Voici :
L'antinationalisme virulent de la gauche personnaliste canadienne-française d'après-guerre est chose bien connue. Cette conviction politique possède vraisemblablement des origines religieuses : les grands noms du citélibrisme [Pierre Elliot Trudeau, Gérard Pelletier, etc.] ont en effet appartenu dans leur jeunesse à l'Action catholique réputée pour avoir soutenu fermement le principe de l'universalisme chrétien. Mais, sous la Révolution tranquille, la question nationale devient rapidement une source de différends au sein de la mouvance personnaliste. Ainsi, rompant avec cet antinationalisme, une partie de la gauche catholique se convertit vers la fin de la décennie 1960 au souverainisme. Nous songeons plus particulièrement aux chrétiens progressistes de la revue Maintenant qui a été la propriété de l'Ordre des Dominicains, de sa création en 1962 jusqu'à la rupture de 1968, avant de fermer ses portes en 1974.
Ayant affiché à ses débuts certaines sympathies nationalistes, ce mensuel, qui connaît dans les années 1960 un rayonnement non négligeable, s'engage dès l'automne 1967 en faveur de la souveraineté du Québec. Les intellectuels chrétiens de Maintenant ont été associés au souverainisme naissant, ainsi qu'en fait foi la fondation du Mouvement Souveraineté-Association dans le sous-sol du Monastère Saint-Albert-le-Grand abritant alors les locaux de la publication dominicaine,
Il est intéressant de savoir - moi-même, je l'ignorais - que la fondation du MSA s'effectue dans le haut-lieu des Dominicains à Montréal. Le MSA n'est que le Parti politique de René Lévesque qui va bientôt s'appeler le Parti québécois.
Nous pouvons même dire que par l'entremise de cette revue, une partie du catholicisme de gauche et réformateur, qui a le vent en poupe du fait des développements conciliaires, a cautionné le souverainisme à ses débuts. Le mouvement MSA en a eu assurément besoin dans la mesure où des intellectuels influents, eux aussi partisans de la rénovation du catholicisme, comme Gérard Pelletier et Claude Ryan, s'étaient montrés hostiles au nouveau nationalisme.
Cet engagement souverainiste de Maintenant ne s'est jamais démenti par la suite. Dans le années 1970, Maintenant soutient fermement le projet souverainiste et le Parti québécois qui le porte. Des collaborateurs de la revue comme Louis O'Neill, Jacques-Yvan Morin, Guy Rocher et Fernand Dumont ont, au demeurant, été associés de près au cabinet Lévesque, soit à titre de ministre, soit comme intellectuels du régime.
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Ainsi, dans le cas qui nous préoccupe, est-ce que, plus généralement, leur foi est venu donner une coloration particulière à leur engagement souverainiste? Il reste à déterminer si la foi et ses valeurs ont joué un rôle négligeable ou non dans la genèse et la formulation des positions souverainistes de ce mensuel,
Notre enquête distingue deux grandes étapes dans le parcours de Maintenant. De 1964 à 1968, la foi chrétienne a joué un rôle indirect, mais non négligeable, dans la détermination des positions de la revue en matière de question nationale. Cependant alors, on n'invoque que fort peu d'arguments éthico-religieux à l'appui, nommément, de la souveraineté du Québec. Vient par la suite le tournant de 1969-1971, approximativement, où, plus directement, l'équipe du mensuel n'hésite plus à se dire souverainiste au nom de motifs explicitement religieux.
A vrai dire, dès les débuts jusqu'à 1968 environ, les incidences de la foi sur le plan politique sont surtout indirectes. Ainsi, jamais on ne peut déduire de la foi une position politique en particulier : elle ne tranche pas positivement en faveur de telle ou telle option. Mais, plus indirectement, la foi identifie les options que, pour des raisons morales et religieuses, il est interdit à un chrétien d'appuyer. A la rigueur, elle peut même aller jusqu'à délimiter le champ des options qu'il est permis à un chrétien d'adopter, mais sans indiquer laquelle précisément de ces options chrétiennement compatibles ou acceptables il lui faut préférer et retenir. Incontestablement, Maintenant s'exprime alors à partir du point de vue de la doctrine religieuse officielle, qui ne saurait, en effet, être identifiée à une cause partisane en particulier. On veut, d'une part, préserver la transcendance de l'Évangile et, d'autre part, attribuer une certaine autonomie au politique. On évite dès lors de dire laquelle des options est chrétiennement désirable.
En somme, donnant des indications sur les options prohibées ou sur celles qu'il est loisible pour un chrétien d'envisager, la foi doit refuser de s'engager positivement en faveur d'une thèse en particulier, Trois Pères dominicains ( André Gignac, Vincent Harvey et Yves Côté) écrivent ainsi en novembre 1964 :
- Lorsque se présente à lui [au chrétien] diverses options politiques, la foi ne lui prescrit aucun choix ni aucun refus pourvu que ces options ne soient pas incompatibles avec ce qu'il croit.
Moi, c'est justement ce que je reproche au pape François avec ses discours. Notre pape actuel s'exprime de telle façon qu'il laisse croire que le pluralisme n'existe pas, n'existe plus. Comme si le fait d'être catholique devrait rimer avec le fait de s'engager exclusivement en faveur de telle ou telle politique précise.
Le chrétien doit d'abord s'assurer d'effectuer son choix parmi les thèses politiques qui ne sont pas interdites par la foi. Mais, dans le choix précis d'une option en particulier, le chrétien devra donc faire appel, non directement à sa foi, mais au jugement de sa prudence affrontée à tous les éléments en jeu. C'est dire que les considérations qui feront pencher la balance en faveur d'une thèse précise sont surtout d'ordre profane.
Ayant mesuré de la sorte le poids précis du religieux en matière politique, les trois auteurs dominicains déjà mentionnés en déduisent des implications importantes en matière de question nationale. Ainsi, ils concluent que l;a foi ne tranche pas entre séparatisme et fédéralisme, et que tous deux sont compatibles avec la doctrine chrétienne. Le séparatisme représente selon eux un choix humain et politique légitime, que n'interdit aucunement la foi chrétienne :
- Au regard de Dieu qui a crée le ciel et la terre et qui a crée l'homme, toute valeur terrestre, toute valeur humaine est fondamentalement bonne. Qu'un groupe d'humains unis par les liens d'une même langue et d'une même culture veuillent se constituer en État autonome et posséder une personnalité politique propre, rien là ne va contre le dessein de Dieu. N'est-ce pas un souhait inscrit en tout être humain que de conquérir un jour son autonomie et d'atteindre à la maturité? Pourquoi en serait-il autrement des peuples que soudent une même histoire, une même langue, un même mode de penser et de sentir, une même culture? Le séparatisme, regardé positivement est donc compatible avec la foi chrétienne.
Pour l'heure, les trois Pères désamorcent incidemment certaines préventions "antiséparatistes" qui s'autorisent de la foi catholique.
Trois Exemples d'arguments contraires
Notre premier exemple concerne la réaction d'un théologien dominicain de l'Ordre Jacques-Cartier à la thèse indépendantiste que lui présentait Marcel Chaput en 1959 : "le séparatisme mène à la désobéissance et la désobéissance est un péché". Pour le théologien dominicain dont Marcel Chaput tait le nom, l'indépendance, "oeuvre de désobéissance", met en cause les autorités et l'ordre établis, lesquels, selon la formule de saint Paul, sont voulus par Dieu.
Un deuxième exemple s'appuie sur une remarque qu'a faite le Père Gustave Lamarche, nationaliste de la droite conservatrice, à la revue Monde nouveau en juin-juillet 1965 : sa dernière illusion [celle de la nation québécois] me paraît être celle d'une charité mal comprise, en vertu de laquelle on est meilleur humain et chrétien quand on s'unit que quand on se sépare. Le Père des Clercs de Saint-Viateur conteste bien entendu ce point de vue. D'abord, l'Église universelle a accueilli favorablement les nouvelles nations indépendantes issues de la décolonisation, et par ailleurs : la charité envers nous-même nous presse, et c'est elle qui nous permettra, selon l'ordre des devoirs, de pratiquer la charité envers les autres. Il faut retenir de ces passages du Père Lamarche qu'une certaine interprétation de l'universalisme chrétien, "qui contraint à l'unité et à la bonne entente plutôt qu'aux scissions et aux séparations", a grandement justifié le rejet des thèses indépendantistes.
Finalement, s'Il faut en croire Maurice Bouchard, professeur d'économie à l'Université de Montréal, l'hostilité au souverainisme a été particulièrement forte chez les catholiques de gauche. Le témoignage de M. Bouchard atteste de l'impopularité indéniable des thèses indépendantistes au sein de la majorité de la gauche catholique, qui dispose du reste d'une large visibilité à l'époque. Maintenant y remédiera comme nous le verrons.
Source : Martin Roy "Foi chrétienne et souverainisme québécois dans la revue catholique de gauche Maintenant (1964-1974)" dans Bulletin d'Histoire Politique, vol, 22, numéro 1, automne 2013, pp.155-179
(à suivre)