Trudeau et ses mesures de guerre

« Par moi les rois règnent, et les souverains décrètent la justice ! » (Pr 8.15)
Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » jeu. 27 oct. 2016, 21:32

Bonjour,

Le mois d'octobre tire vers sa fin mais, comme à chaque mois d'octobre j'ai aussi une petite pensée pour un événement politique, qui fut majeur au Québec, j'ai pensé faire part aux intéressés (même s'ils sont très discrets) d'un petit article que j'aurai pu lire récemment. Je parle ici d'un article qui présente un ouvrage récent évoquant le souvenir de l'ancien premier ministre du Canada, sa façon de gérer le problème que représentait pour lui le nationalisme québécois.

Le caractère de nouveauté provient de ce que les auteurs auront voulu faire ressortir le point de vue de Canadiens anglais sur la question. Comment des Canadiens-anglais auront pu vivre la crise de 1970 au Québec, l'épreuve de force engagé par Trudeau à l'encontre des milieux progressistes du Québec de la fin des années 1960. Avec un pareil ouvrage, je crois qu'il y aurait moyen d'y glaner quelques informations intéressantes.

On en aura un aperçu, déjà, juste avec l'extrait de l'introduction du livre. Un extrait qui se trouve glissé dans l'article.
  • Introduction

    La toile de fond : l'exaspération du Canada anglais

    De toutes les remises en question qui se bousculaient alors sur la place publique - rôle de l'Église, réforme de l'enseignement, épuration des moeurs politiques ... - la plus profonde et la plus étendue, celle qui, à terme, viendrait déranger le Canada tout entier, c'est celle qui tournait autour de la place du Québec dans le monde et de celle du Français au Québec. Murray Ballantine, l'historien montréalais, ne s'était donc pas trompé, qui disait en 1961 que ce qui se passait à l'autre bout du monde - le mouvement de décolonisation - finirait par rejoindre nos rives :"Les vents de l'affirmation des identités nationales soufflent de nos jours d'un bout du monde à l'autre : ils ne se sont pas arrêtés à la frontière du Québec",

    Cette revendication québécoise s'exprimait à plusieurs voix : "Maîtres chez nous", chez les libéraux en 1962, "Égalité ou indépendance" à l'Union nationale en 1965, "Droit à l'autodétermination" aux États généraux du Canada français en 1967, "Français, langue du travail", aux élections de 1970. Chacun de ces thèmes avait sa valeur propre; ensemble, ils formaient un courant qui ne cessait de gagner en puissance, se cristallisant autour de l'idée de l'indépendance du Québec et de celle de l'unilinguisme français, deux idées fortes, mais absolument inédites et inattendues au coeur de l'Amérique du nord anglophone. Assez rapidement, cette revendication s'organisa, se donna un parti et un chef, marqua des point sur le plan électoral [...] De plus, elle attira l'attention et l'intérêt de la France, qui y répondit de manière active, et dont le chef de l'État viendra dire, ici même en 1967, toute la sollicitude qu'il lui porte.

    Si bien qu'en marquant des points et rapidement, en se découvrant un allié à l'extérieur, et non des moindres, en étant de surcroît ponctué d'actes de violence dont le sens demeurait facile à comprendre depuis les premiers moments où le FLQ choisit pour cible le monument Wolfe à Québec (jeté à bas dans la nuit du 29 mars 1963) et diverse autres marques de la domination britannique sur le Québec, ces idées ne cesseraient de déplaire au Canada anglais.

    Le français langue du travail? Une aberration et une menace à notre identité nationale, plaidera Frank Scott, l'Anglo-Québécois, membre de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme [lancée en 1964], qui s'opposera à ce que l'État canadien vienne donner un coup de pouce à la langue française comme languie de travail dans les entreprises. Scott était, en effet, si hostile à cette idée qu'il enregistra sa dissidence. Selon lui, tout progrès enregistré par le français comme langue de travail au sein des entreprises serait un encouragement à l'émancipation politique du Québec. Rapport, livre 3B, p. 621. Le soutien de la France? "Le plus sérieux point de désaccord avec le Québec", écrira Lester B. Pearson dans ses Mémoires, et un élément si nouveau dans le paysage politique nord-américain qu'il provoqua une véritable hystérie francophobe au sein de l'État fédéral (voir document Mackenzie), une "maladie de l'esprit", et pire encore, un "crime contre l'humanité" , renchérira Trudeau. Deux formules chères à Trudeau, la première dont il se servit dans son discours des "Finies les folies", d'octobre 1969, et la seconde beaucoup plus tard, en février 1977, devant les élus des deux chambres du Congrès américain à Washington.

    Le 19 octobre 1969, devant les militants libéraux, le premier ministre (élu le 25 juin 1968) fit un discours tonitruant, son plus important peut-être. Sur le ton comminatoire, il dénonça les "séparatistes" de Radio-Canada, les menaçant même de la pire sanction, la perte de leur travail. Puis à tous les autres, fonctionnaires de l'État du Québec, ministres provinciaux de l'Union nationale, diplomate français de passage (Jean de Lipkowsky) : "On ne laissera pas diviser ce pays, ni de l'intérieur, ni de l'extérieur". Au journaliste de la télé qui, le lendemain, le 20, s'émut de la brutalité de ses propos, Trudeau lâcha - en anglais, pour mieux exprimer sa hargne :"You haven't seen anything yet", "Vous n'avez encore rien vu!". Le ton était violent, annonçait même, pensa Vincent Prince l'éditorialiste du Devoir, "Le recours à la force pour mater tous ceux qui, démocratiquement, s'opposent au maintien du statu quo".

    Vincent Prince, "Une colère mal avisée de M. Trudeau", Le Devoir, 21 octobre 1969.

    Propos à rapprocher de la description du discours de Trudeau que fit Lucien Langlois du Montréal Matin :"Il avait le visage dur : celui d'un boxeur qui entend user de ses poings. Il parlait les dents serrées, les mâchoires contractées, les yeux en amande. Image même de la colère rentrée. Il sifflait ses mots. Le cobra est sur le point de frapper". Puis, après avoir rappelé les grandes lignes de cette harangue, le directeur du Montréal Matin conclut son éditorial ainsi : Pour imposer ses vues, son pouvoir, son fédéralisme, il est prêt à recourir à la manière forte. Voilà un dictateur qui s'ignore." (Montréal Matin, 21 octobre 1969)

    Le ton était donné. Il ne restait plus qu'à franchir l'ultime étape, celle du "Just watch me". Ce sera chose faite, un an plus tard, dans la nuit du 16 octobre 1970.

    La crise d'octobre [...] c'est aussi, c'est surtout l'exaspération du Canada anglais qui n'aimait pas ce qu'il voyait et entendait au Québec depuis dix ans, et qui trouva un politicien issu du Québec pour l'exprimer. "Ils avaient pour mandat de s'occuper de ces gens-là", dira Hugh Segal de Trudeau et de ses compagnons d'armes, et si cela signifiait de faire appel à l'armée, eh bien, soit!" (document Segal)

    (à suivre)

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » jeu. 27 oct. 2016, 22:40

(suite)

La loi des mesures de guerre

Les mesures de guerre ont été conçues pour faire la guerre. La loi qui les introduisit dans notre système politique fut adoptée par le Parlement d'Ottawa en août 1914, sur le modèle du Defense of the Realm Act britannique. Mais contrairement à cette dernière, qui disparut des recueils de loi avec la fin de la guerre, la loi canadienne avait un caractère permanent : elle demeura donc à disposition de tout gouvernement fédéral qui souhaiterait éventuellement y recourir en cas de guerre, d'invasion, ou d'insurrection, réelles ou simplement "appréhendées" (elle ne sera abrogée qu'en 1988).

Tout naturellement, elle s'appliqua pendant la guerre de 1914-1918, puis de nouveau vingt ans plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale - et même au-delà, par un subterfuge qui en prolongea l'application après 1945 [...]

La loi des mesures de guerre permet au gouvernement d'Ottawa d'exercer seul tous les pouvoirs qu'il juge nécessaire dans les circonstances, notamment celui de faire ou défaire les lois - toutes les lois, même provinciales - sans avoir à rendre de compte à quiconque. Elle vient ainsi bouleverser l'ordre constitutionnel normal. En particulier, elle transforme le Canada, de pays fédéral qu'il est est, en un système unitaire, comme l'a bien compris le constitutionnaliste Frank Scott (cf Frank Scott, Constitutional Adaptations to Changing Functions of Government, Canadian Journal of Economics and Political Science, Vol XI, 3, August 1945, p. 334 :"Canada may almost be said to possess a unitary form of goverment in war-time")

Frank Scott, qui était partisan de la centralisation et militant du nation-building canadien, avait bien raison de dire du War Measures Act qu'il était Canada's second constitution, une véritable constitution de rechange. On remarquera du reste que cette loi servit à des périodes - les deux guerres mondiales - qui, pour le Canada, furent déterminantes dans l'acquisition de sa pleine souveraineté nationale. Elle en gardera une allure qui plaira aux nationalistes canadiens (anglais).

Surtout, elle vient bouleverser la vie des gens ordinaires. En suspendant les libertés publiques et les garanties judiciaires (l'habeas corpus entre autres), cette loi donne le feu vert aux forces policières, et rend ainsi faciles et même courantes l'arrestation et la mise au rancart, sans mandat, sans juge, sans avocat, de toute personne, politicien, journaliste, simple citoyen, dont les idées exprimées, les intentions supposées ou simplement les origines ethniques, déplaisent aux autorités. Ce faisant, elle transforme à toutes fins utiles le Canada en une dictature constitutionnelle, comme le souligna le juriste et professeur de droit Herbert Marx en 1979.

En 1939-1945, cette loi servit à tenir en échec les foyers de dissidence idéologique (communistes, fascistes, nazis de type Adrien Arcand), ainsi que les milieux allemands, italiens, japonais, suspectés de jouer les cinquièmes colonnes. C'est ainsi que des centaines d'Italiens de Montréal, de Toronto et d'ailleurs furent internés à partir de juin 1940, et que fut scellé le sort des Japonais de la côte ouest, plus de 20 000 d'ente eux, hommes, femmes, enfants, vieillards, ayant été chassés de Colombie britannique, parqués dans des camps de travail pour la durée de la guerre, et même au-delà jusqu'en 1947, et dépossédés de tous leurs biens.

C'est elle aussi qui a permis de museler les Témoins de Jéhovah, dangereux parce que pacifistes, et de brider l'ardeur des adversaires de la conscription au Québec, refoidis net par l'arrestation nocturne, puis le transfert immédiat dans un camp d'internement, d'où il ne revint que quatre ans plus tard, du maire de Montréal et député à l'Assemblée législative, Camillien Houde. Décision qui frappa vivement les esprits : si un personnage aussi haut placé pouvait ainsi être réduit au silence, sans le moindre procès, sur le simple mot d'un ministre, que ne risquaient pas les autres, les simples citoyens? Du reste, personne n'avait oublié qu'en 1918, pour contrer une manifestation d'opposants à la conscription, le gouvernement avait envoyé la troupe dans les rue de Québec, ce qui se solda par la mort, par balle, de quatre manifestants. Bref, cette loi avait fait la preuve qu'elle était porteuse des plus extrêmes violences, et démontré qu'elle pouvait servir dans les affrontements ethniques, ici même au Québec. "A Monster, une monstruosité", dira d'elle Perrin Beatty, ministre de la Défense de Mulroney en 1987.

C'est cette loi, avec son ADN pourtant bien connu, qui fut déclenché dans le nuit du 16 octobre 1970 à 4h du matin.

Officiellement, trois raisons furent avancées par le premier ministre : les kidnappings, la demande exprimée par le gouvernement du Québec et la mairie de Montréal, et la "confusion des esprits". Curieuses et suspectes raisons, comme l'illustreront plusieurs de nos textes. L'arrestation des kidnappeurs? Sa propre police, la GRC, était opposée au recours à cette loi (voir Whitaker) Le gouvernement du Québec? Dans sa demande à Trudeau, Bourrassa parla bien d'"Insurrection appréhendée", mais il n'en fournit pas le moindre début de preuve. La confusion des esprits? Dans quel pays de démocratie et de libre-expression n'y en a-t-il pas?

Sur le terrain, on fit des arrestations, on le fit massivement [...] souvent par des rafles nocturnes, non sans briser quelques portes gênantes. [...] tandis que parmi la population, dans les médias et les milieux politiques, y compris parmi les plus haut placés (voir document Kierans), se répandait une vague de peur, de panique et d'hystérie telle qu'elle déborda du Québec sur l'Ontario voisine, à Ottawa, à Toronto, et jusque dans l'Ouest, à des milliers de kilomètres du moindre felquiste

(A suivre)

[...]

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » sam. 29 oct. 2016, 0:52

(suite)

On remarquera qu'il n'a pas été encore question du recours aux forces armées, l'aspect pourtant le plus spectaculaire, celui appelé à frapper l'imagination du plus grand nombre.

Les mesures de guerre et l'Intervention de l'armée sont juridiquement deux choses bien distinctes. Les premières peuvent exister sans la seconde. Et, inversement, le recours au bras militaire peut s'exercer sans que soit évoquée cette loi - comme cela s'est produit à Montréal, lors de la grève des policiers d'octobre 1969, ainsi qu'à Oka en 1990 : les warriors Mohawks en armes subirent la présence de soldats bien armés , mais la loi des mesures de guerre, ou plus exactement celle qui l'avait remplacée en 1988, ne fut pas invoquée contre eux; personne ne songea même à l'invoquer.

Mais si ces deux démarches sont, sur le plan juridique, bien distinctes l'une de l'autre, en revanche, elles peuvent se soutenir l'une l'autre sur le plan politique. C'est ce qui se produisit en octobre 1970, où l'on assista à une gradation en trois temps : le 12 octobre, positionnement de soldats aux abords de certains édifices publics; le 15, présence généralisée de soldats sur le territoire du Québec (12 500 au total, dont plus de 7500 dans la région de Montréal; voir document Loomis) ; puis le 16, imposition des mesures de guerre.

Cette réaction du gouvernement Trudeau fut sans pareille, à l'époque, dans les pays démocratiques alors aux prises avec des problèmes de terrorisme ou de violence urbaine; ni aux États-Unis du temps des Long hot summers, ni en France au temps des événements de mai 1968, ni ailleurs en Allemagne ou en Italie, n'aura-t-on vu un gouvernement exciter sa population à la guerre, pour ensuite retourner cette guerre contre une partie de sa propre population.

La mémoire tronquée

Imposer en temps de paix des mesures conçues pour la guerre constitue partout, et notamment dans les pays démocratiques, un moment d'extrême gravité politique.

Du reste, les mots n'ont pas manqué en 1970 pour le dire :"Un événement crucial de notre histoire", "Un moment profondément honteux de notre histoire" (Robert Fulford), "Un moment décisif de notre histoire" (John Saywell). Ni les références historiques pour en souligner l'importance. "Sans pareil depuis 1837", dira Grattan O'Leary, le sénateur. Informé par Trudeau que la chose se préparait, Lester B. Pearson, l'ancien premier ministre canadien, songea immédiatement à la tension qu'avait provoquée au Québec l'exécution de Louis Riel en 1885 et à la conscription de 1917. Pour sa part Tom Berger n'a pas hésité à placer la crise d'octobre parmi les grands moments de violence politique de notre histoire, aux côté de la déportation des Acadiens, l'exécution de Riel, la fermeture des écoles françaises en Ontario, l'Internement des Japonais en 1942. Bref, un moment important de notre histoire.

"One of the most significant and revealing events in our history", dira Robert Stanfield en 1979, un épisode on ne peut plus significatif et révélateur de notre histoire! [ R. Stanfield était le chef conservateur de l'opposition officielle au Parlement canadien en 1970].

  • Cela nous impose un réexamen de nos attitudes, croyances et valeurs fondamentales. Le nationalisme du FLQ a pu être contenu. Son radicalisme vient contester non pas tant l'existence de l'État-nation canadien que la nature de la société au sein de cet État-nation. - R. Stanfield
C'est pourquoi il ne faudra jamais perdre de vue ce qui s'est produit :"Il nous reste encore beaucoup à apprendre sur ce qui est arrivé au Canada et à sa vie collective", disait Fulford en 1975, qui s'inquiétait déjà qu'on soit en train d'oublier.

Cette censure de la mémoire, d'où vient-elle?

Est-ce l'humiliation de s'être brutalement fait rappeler que le Québec n'était toujours, malgré les beaux discours de certains et l'enthousiasme de plusieurs, qu'une province du Canada et non un vrai État? Qu'après avoir un moment cru que nous étions en train de devenir maître de notre destin, nous fûmes aussitôt ramenés à notre véritable condition par une énième démonstration de force, laquelle venait remuer dans nos mémoires toutes celles qui les avaient précédés, 1760, 1837, 1838, 1885, 1918, et qui avait fait de nous un peuple assujetti à la supériorité du nombre et de la violence d'État d'un autre?

[...]

Quelle qu'en soit l'origine, il faudra bien un jour sortir de ce silence de la mémoire.


Présentation des textes de l'anthologie

Et c'est justement pour en sortir que nous avons pensé regardé du côté du Canada anglais, dans l'idée que, moins soumis aux interdits de la mémoire que ne le sont les Québécois, on trouverait parmi eux des gens capables de nommer les choses [...] et qu'ainsi, c'est dans leur mémoire que nous trouverions les clés de notre propre mémoire . [...]

Certains Québécois, et sans doute des Canadiens, s'en étonneront, s'ils se rappellent qu'en octobre 1970 le Canada anglais est apparu uni - et debout - comme un seul homme, derrière Trudeau et ses mesures de guerre [...]

Un bloc monolithique? Mais non sans fissures, car il y eut des hommes et des femmes aussi (Margaret Atwood, Barbara Frum, Pauline Jewett, June Callwood, Flora Macdonald ...) qui eurent le courage - et il en fallait pour se dresser contre ce bloc - d'exprimer leur indignation [...]

La loi des mesures de guerre existait depuis 1914 et elle servit à gouverner le pays au cours des deux guerres mondiales. Connaître cette loi, apprendre son histoire, l'usage qu'en fit alors le gouvernement central, les marques qu'elle laissa sur les institutions et dans la population - toutes choses connues de ceux qui y recoururent en 1970 - nous aidera à connaître quelle référence le gouvernement avait en tête lorsqu'il s'est engagé dans l'opération des mesures de guerre, et plus fondamentalement encore, à comprendre quelle philosophie totalitaire inspire l'action du gouvernement canadien quand celui-ci se sent menacé dans son autorité.

[...]

[Il s'ensuit alors une énumération de différents textes]

Robert Stanfield exprime, entre autres choses, son étonnement et sa déception de la réaction de ses compatriotes face aux événements (voir documents Jamieson, Kierans et Stanfield)

Le journaliste torontois Peter Newman raconte comment il fut berné par Trudeau et Lalonde à propager comme fait réel, ce qui n'était qu'une fable inventée, celle du "gouvernement parallèle", ultime argument de ceux qui n'en avaient plus (voir document Newman).

Deux journalistes reviennent sur l'épisode des arrestations sauvages. John Cruickshank de la Gazette qui, pour illustrer le dixième anniversaire de la crise, interviewa en 1980 l'un des plus célèbres prisonniers d'Octobre, dont l'arrestation, plus que tout autre, illustre le dérèglement des autorités publiques, le poète Gaston Miron.

[...]

Dans un texte paru en 1998, Jack Granatstein nous fait voir, à la faveur d'un dramatique épisode qu'il vécut personnellement en 1970, ce qu'il y avait de haine et de passions nationalistes au Canada anglais. Deux autres universitaires, l'un spécialiste de la GRC et des questions de sécurité [...] concluent tout deux à l'inanité de la thèse de l'insurrection appréhendée. Enfin, trois auteurs ayant eu des contacts avec les grands rouages de l'État et les hauts dirigeants du pays, nous font partager leur appréciation de la conduite de Trudeau [...] Ramsay Cook, l'historien, s'interroge [...] plus de trente ans après, sur ce que ces événements ont fait à l'amitié qu'il portait à Trudeau; enfin, Hugh Segal, aujourd'hui sénateur, ne mâche pas ses mots dans l'appréciation qu'il fit, vingt-cinq ans après l'événement, de Trudeau et de ses camarades de guerre.

(à suivre)

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » sam. 29 oct. 2016, 1:31

Dans la Postface :

C'aurait dû être une opération de maintien de l'ordre et de lutte au crime, encadré par le Code criminel, et menée tout naturellement par la police avec ses hommes, ses moyens, sa discrétion [...] et comme le faisaient aussi nos voisins américains, chez qui les assassinats politiques et les grandes émeutes raciales furent traités par le FBI, et non par la CIA ou le Pentagone. Du reste, c'est exactement ainsi que le comprenait la Gendarmerie royale du Canada qui ne voulait absolument pas que des mesures de guerre viennent perturber son travail de traque des felquistes.

Mais c'était le Canada, un pays qui avait son histoire à lui, au coeur de laquelle se trouvait, toujours irrésolu, le conflit Canada-Québec, cette question centrale de notre histoire, comme nous le rappelle Tom Berger. Les choses ne se passeraient donc pas "normalement".

[...]

Le FLQ n'était peut-être qu'une bande de voyous, comme l'expliqua Mitchell Sharp à son vis à vis britannique, mais [...] le gouvernement canadien, décidé à en découdre avec le mouvement indépendantiste, ne raterait pas l'occasion.

Ce faisant, il changea la nature du problème , qui cessera d'être une lutte entre la police et une organisation criminelle, pour devenir un affrontement entre deux entités politiques. D'une "contestation de la société" par une poignée de marginaux, on passa donc à une confrontation de deux trajectoires historiques, de deux volontés, de deux aspirations collectives, l'une centrée sur le Canada et sa défense de l'unité nationale, l'autre sur le Québec et l'affirmation de son identité nationale (Murray Ballantyne)

Pour cela, il fallut déplacer la cible, et comme l'a fait ressortir Desmond Morton, ne pas se concentrer sur le FLQ et ses kidnappings - ne pas même s'y intéresser, comme l'illustrera Trudeau lui-même en plein conseil des ministres, tel que l'a décrit Jamieson [ancien ministre du gouvernement Trudeau] - mais s'Intéresser plutôt à tous les autres. Tous les autres, c'est à dire tous ces semeurs de confusion que Trudeau avait placé dans sa mire lors de son célèbre discours "Fini les folies" du 19 octobre 1969 : journalistes séparatistes, hauts fonctionnaires séparatistes à Québec, ministres séparatistes du gouvernement québécois, sans oublier leurs amis du gouvernement gaulliste. Et, ajoutées, à ce premier peloton, les forces vives des centrales syndicales, dont les chefs s'étaient regroupés avec d'autres dans ce que Trudeau tenta de faire passer pour un gouvernement parallèle (démontrant ainsi que dans les affrontements de deux collectivités nationales, ce sont bien des gouvernements - officiels, parallèles ou provisoires, c'est selon - qui s'affrontent) . Puis , Last but not least, le Parti québécois, cette autre force vive, et alors singulièrement "montante" [...] Au total, ce sont tous ces milieux qui ensemble constituèrent la véritable cible de Trudeau dans cette guerre : non parce qu'ils portaient une arme au poing (ils n'entendaient jamais en porter), mais plutôt une certaine idée du Québec au coeur.

En redéfinissant la cible, le gouvernement d'Ottawa redéfinissait le but : il ne s'agissait plus seulement d'empêcher que des crimes se produisent, il fallait maintenant défendre un territoire, un système politique, un pays, bref empêcher ce que plusieurs commençaient à appeler la "destruction du Canada".

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » sam. 29 oct. 2016, 1:56

  • Dirigé par Ottawa (et non pas Québec), annoncée par la proclamation des mesures de guerre, et mettant en vedette l'armée canadienne et ses milliers de soldats, cette opération consista, plutôt qu'en une énième poursuite policière dans les rues de Montréal, en une véritable guerre partout sur le territoire du Québec - au vu et au su du monde entier.

    [...]

    Qu'aucun coup de feu ne fut tiré ne change rien à l'affaire. Pensons à la guerre que se livrèrent les États-Unis et l'URSS durant les quarante années qui ont suivi le second conflit mondial : [...] aucun coup de feu ne fut échangé de l'un à l'autre. Il n'empêche que guerre il y eut - on l'appela tout simplement "froide"- , qu'elle fut gagnée par un camp et perdue par l'autre. et que tout le monde sait qui a gagné et qui a perdu.

    Churchill eut bien raison de dire - de prédire - comme il l'avait fait à Harvard le 6 septembre 1943 que ce qui compterait dorénavant sur la scène internationale, ce n'était plus la conquête de territoires, mais celle des esprits : Empires of the future are the empires of mind. L'affrontement Québec-Canada serait donc une guerre pour la conquète des esprits, une guerre psychologique, comme l'appelaient les proches conseillers de Trudeau.

    Le plus intéressant de cette page de notre histoire, c'est que personne aujourd'hui (y compris les auteurs de cette anthologie avant qu'ils n'entreprennent cette recherche) ne songerait à y accoler le mot "guerre" , alors que ce mot - et pas seulement le mot, on le verra - était pourtant bien présent à l'époque.

    ___

    Winston Churchill, "The fraternal association of our two peoples", The War Speeches of the Rt hon. Winston S. Churchill, compiled by Charles Eade in 3 volumes, tome II, p. 514
(à suivre)

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » dim. 30 oct. 2016, 6:01

... la loi des mesures de guerre, une loi si bien faite pour annoncer une guerre, qu'on refusa d'y recourir dans l'affaire de Corée, de peur que Staline ne se méprenne sur nos intentions et sur celles de nos alliés. Bien présent aussi, ce mot, dans l'esprit des principaux promoteurs : c'est bien une opération militaire que Saulnier supplie Ottawa d'engager, et c'est bien une guerre totale, "an all out war" qu'appelle John Robarts depuis Toronto, tandis qu'Eric Kierans, dans ses Mémoires, qualifiera "d'occupation militaire" l'activité à laquelle se livrèrent les soldats canadiens sur le territoire du Québec [...] Peter Newman comprit parfaitement que, sous les mots "d'insurrection appréhendée", c'était un état de guerre civile que Trudeau venait de déclarer.

Et, naturellement, c'est précisément ce mot qu'usèrent les soldats et leurs chefs, le général Allard en tête [...] "L'armée était mieux préparée pour cette guerre qu'elle ne l'était en 1914 ou en 1939". D'autres mots aussi, courants dans le domaine militaire - destruction, désintégration, démolition - émaillaient les propos des principaux dirigeants [...] entre autres, celui d'overkill, tout droit sorti de la Guerre froide et de la dissuasion nucléaire, et qu'illustra parfaitement la brutale métaphore dont se servit le général Allard, devant un comité de la Chambre des communes :
  • Si un homme sort un couteau, vous ne réagissez pas en sortant un couteau un peu plus long et en vous battant. Non. Vous rassemblez une escouade de soldats, qui pointent leurs armes ver son coeur et lui dites de déposer son couteau ou il sera abattu.
Certains de nos auteurs [...] se fixant plutôt sur la guerre qui avait alors cours sur la scène internationale et qu'on appelait la Guerre froide, rattachaient de la sorte les événements de Montréal en 1970 à la géopolitique du grand conflit mondial de l'heure [...] Ainsi, c'est à cette guerre que pense la Commission Mackenzie lorsqu'elle évoque la "subversion communiste" et sa pénétration des mouvements souverainistes, comme le fait aussi Anthony Malcolm du Comité Canada. A elle aussi fait référence Lucien Saulnier quand il évoque Cuba et la menace castriste. Et lorsque Trudeau ira quelques années plus tard s'expliquer aux Américains, et leur exposer sa conception de la place du Québec en Amérique du nord [...] c'est encore à la Guerre froide et à Castro qu'il pensait quand il leur dit que la "séparation du Québec aurait de plus graves conséquences pour les États-Unis que n'en eut, en 1962, la tentative de l'URSS d'Installer des missiles nucléaires à Cuba".

Mais pour mener une guerre, fût-elle psychologique, il faut plus que des mots : il faut des moyens. C'est ainsi que joignant le geste à la parole, Trudeau sortit pour l'occasion sa machine de guerre, celle-là qui est la plus visible, la plus bruyante, celle des hélicoptères au-dessus des têtes, et des uniformes paradant fièrement dans ls rues, ou en convois sur les routes [...] Les régimes aiment, et certains plus que d'autres, faire parader leurs soldats. Le XXe siècle résonne de ces bruits de bottes et autres jack-boot methods que dénonçait si férocement Hugh Segal à propos d'octobre 1970, lesquels servent à impressioner l'ennemi, et plus encore sa propre population, ainsi mise en état d'alerte intense.

Il faut aussi des moyens politiques, notamment un chef qui commande, une presse qui obéit, une opinion qui suit (quand elle ne précède pas) . Trois éléments indispensables à un état de guerre, tous trois bien présents en 1970, comme ils l'avaient été en 1914 et en 1939, et que, dans chaque cas, la loi des mesures de guerre a contribué à réunir.

Chef de guerre : c'est ainsi qu'apparut Trudeau à ceux de ses biographes et autres admirateurs qui parlent de cet épisode de sa vie comme de sa finest hour - expression qui évoque pour tous, en tout cas pour tout anglophone, le plus célèbre discours de Churchill devant la Chambre des communes le 18 juin 1940, à la veille de la bataille d'Angleterre [...]

Ce fut un moment de vérité, comme le sont souvent les périodes de crise. La vérité? Que le Canada anglais n'acceptait pas l'idée de l'indépendance du Québec - qu'il assimilait à la destruction pure et simple de son propre pays -, et qu'il était prêt à aller très loin pour l'empêcher , n'hésitant pas à rompre avec ses idéaux les plus sacrés. [...] Était-il prêt à faire la guerre, la vraie, celle où l'on compte les morts? L'armée, nous dit Loomis, se préparait en fonction d'une stratégie de dissuasion. Mais elle avait aussi son plan "B", ajoute-t-il :"Si la dissuasion échoue, livrer le combat jusqu'à la victoire!"

(à suivre)

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » dim. 30 oct. 2016, 7:01

Pour le Québec, ce fut une défaite. Pour son "État" dont était démontré la totale impuissance en période de crise, comme l'illustra la piteuse scène d'une Assemblée qui, à peine un an plus tôt venait de se proclamer "nationale", et qui, le 15 octobre, ayant appris l'arrivée imminente de l'armée, partit vite se mettre au vert pour trois semaines.

Mais aussi pour l'Idée de l'indépendance du Québec, pour ceux en particulier qui croyaient la chose facile, soit parce que le Canada n'était pas un vrai pays, soit parce qu'il était un pays de grande civilité.

Mais comme il se trouve qu'on ne vécut pas consciemment ces événements comme une agression contre le Québec, on ne les vécut pas non plus comme une défaite collective. Ce qui invita à d'autres agressions et prépara d'autres défaites, En 1979, première défaite pour la langue française devant la Cour suprême, dont les juges réaffirmèrent la primauté de l'Acte de l'Amérique du Nord britanniques sur la Charte de la langue française. En 1980, défaite au référendum [...] Puis, en 1982, défaite de s'être fait imposer par Trudeau (encore lui!) un texte constitutionnel contre sa volonté, puisqu'il n'a jamais été adopté par l'Assemblée nationale du Québec.

Mais la plus grave de toutes les défaites, c'est celle de n'avoir pu nommer la crise d'octobre pour ce qu'elle a été vraiment : l'affrontement de deux collectivités, dont l'une aligna son armée et usa de la violence d'État pour réaffirmer son emprise sur l'autre - ce qui s'appelle une guerre - et d'être toujours incapable de le faire [...] de rattacher cette défaite de 1970 à toutes celles qui l'ont précédée - et suivie - dans notre histoire, à commencer par la première de 1760 [...]

Cela dit, Octobre fut aussi un moment dramatique pour les libertés de tous les citoyens, ceux du Québec bien entendu, mais aussi, on l'a vu, ceux de tout le Canada. Dramatique à la fois par le mauvais esprit qui s'est répandu partout contre les libertés publiques [...]

Pour notre malheur à tous, en 1970, l'opinion, massivement, a laissé faire, applaudissant férocement pendant, choisissant aveuglément d'oublier après. Et parce qu'on a laissé faire, ceux qui gouvernent à Ottawa savent maintenant que c'est en toute impunité qu'ils pourront remettre leur machine en marche quand le besoin - leur besoin - le dictera. Si Octobre fut un mauvais moment à passer pour les libertés, notre mutisme en a fait un dangereux précédent qui le prolonge inéluctablement dans l'avenir.

En 1979, Robert Stanfield faisait remarquer qu'à cause d'Octobre, l'idéologie du Law and Order s'était renforcée au Canada :"Concern about methods used to enforce the law is now much weaker", constata-t-il. Que dirait-il aujourd'hui, au vu et au su de ce qui s'est passé récemment et de ce qui se passe actuellement! - sous nos yeux [...] Au moment de mettre un point final à ce document, on apprend qu'à Montréal la police vient de s'armer d'une brigade politique chargée de surveiller, c'est à dire de réprimer, l'"extrémisme" de certaines idées (mais lesquelles?) [...]

Dans ce tableau de l'érosion des libertés, Toronto, la ville où écrivait Fulford en 1970, occupe une place à part depuis l'été 2010 et les sommets du G8 et du G20. A Toronto [...] on arrêta 1000 manifestants, qu'on maintint en détention dans des conditions indignes. Et naturellement, on réentendit les mots de "conspiration criminelle" et de "destruction de ville" - comme au temps de Jean Marchand, Bref, un comportement digne des mesures de guerre, dira l'Ombudsman de l'Ontario pour bien nous faire comprendre que, lui, n'avait pas oublié.

Derrière nous, Octobre? Pas sûr du tout.

A l'affirmation "Je me souviens", certains un peu cyniques, répondent: "Mais de quoi au juste?" , et d'autres, véritables fuyards devant la mémoire : "J'aime mieux pas le savoir". Ensemble, ceux de 1970 et ceux de 2010, ceux de Montréal et de Toronto, ceux du Canada anglais et ceux du Québec devront trouver l'antidote à ce cynisme.

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » lun. 31 oct. 2016, 19:29

Le site Vigile Québec aura bien produit quelques commentaires relatifs à la question.


"[...] Parmi les autres signataires, on note les noms de la romancière Margaret Atwood, de l’universitaire James Eayrs, des historiens John Conway et Ramsay Cook, ou encore du philosophe du libéralisme C. B. Macpherson (cosignataire en mars 1971 d’une lettre affirmant que la loi a été imposée « non pas pour empêcher des activités criminelles, mais pour supprimer le droit à une opinion politique dissidente, de la même façon dont les États communistes et fascistes le font »)."

http://vigile.quebec/Le-ROC-aussi-a-eu-ses-doutes

... pour supprimer le droit à une opinion politique dissidente ...

La source que j'utilise ici : Guy Bouthillier et Édouard Cloutier, "Trudeau et ses mesures de guerre" dans L'Action nationale, volume CI, 8, octobre 2011 [N.B, : L'Action nationale est une revue de qualité qui fut crée en 1917 par l'abbé Lionel Groulx, donc une institution qui célébrera bientôt ses cent ans d'activités]

Un petit détail sur lequel j'aimerais l'attirer l'attention de certain(e)s : la crise du séparatisme au Canada représente sans nul doute un facteur de polarisation opposant un très grand nombre de Québécois dont la culture première serait résolument française versus tous ceux dont l'univers culturel est anglo-américain. Néanmoins, il faudrait éviter de réduire la chose à une sorte de bête conflit de race.

Non, parce que l'on risque d'oublier trop facilement comment dès les années 1960, parmi les premiers militants en faveur de l'indépendance du Québec, il se sera trouvé un certain nombre de concitoyens de culture anglaise, essentiellement des progressistes ou des personnes ne partageant pas du tout la vision trudeauiste du Canada, une vision qui voudrait réduire de manière draconienne l'originalité du Québec, pour en faire un simple territoire canadien comme les autres, ¸a peu près identique à l'île du Prince Edouard, la Nouvelle-Écosse, etc. Des anglophones comme Robin Philpot ou Charles Castonguay (qui apprend le français à l'âge adulte) sont devenus assez rapidement des indépendantistes québécois.

cf Stanley Gray, jeune professeur de science politique à l'université McGill, anglais, progressiste et ... et indépendantiste. Tout à fait le profil de ces types que la loi de mesures de guerre ciblera en 1970.

http://www.delitfrancais.com/2013/02/19 ... ps-erable/

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » lun. 31 oct. 2016, 20:56

En complément :

L'Imaginaire national du Canada anglais

1.

La première raison pouvant rendre compte de l'aversion que vouent un bon nombre de Canadiens à l'endroit du projet souverainiste québécois tient à la manière qu'ils ont de se représenter leur pays et la place accordée au Québec dans cette représentation. C'est qu'aux yeux des Canadiens, ce pays est d'abord et avant tout conçu comme un projet politique. Le Canada se présente essentiellement comme un work in progress [...]

Le Canada peut certes continuer à voir dans le Québec un partenaire avec qui construire ce pays, pour peu toutefois qu'il n'aspire pas à vouloir être autre chose qu'une "simple province comme les autres". Cette reconnaissance de la contribution notable du Québec au Canada ne saurait se traduire en un quelconque statut spécial pour cette province. [...] Cette reconnaissance du Canada anglais doit être lue comme une proclamation par laquelle le Canada entend bien continuer à demeurer maître de l'identité du Québec.

Aux yeux de nombreux Canadiens, faire l'indépendance, ce serait pour le Québec larguer le reste de ses partenaires et associés, abandonner ce projet en cours de route, déserter un chantier inachevé, alors qu'il y a pourtant encore tant à faire. Aussi, la résistance que manifestent bon nombre à l'endroit de l'idée de voir le Québec accéder au rang d'État est-elle en partie attribuable à cette représentation du Canada comme projet politique.

2.

L'un des principaux traits distinctifs de l'identité canadienne, notamment si on la compare, comme il est habituel de le faire, avec celle de son encombrant voisin états-unien, est précisément la présence en ce pays de locuteurs de langue française. Pour illustrer cela, citons un passage tiré du livre de 1997 de John Ralston Saul :

On ne le répétera jamais assez que le Québec, ou plus précisément le Canada francophone, se situe au coeur même de la mythologie canadienne. Je ne veux pas dire qu'il en constitue à lui seul le coeur, qui est après tout un lieu complexe. Mais il se situe au coeur et aucune prouesse chirurgicale ne saurait sauver cette mythologie si le Québec venait à se séparer. La séparation représente donc une menace de mort pour l'image qu'a le Canada anglais de lui-même, de sa fierté, de son rôle en tant que partie prenante de la nation, de la nature des relations entre citoyens.

Cette représentation du Canada rejoint également la manière dont le conseiller politique français Jacques Attali a décrit ce pays lors de son passage à l'été 2006, lorsqu'il déclara, non sans causer un scandale dans la classe politique canadienne qui a tendance à manifester une susceptibilité extrême lorsqu'il s'agit du juger de la spécificité de la culture canadienne à l'aune de la culture états-unienne :
  • Je ne veux pas me mêler de politique intérieure canadienne, mais il me semble que la seule chose qui distingue le Canada des États-Unis est le Québec. (Jacques Attali)
Aussi, pour bon nombre de Canadiens, est-il inconcevable d'Imaginer le Canada sans le fait français, sans le Québec, en dépit pourtant du peu de place réelle que les Canadiens sont prêts à consentir à cette langue et à ses locuteurs. Est-il utile de rappeler la place anémique occupée par le français à l'occasion des cérémonies d'ouverture et de fermeture des dernières olympiades d'hiver? Au surplus, il faut souligner que cette [maigre] ouverture s'accompagne le plus souvent d'une incapacité généralisée chez la majorité canadienne-anglaise à concevoir que la langue française puisse être autre chose qu'un simple moyen de communication. Les Canadiens sont en général incapables d'Imaginer que derrière cette langue puisse se cacher quelque chose comme le "génie d'un peuple", de comprendre que la langue française en Amérique est l'expression d'un peuple, qu'elle est l'affirmation d'une culture distincte qui ne saurait en rien se réduire à rien de plus qu'une simple variation sur le thème Canadian.

Dans cette perspective, il n'est pas étonnant de voir que l'idée de la sécession du Québec ne trouve pas beaucoup de sympatisants par delà la rivière des Outaouais et les Appalaches.

3.

Troisièmement, de manière encore plus marquée me semble-t-il, au sein de la classe politique canadienne, le Canada n'est pas simplement conçu comme un projet ou comme un work in progress, mais aussi, sans modestie, comme un modèle pour le reste du monde. Non seulement le Canada incarne-t-il une expérience singulière dans l'histoire de l'humanité, aiment à penser les Canadiens, mais il représente en plus selon eux une réussite sur le plan éthique, dans la mesure où il incarne une norme morale, à l'aune de laquelle tous les pays du monde devraient se mesurer et dont le Canada précisément se voudrait la réalisation concrète la plus aboutie. Ce pays incarnerait la voie à suivre pour tous les autres pays de la planète.

L'illustration la plus claire de cette conception du Canada comme norme morale est à trouver dans ce qui tient lieu d'idéologie officielle dans ce pays, le "multiculturalisme canadien". Pour nombre de Canadiens, ce modèle sociétal est souvent présenté comme l'horizon indépassable de l'ouverture à l'autre ou la perfection en matière de tolérance et de gestion de la diversité ethnique et culturelle. Or quiconque soumet sa pensée au registre d'une pensée morale, c'est à dire d'une pensée dualiste reposant sur des catégories telles que le bien et le mal, ne peut éviter une certaine forme de manichéisme. Ainsi, toute critique ou réserve à l'endroit de ce modèle et, par suite, toute réticence à embrasser le Canada comme l'incarnation parfaite des valeurs promues par ce modèle ne peuvent être que le signe d'une immanquable intolérance, une marque de repli sur soi, une preuve de fermeture d'esprit, voire plus grave encore, une forme de xénophobie mal assumée.

Cette impression est telle que, dans cette optique, tout projet qui aurait pour conséquence de venir briser ce modèle s'avérerait être comme un "crime contre l'humanité", pour reprendre le jugement porté par Trudeau en 1977 à l'égard du projet souverainiste québécois à l'occasion d'un célèbre discours prononcé devant le Congrès des États-Unis.

[...]

Les Canadiens sont nombreux à penser que les Québécois et surtout les souverainistes, présentent des dispositions naturelles au racisme et à l'intolérance. Puisque les Québécois sont plus réticents à accepter qu'un élève se rende à l'école en portant sur lui un kirpan, qu'ils s'opposent généralement davantage à ce qu'un représentant de l'État porte un signe religieux qui masque son visage et, d'une manière générale, qu'ils acceptent plus facilement qu'il soit parfois nécessaire de restreindre les droits de certains individus au nom de valeurs fondamentales dont l'État a pour devoir de chercher à protéger.

Les Canadiens se plaisent à voir dans les Québécois des gens moins ouverts sur la diversité, moins tolérants, plus repliés sur eux-mêmes. Sans aller jusqu'à affirmer que tous les Québécois sont racistes - même si certains commentateurs de la blogosphère se permettent à l'occasion de l'affirmer - aux yeux des Canadiens, le projet souverainiste et les valeurs qui le portent sont perçus par une majorité comme étant en contradiction avec les valeurs dont le multiculturalisme se veut l'expression. Le rejet du souverainisme québécois de la part du Canada s'explique en partie par la supériorité morale qu'incarnerait ce pays, un idéal que le projet souverainiste se propose de faire éclater.

Source : Danic Parenteau, L'Action nationale, [?]

Stephen Harper au moment de la campagne électorale de 2006 : "La réalité c'est que les Québécois ont fondé le Canada." Discours tenu à Jonquière le 18 décembre 2006

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » dim. 11 déc. 2016, 9:29

"Si vous croyez que le Canada est un pays démocratique où règne la liberté d'expression, rappelez-vous la loi des mesures de guerre."

- Margaret Atwood



Poète, romancière, essayiste, Margaret Atwood, née à Ottawa en 1938, est l'une des écrivaines canadiennes-anglaises les plus connues et les plus célébrées. Elle séjournait en Angleterre quand elle apprit ce qui se passait dans son pays. En guise de solidarité et de protestation, elle alla s'inscrire à Amnesty International à Londres. Puis, dans les mois suivants, elle composa le proème que nous repoduisons ici et que publia le Saturday Night dans son numéro de mars 1971. Elle le coiffa du titre Untitled, comme si l'absence de mots disait, mieux que tout, le silence imposé par la force.

Près de 40 ans plus tard, en avril 2009, Margaret Atwood, participant à l'émission-débat de Radio-Canada Tout le monde en parle, entendit l'animateur faire porter la conversation sur les événements de 1970.

Elle prit la parole : "J'étais en Angleterre à l'époque [...] J'ai été scandalisé d'apprendre qu'on arrêtait des gens sans mandat et qu'on pouvait les laisser en prison sans la moindre explication. J'en ai conclu que nos droits démocratiques sont d'une extrême fragilité". Puis elle ajouta : "A chaque crise, le pouvoir cherche à nous enlever nos droits pour ainsi se donner les moyens d'agir comme il le veut. Il faut toujours être vigilants, surtout en temps de crise".

  • Sans titre

    Pas un mot de nos jours
    de la part des gens au pouvoir

    Pourquoi parler quand on a la carrure
    ou qu'on a une voûte

    Pourquoi parler quand on a la force du nombre

    Les poings prennent de multiples formes;
    un poing sait ce qu'il peut faire

    sans s'encombrer de paroles :
    il empoigne et cogne

    La langue, le poing
    le proclame en serrant,
    est l'apanage des faibles
Quelques mois après la parution de ce poême de Margaret Atwood à l'automne 1971, parut à New York un roman inspiré de la crise des otages et de l'action du FLQ, The Revolution Scipt, de l'écrivain Brian Moore, un Irlandais d'origine, qui vécut à Montréal dans les années 1950, et qui vint expressément de Los Angeles, où il vivait alors, pour se documenter sur le sujet. Brian Moore, The Revolution Script, New York, Chicago, et San Francisco, Holt, Rhinehart and Winston, 1971.

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » dim. 11 déc. 2016, 9:29

Gaston Miron

Il est 4h 30 du matin, le 16 octobre 1970. La loi des mesures de guerre est en vigueur depuis trente minutes et la police est venue arrêter le poète et éditeur Gaston Miron.

"Avant que j'aie pu me lever, ils pointaient leurs fusils sur moi", raconte Miron lors d'une entrevue qu'il a accordée à John Cruickshank, journaliste à la Gazette, à l'occasion du dixième anniversaire des mesures de guerre.

« Ils ont crié que j'étais en état d'arrestation et que je devais être tenu au secret. Ils ont fermé la porte de la chambre pour m'empêcher de parler à ma mère et à ma fille ». Cette nuit-là, la police fit une rafle d'environ 250 Québécois et 215 autres au cours des semaines suivantes. Certains seront détenus pendant quatre à six mois en tant que membres présumés du FLQ.

Vêtu de ses sous-vêtements, Miron est tiré du lit et interrogé pendant trois heures […] pendant que d'autres agents fouillent sa maison.

« Pendant l'interrogatoire, j'entendais ma mère et ma fille pleurer dans la chambre, raconte Miron. Ma mère se trouvait chez nous parce qu'elle était très malade et devait aller à l'hôpital ce matin-là. »

Apprenant que la loi des mesures de guerre a été déclarée, Miron demande si le Canada est en guerre contre les États-Unis. « Ils m'ont dit de me taire et que je n'avais plus aucun droit », raconte le poète.

Miron pense à une conversation qu'il eue avec un fervent fédéraliste québécois à Paris, quinze ans plus tôt.

Cet homme m'a dit que je saurais que le séparatisme est arrivé quand des policiers se présenteraient à ma porte au milieu de la nuit et s'introduiraient dans ma maison sans mandat de perquisition et me jetteraient en prison sans chef d'inculpation.

« Tandis que les policiers m'amenaient en prison, j'ai pensé que nous les Québécois étions peut-être enfin libres. »

Le fédéraliste en question était Pierre Elliott Trudeau, le chef du gouvernement fédéral responsable de la mise en application de la loi des mesures de guerre.

Pendant les douze jours suivant, Miron sera connu comme 11-CD-26, un détenu soupconné d'avoir appuyé le Front de libération du Québec. « Nous n'étions pas gardés en prison; nous étions internés dans un camp de concentration temporaire », dit Miron. « Nous n'étions pas des prisonniers, puisque les prisonniers ont des droits et des obligations. Nous n'avions rien, pas même nos noms, parce qu'ils n'utilisaient jamais nos noms. Ils nous ont détenu en isolement, nous dépouillant légalement de nos qualités humaines fondamentales. Sans droit, vous vous trouvez dans un No man's land. Il se peut qu'il ne se produise rien, mais n'importe quoi peut se produire. »

Ce n'est qu'au bout de neuf jours qu'on lui permet de prendre une douche, après son transfert dans un centre de détention en compagnie de vingt-six autres détenus.

Durant les interrogatoires, il est frappé par trois faits : la police a un dossier sur lui qui remonte à près de dix ans; elle semble détenir de l'information sur ses conversations et les interrogateurs sont plus intéressés à l'information sur le Parti Québécois qu'à celle sur le FLQ.

Les gardiens et les interrogateurs disent à Miron qu'il pourrait être détenu jusqu'à un an sans être inculpé d'un crime ou avoir droit à un avocat.

« Mais ça a été une période instructive. Ayant été témoin du pouvoir brut, j'ai appris la véritable signification de la liberté et du pouvoir, dit-il. Un jour, j'étais un être humain avec des droits et des obligations. En quelques heures, j'étais devenu un numéro déshumanisé sans droits. Faire cela à un homme représente vraiment l'exercice du pouvoir. »

« Peut-on dire qu'un pays est démocratique s'il est possible que cette situation se répète? », demande-t-il.

Arrêter une seule personne connue, et le faire de façon dramatique, c'est tout un milieu qui, du coup, se trouve atteint dans sa confiance et dans sa sûreté. Comme l'avait compris Ramsay Cook dans sa thèse de maîtrise […]

S'attaquer à eux, comme ils l'ont fait, c'était mettre en joue tout le milieu des artistes et des créateurs, lesquels encaissèrent très mal le coup, comme en témoigna l'un d'eux : "Il m'est difficile, écrit Roch Carrier, d'écrire en ce moment où le Québec est occupé par l'armée. Comment mon imagination et ma mémoire seraient-elles libres quand tant de gens se trouvent en prison? »
Il fait vingt ans que Gaston Miron est mort, comme le rappelle Jean François Nadeau dans sa chronique d'aujourd'hui.

http://www.ledevoir.com/societe/actuali ... itterature

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » lun. 12 déc. 2016, 20:37

La haine des Québécois était palpable
Jack Granatstein

Certains ont remarqué le goût d'en finir avec le Québec qui flottait alors sur le Canada. Ainsi Granatstein : « Trudeau était celui qui allait enfin remettre le Québec bien à sa place ». D'autres ont été frappés par l'atmosphère d'hystérie collective qui régna alors. « La population était hystérique, et la presse servile », écrivit Fulford.

Peter Reilly était correspondant parlementaire à Ottawa. Ce qui le frappa, c'était moins la haine du FLQ et de sa violence que la très forte animosité envers le Québec lui-même. « Pour ce qui est du Québec, les gens étaient très agressifs, hawkish on Quebec », écrit-il dans le numéro de décembre du Saturday Night. Ce sentiment fut très bien exprimé par un député du Parti libéral : « Les rednecks et autres fiers-¸a-bras de la politique ont voté pour Trudeau parce qu'ils croyaient qu'il réglerait leur compte aux frogs. Et voici qu'il a l'air de le faire. Alors, bien entendu, ils sont d'accord avec lui. J'ai l'impression qu'il donnerait l'ordre de descendre un Québécois sur deux, que cela ne les dérangerait pas beaucoup ». (Ottawa Report « The Day the Uglies took Over Politics », décembre 1970)

Jack Granatstein était professeur d'histoire à l'Université York de Toronto. En octobre 1970, au plus fort de la crise, il fut invité à prendre la parole devant une foule de quelques milliers d'étudiants et de professeurs rassemblés en un « Rally for Canada », auxquels il exposa les raisons de son opposition aux mesures de guerre.

La réaction de haine et de fureur qu'il provoqua alors resta à jamais marquée dans sa mémoire. Trente ans plus tard, il se rappelait encore vivement cette « haine viscérale, cet état d'esprit vengeur, cette réaction anti-Québec » et, par-dessus tout, la peur extrême qu'il ressentit devant ce qui, de toute évidence, était une horde déchainée. « Ce jour-là, j'ai eu la peur de ma vie ». On le voit, dans des circonstances semblables à celles d'Octobre, la « peur du flic » est décuplée par la peur que l'on ressent en voyant une foule applaudir les flics – et leurs patrons.

Il raconte :

La nuit précédente, un de mes collègues, un jeune historien qui venait juste d'arriver de Harvard et qui ne comprenait rien à ce qui se passait, m'avait appelé pour me demander de prendre la parole au ralliement. « Mais je n'appuie ni le gouvernement ni ses mesures », ai-je dit. « Ça ne fait rien, a-t-il répondu, de façon très américaine, venez et parlez pour le Canada. »

C'est donc ce que j'ai fait. Il y avait d'autres orateurs, dont les historiens Ramsay Cook et John Saywell, mais, de mémoire, j'étais le seul à m'opposer franchement aux mesures du gouvernement. Je ne me rappelle pas les mots exacts que j'ai prononcés, mais j'ai avancé que l'imposition de la loi des mesures de guerre était une attaque directe contre les libertés civiles de tous les Canadiens, que c'était utiliser un maillet pour écraser une puce, et que sous ce régime, non seulement les terroristes, mais aussi les activistes, les hippies, les insoumis du Vietnam et les agitateurs pouvaient être arrêtés n'importe où au Canada.

Avant ce jour, je n'avais jamais eu peur des foules, je n'avais jamais craint qu'on me mette en pièces, mais ce jour-là j'étais terrifié. J'ai été très heureux de quitter cette scène et de me réfugier dans mon bureau avant d'être agressé et passé à tabac.

Le lendemain, le même état d'esprit vengeur régnait dans ma classe.

J'ai demandé aux cent étudiants qui étaient inscrits à mon cours s'ils appuyaient la politique gouvernementale. Tous, à l'exception d'un seul, ont levé la main, un résultat qui reflétait les sondages nationaux d'opinion publique. Selon un sondage du Canadian Institute of Public Opinion mené le 17 octobre, 88% des Canadiens étaient d'avis que les mesures du gouvernement n'étaient pas assez sévères […]

Aujourd'hui, vingt-cinq ans plus tard, presque personne ne semble se souvenir du fait que l'opinion publique canadienne appuyait solidement Trudeau et la loi des mesures de guerre en octobre 1970. Récemment, j'ai raconté à une jeune journaliste francophone l'histoire du ralliement de York, qui l'a laissée perplexe. Vous voulez dire que les étudiants se sont opposés à vous parce que vous appuyiez Trudeau, a-t-elle demandé? Elle a eu de la difficulté à croire que c'était le contraire.

Source : Andrew Cohen et Jack Granatstein, Trudeau's Shadow, The Life and Legacy of Pierre Elliott Trudeau, Random House, 1999

Cinci
Tribunus plebis
Tribunus plebis
Messages : 11765
Inscription : lun. 06 juil. 2009, 21:35
Conviction : catholique perplexe

Re: Trudeau et ses mesures de guerre

Message non lu par Cinci » lun. 12 déc. 2016, 21:00

  • La folie n'a pas épargné le Canada anglais
    John Conway

    Certains Canadiens anglais, dont John Robarts, alors premier ministre de l'Ontario, s'en sont étonnés à l'époque, mais c'est bien à l'ensemble du Canada et non seulement au Québec que s'appliquèrent les mesures de guerre. Comment eût-il pu en être autrement, sauf en créant un étrange paradoxe, puisqu'il s'agissait d'un combat mené au nom de l'unité nationale?

    Si bien que ce n'est pas seulement au Québec, mais aussi au Canada anglais que ces mesures firent du dégât. Personne n'en connaît l'ampleur exacte, aucune enquête sérieuse n'ayant jamais été faite, mais on en trouve des bribes ici et là.

    Hugh Segal se rappelle de certains épisodes qui se déroulèrent sur le campus de son Alma mater à Ottawa. Pour notre part, nous avons relevé, dans le Varsity, le cas d'un citoyen américain, un insoumis (draft dodger) replié à Toronto, qui fut arrêté et menacé d'extradition dans son pays.

    En 1992, John Conway publia un livre consacré aux relations historiques du Québec et du Canada anglais, qu'il intitula Debts to Pay, English Canada and Quebec From the Conquest to Charlottetown, dans lequel il relate au long l'épisode des mesures de guerre.


    Conway raconte :

    Le Canada n'échappa pas à ce climat de peur et d'hystérie. Le Conseil des ministres de la Colombie-Britannique adopta un décret ministériel exigeant le renvoi immédiat des enseignants qui, de l'avis de la police, préconisaient les idées du FLQ. Sept membres d'un groupe étudiant, le Vancouver Liberation Front furent arrêtés sans accusation et détenus durant toute une fin de semaine par la police de cette ville.

    A Vancouver, encore, le maire menaça de recourir à la loi des mesures de guerre pour vider la municipalité de ses hippies et de ses itinérants. Moins d'une heure après la proclamation de la loi, une perquisition fut effectuée au domicile d'un étudiant de l'Université Carleton; la police n'y découvrit rien mais l'étudiant fut conduit en prison et maintenu incommunicado durant six jours. Un étudiant de l'Université d'Ottawa fut arrêté et détenu durant quatre jours, tout simplement parce qu'il portait le nom d'un felquiste connu, Bernard Lortie. Les rédacteurs en chef de plusieurs journaux universitaires canadiens reçurent la visite de policiers qui les menacèrent parce qu'ils avaient exprimé l'intention de publié le manifeste du FLQ.

    Le chef de police de Regina fit part de son intention de se servir des pouvoirs de la loi pour se débarrasser de ce qu'il qualifiait d'éléments indésirables – il entretenait une antipathie notoire envers les hippies, les activistes étudiants et, à vrai dire, tous les jeunes aux cheveux longs. A Maple Creek, en Saskatchewan, on emprisonna durant trois jours un homme arrêté pour avoir conduit sans permis et négligé d'acquitté une contravention datant de 1967.

    A tout cela s'ajoutait, dans les médias, la pratique d'une autocensure plus rigoureuse que ne l'eût espéré un censeur nommé par le gouvernement.

    A Toronto, la station de télévision locale interrompit brutalement la diffusion d'une entrevue déjà enregistrée, lorsqu'on se rendit compte que l'invité était un leader syndical québécois emprisonné depuis les premières heures de l'application des mesures de guerre. La radio de Radio-Canada annula la diffusion d'un numéro satirique de Max Ferguson, qui se moquait des mesures de guerre en présentant un Trudeau arrêté par erreur et tenu incommunicado. La société Radio-Canada ordonna à tous les producteurs et directeurs de programmation de prendre le parti du gouvernement durant la crise.

    Les censeurs du gouvernement de l'Alberta interdirent le visionnement public de Red, un film de Gilles Carle qui racontait les aventures d'un métis à Montréal. On annula la diffusion d'un reportage sur Lénine. Le maire de Montréal ordonna à la censure québécoise de retirer le film Quiet Days in Clichy de l'affiche de deux cinémas montréalais, sans quoi ces cinémas feraient l'objet d'une descente policière, les spectateurs seraient tous arrêtés,et les censeurs aussi. Presque tous les journalistes et les commentateurs qui travaillèrent à cette époque au Québec et au Canada pourraient raconter des dizaines d'anecdotes semblables.

Répondre

Qui est en ligne ?

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 32 invités