Parlant de Georges Romero, la mort, la thématique du mort-vivant ...
... décidément les choses ont bien changé! N'avez-vous pas remarqué, tout comme nous, les efforts déployés ici et là, peut-être surtout dans les hôpitaux, pour cacher la mort au mourant, à la famille, aux autres malades? S'il n'y a pas lieu de voir dans cette cachette un mensonge relativement à la vérité de la condition humaine, nous nous demandons bien ce que c'est! Ce qu'écrivait Pascal semble, plus que jamais, d'actualité : Les hommes n'ayant pu guérir la mort ... ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne pas y penser. Nous ajouterions : de ne pas en parler, de ne pas la montrer.
Finalement, au-delà du malade et de la famille immédiate, c'est toute la société qui est atteinte par cette mode pernicieuse :"Éviter, non plus au mourant, mais à la société, à l'entourage lui-même le trouble et l'émotion trop forte, insoutenable, causés par la laideur de l'agonie et la simple présence de la mort en pleine vie heureuse, car il est admis que la vie est toujours heureuse ou doit en avoir l'air [...]"
Tout est organisé, un peu partout, pour que la mort de quelqu'un ne se transforme pas en un spectacle pour les autres. Or, est-ce véritablement un progrès par rapport aux siècles antérieurs, quand on considère que l'habitude généralisée de cacher la mort peut conduire, le moment venu, à la cacher au principal intéressé? Nous ne le croyons pas, car, s'il existe un droit fondamental pour quelqu'un , c'est bien le droit à sa propre mort. La voir venir devrait permettre à chacun de s'approprier ce moment décisif de son existence.
Comment d'ailleurs pouvoir faire de sa mort un dernier acte de liberté, s'y préparer comme il convient, si on ne se doute même pas qu'elle pourrait être imminente?
Quelqu'un n'aura été le maître de sa vie, semble-t-il,que dans la mesure où sa mort aura été vraiment la sienne.
Jankélévitch reconnaît en tout cas, quant à lui, que c'est au moment de la mort que la personne reçoit sa marque définitive. Il ne s'agit assurément pas d'un moment à manquer.
Qui sait si la dernière minute ne viendra pas d'un coup dévaluer une vie apparemment honorable ou réhabiliter au contraire une vie exécrable? Si entre l'avant-dernier soupir et un ultime événement, une démarche ultime, une trouvaille, un mot de la fin ne viendront pas brusquement tout remettre en question? Qui sait si tout ne demandera pas à être reconsidéré? Si la vie ou l'oeuvre ne recevront pas à la dernière minute un sens imprévu, un éclairage nouveau que les impatients, partis avant la fin n'auront pas eu le temps de connaître? Ainsi, l'instant suprême peut tout changer! Tant pis pour les hommes pressés qui n'écoutent pas jusqu'à cette dernière minute! Car le mot du mystère est peut-être le dernier mot. Surtout ne partez pas avant la fin. (V. Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, 1977, p.123)
Moment-clé dans la vie de toute personne humaine, voilà ce qu'est la mort et rien de moins. On comprend dès lors que chacun y ait droit plus qu'à tout autre chose et qu'un Marcel Jouhandeau ait pu nous livrer cette confidence :
"Je tiens à ma mort autant qu'à nulle autre chose au monde et je ne voudrais à aucun prix qu'elle me fut dérobée, escamotée. Un drame sans dénouement n'est pas parfait. L'épreuve est pathétique et c'est là que je m'attends."
Un paradoxe troublant
L'article de Roger Mehl intitulé "Présence de la mort dans la société contemporaine" soulève une question dont, il faut l'avouer, peu de gens se préoccupent généralement et qui cadre très bien avec la réflexion sur la mort que nous sommes en train de mener ensemble. La voici : Comment se fait-il qu'une génération qui a si peur d'évoquer la mort supporte ainsi et sans doute réclame le spectacle de la mort qui lui est offert par les
mass médias?
C'est sans doute une question sérieuse et il n'est pas nécessaire d'être un voyant pour se rendre compte que la mort violente, qui est souvent collective, tient dans la vie de notre société un rôle considérable : accidents de la route, mort à l'occasion d'un hold-up ou d'une prise d'otage, cataclysmes naturels, guerre et guérilla, tous ces phénomènes assurent bien, de façon visible, la présence de la mort parmi nous. Une présence terriblement réaliste : toutes ces morts sont nous seulement décrites par la presse, mais montrées à la télévision. Il n'est guère d'émissions qui ne fassent pénétrer la mort dans nos foyers.
Alors, pourquoi, d'une part, tant occulter la mort, sous prétexte qu'elle perturbe les gens, et d'autre part, l'étaler avec si peu de réserve sur nos écrans de toutes sortes? Autrement dit, comment peut-on refuser délibérément d'affronter le mystère de la mort et nous en accommoder si bien, au point d'en faire par moments jusqu'à un divertissement?
La réponse nuancée de Mehl [...]
Tout d'abord la mort perçue à travers les mass médias est une mort lointaine, abstraite, un spectacle au sens théâtral de ce mot. Ce sont les autres qui meurent, des autres que nous ne connaissons pas et qui ne sont rien pour nous. Les mass médias rapprochent la mort de nous, mais l'éloignent en même temps. En second lieu, il s'agit toujours bien d'une mort qui est scandaleuse, mais non point scandaleuse dans le sens où le sont ma mort prochaine et la mort de mes proches. Elle est scandaleuse parce qu'elle aurait pu être évitée : si les chauffeurs étaient plus prudents et plus sobres, si ... toute notre émotion - et c'est ce qui la rend supportable - est ainsi sublimée en colère contre quelqu'un. Ne pas voir la mort comme quelque chose d'essentiel, mais la voir comme un accident dont quelqu'un est responsable, voilà la mutation que les moyens de communication de masse nous permettent d'opérer.
Chose certaine, beaucoup de personnes, qui redoutent la mort plus que tout, admettent, dans un moment de lucidité, qu'elles ne répugnent pas à la regarder sur les écrans. Aux explications déjà fournies, Mehl ajoute un peu plus loin ceci :
Le silence crée autour de la mort pèse. Aussi bien, chassée de notre horizon social la mort fait-elle sa réappropriation angoissée et pathologique dans le cabinet du psychiatre ou, sous forme moins pathologique, dans cette attirance qui nous pousse à ouvrir le journal illustré ou le petit écran, lesquels nous proposent notre ration quotidienne de mort violente. Si on y pense le moindrement, serait-ce qu'il n'est jamais totalement possible d'esquiver la mort, que cette dernière n'est jamais très loin de s'imposer à tous et à toutes? Quelqu'un ne saurait se moquer de la mort toute sa vie durant. Si c'était le cas, non seulement le moment de sa mort mais également l'ensemble de son existence terrestre s'en ressentirait. (R. Mehl, "Présence de la mort dans la société contemporaine", dans La mort au coeur de la vie, Colmar-Strasbourg, Éditions Alsatia, 1976, p.42)