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par Cinci » ven. 09 juin 2017, 15:44
Bonjour,
Une réflexion déjà rencontrée il y a quelque temps chez André Comte-Sponville dans son Petit traité des grandes vertus :
"... la tolérance ne vaut donc que dans certaines limites, qui sont celles de sa propre sauvegarde et de la préservation de ses conditions de possibilité. C'est ce que Karl Popper appelle "le paradoxe de la tolérance" : "Si l'on est d'une tolérance absolue, même envers les intolérants et qu'on ne défende pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance."
[...]
Au contraire de l'amour ou de la générosité, qui n'ont pas de limites intrinsèques ni d'autre finitude que la nôtre, la tolérance est donc essentiellement limitée : une tolérance infinie serait la fin de la tolérance! Pas de liberté pour les ennemis de la liberté? Ce n'est pas si simple. Une vertu ne saurait se cantonner dans l'intersubjectivité vertueuse : celui qui n'est juste qu'avec les justes, généreux qu'avec les généreux, miséricordieux qu'avec les miséricordieux, etc., n'est ni juste ni généreux ni miséricordieux. Pas davantage n'est tolérant celui qui ne l'est qu'avec les tolérants. Si la tolérance est une vertu, comme je le crois et comme on l'accorde ordinairement, elle vaut donc par elle-même, y compris vis à vis ceux qui ne la pratiquent pas. La morale n'est ni un marché ni un miroir.
S'il ne faut pas tout tolérer, puisque ce serait vouer la tolérance à sa perte, on ne saurait non plus renoncer à toute tolérance vis à vis ceux qui ne la respectent pas. Une démocratie qui interdirait tous les partis non démocratiques serait trop peu démocratique, tout comme une démocratie qui leur laisserait faire tout et n'importe quoi le serait trop, ou plutôt trop mal, et par là condamnée : puisqu'elle renoncerait à défendre le droit par la force, quand il le faut, et la liberté par la contrainte. Le critère n'est pas moral ici mais politique.
Ce qui doit déterminer la tolérabilité de tel ou tel individu, de tel ou tel groupe ou comportement, n'est pas la tolérance dont ils font preuve (car alors il eût fallu interdire tous les groupes extrémistes de notre jeunesse, et leur donner raison par là), mais leur dangerosité effective : une action intolérante, un groupe intolérant, etc., doivent être interdits si, et seulement si, ils menacent effectivement la liberté ou, en général, les conditions de possibilité de la tolérance.
Dans une République forte et stable, une manifestation contre la démocratie, contre la tolérance ou contre la liberté ne suffit pas à les mettre en péril : il n'y a donc pas lieu de l'interdire, et ce serait manquer de tolérance que de le vouloir.
Mais que les institutions soient fragilisées, que la guerre civile menace ou ait commencé, que des groupes factieux menacent de prendre le pouvoir, et la même manifestation peut devenir un danger véritable : il peut alors être nécessaire de l'interdire, de l'empêcher, même par la force, et ce serait manquer de fermeté ou de prudence que de renoncer à l'envisager. Bref, cela dépend des cas, et cette "casuistique de la tolérance", comme dit Jankélévitch, est l'un des problèmes majeurs de nos démocraties.
Après avoir évoqué "le paradoxe de la tolérance", qui fait qu'on l'affaiblit à force de vouloir l'étendre à l'infini, Karl Popper ajoute ici :
Je ne veux pas dire par là qu'il faille toujours empêcher l'expression de théories intolérantes. Tant qu'il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l'aide de l'opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l'incitation à l'intolérance est criminelle au même titre que l'incitation au meurtre, par exemple.
Source : A. Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, P.U.F., 1996, p. 214