dans l'histoire. De l'autre côté, l'industrie de la mode travaille à temps plein à redéfinir la beauté féminine selon l'image fantasmée de la femme-enfant. Une campagne de Prada, il y a quelques mois, mettait en scène des mannequins de 14 ans.
Cette culture pédophile repose sur une haine étrange du corps féminin. Le problème principal, c'est évidemment l'idéal de l'extrême minceur. Donc, de la maigreur. Il a contaminé toute la société : j'ai vu de très belles femmes perdre de leur beauté à force de s'amaigrir maladivement. Elles en venaient à détester leur corps parce qu'il s'agissait d'un corps ... de femme. Elles s'auscultent tous les jours et se persuadent qu'elles sont moches, qu'elles sont grosses, qu'elles doivent se mettre au régime le plus strict et passer leur vie au gymnase.
Je consulte de temps en temps les magazines féminins de ma copine. Chaque fois, lorsque je jette un oeil sur l'univers des mannequins, je lui dis : ces femmes ne sont même pas belles. Elles sont décharnées. Je cherche le sein, la fesse, la hanche, la chute de reins à caresser. Rien. Rien. Rien. On nous propose de grandes perches androgynes comme modèle de beauté. Moi, l'androgynie, ça m'énerve. J'ai l'Impression qu'on me demande de m'exciter pour mon petit frère. Et je me demande : comment les femmes se sont-elles laissées convaincre? Pourquoi veulent-elles leur ressembler?
L'homme est souvent accusé d'asservir la femme. Mais ici, il devrait plaider non coupable. Je ne connais personne qui s'imagine la beauté à partir de tels critères. Avez-vous déjà entendu un homme se pâmé pour une ado maquillée comme une junkie? Ce qui est absent de ces critères de la beauté de la mode, c'est la représentation qu'ont les hommes de la beauté. La beauté de la femme ne devrait-elle pas un peu (et je dis bien un peu) se définir dans le regard de l'homme? Plus maintenant. Nous sommes de trop, messieurs.
En fait, le désir masculin a été chassé de l'univers de la mode au même moment où on a condamné la vieille idée de la complémentarité des sexes. Proposer une distinction fondamentale, à la fois psychologique et physique entre l'homme et la femme, n'est-ce pas du sexisme grossier? Les sexes ne sont-ils pas des constructions sociales arbitraires, comme nous le répètent la théorie du genre?
Les modèles esthétiques qui déterminent notre culture et qui sont produits par l'industrie de la mode sont pervers. Je l'ai dit, ils reposent à la fois sur l'esclavage des femmes et la censure du désir masculin. Ils reposent sur une mystification androgyne de la beauté. Sur l'idéal d'une société indifférenciée. Alors qu'on ne vienne pas me parler de l'offre et de la demande. La femme me demande pas qu'on la décharne. L'homme ne désir pas une femme décharnée. Ce n'est pas sans raison que l'industrie de la mode est en rupture avec les exigences élémentaires du sens commun. Cela ne l'empêche pas d'avoir une influence destructrice.
[...]
Se pourrait-il qu'ici, pour une fois, l'émancipation féminine puisse s'appuyer un tout petit peu sur le désir masculin? Est-ce hérétique de l'imaginer?
Mathieu Bock-Côté, "La pédophilisation de la culture" dans Exercices politiques, p. 365