En fouillant dans le grenier, voici que je tombe sur de vieux textes d'intellectuels des années 1960 et 1970. Des nationalistes du Canada-français analysant leur société de l'époque. Faut voir le contenu ... Les textes auraient pu être écrit la semaine dernière.
- Une perversion de la démocratie
Il y a ce qu'il faut bien appeler une crise de la démocratie occidentale. Comment la décrire en peu de mots? Le régime est relativement stable et cependant la société est agitée.
C'est que le pouvoir gouverne carrément contre la fraction la plus consciente et à la fois la plus démocratique, au sens fort de ce mot. Il gouverne, en somme, contre une large minorité démocratiquement active porteuse des revendications populaires; il refuse de l'écouter et finalement la réprime. Cela fait une curieuse situation, qu'il faut tenter de commenter, car elle est assez particulière et peut-être est-elle plus spécialement caractéristique de notre temps.
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Or, dans nos sociétés, le pouvoir nie qu'une minorité active même considérable ( ici, indépendantiste, syndicale ou appartenant à d'autres mouvements populaires militants) représente légitimement quelque chose, et il condamne ses intuitions, sa volonté, ses doctrines.
Il y a une raison pour que le pouvoir refuse la ligne générale d'une grande minorité active parlant au nom du peuple. Cette raison est simple : c'est que ce pouvoir est lui-même gouverné par un super-pouvoir, caché et non-démocratique. Un tel gouvernement n'est plus un gouvernement démocratique militant. A proprement parler, c'est un gouvernement aliéné.
La démocratie occidentale, aux États-Unis, a inventé l'expression de "majorité silencieuse". Il le fallait pour justifier le fait, très grave, qu'elle refusait de tenir compte de la minorité active, chose qui serait contre-nature dans une démocratie véritable, laquelle, en effet, ne peut être qu'une démocratie militante.
Il y a crise parce que le pouvoir, en rupture de ban avec la démocratie en marche, n'a plus que deux recours : manipuler la majorité silencieuse par les immenses moyens dont lui et ses alliés disposent et, d'autre part, exercer une répression sur la grande minorité active, qui ne cesse pour autant de s'agiter. Ce n'est pas encore la dictature, mais c'est une terrible perversion de la démocratie. C'est le cas de Québec, d'Ottawa, et celui de Washington.
Il n'y a pas de démocratie véritable lorsque le pouvoir devient hostile à une large minorité démocratique militante. Tout ce qu'on pourra dire sur la majorité des votes, des sièges ou des silences pour bien dissimuler ce principe-là, c'est de la bouillie pour les chats, une bouillie d'ailleurs très en faveur dans les milieux officiels, qui savent très bien compter les têtes de pipes mais dont les idées sur la démocratie sont arrêtées quelque part, le long du temps, vers la fin du XVIIIe siècle.
- Pierre Vadeboncoeur, juillet 1972
Pour parler sans ambages, disons tout de suite que le syndicalisme et le capitalisme aux États-Unis se retrouvent pour ainsi dire comme larrons en foire. L'un et l'autre cèdent volontiers à l'esprit de croisade que propagent par tous les moyens les grands pontifes de l'ordre établi. Les deux donnent aveuglément dans la manie aussi verbeuse que stérile de l'anticommunisme ambiant, et font front commun avec le pouvoir, non pour défendre la classe ouvrière, mais pour défendre le système capitaliste - un système désormais rejeté par les deux tiers des habitants du globe.
- Jean Pellerin, Cité libre, mai-juin 1965
Le gendarme américain a peur que se détraque le système qui lui assure la richesse et l'hégémonie, et il a parfaitement raison d'avoir peur, car il va se détraquer le système, comme s'est détraquer le système des Romains, de la Chrétienté d'Europe et des empires catholiques et protestants. Visiblement, l'Occident demeure dans la ligne de son destin. Il continue à faire couler beaucoup de sang, pour que survivent des religions auxquelles il ne croit plus, mais qui lui apportent puissance et bonne conscience.
- Jean Pellerin, Cité libre, mars 1966
Le portrait du décomposé
Albert Memmi a dessiné le portrait du colonisé, mais il y en aurait un autre à faire, incomparablement plus désolant; celui d'un peuple vaincu, ayant voulu renaître mais vraiment défait une nouvelle fois, non tout à fait par la force brutale, mais par l'histoire, par la déculturation, par la démographie, par sa propre faiblesse ou corruption, par l'impérialisme économique, par la subtile politique anglo-saxonne de composition apparente et de domination certaine, et par la revanche de tous ceux qui, l'entourant ou vivant chez lui, prendraient enfin sur lui un pouvoir définitif, lui le faible, lui, pourtant l'ennemi, mais désormais entièrement dépossédé, s'abandonnant fini, méprisé, mais néanmoins encore combattu, encore éliminé quotidiennement, peuple-épave, peuple-vestige, aztèque, impuissant contre quiconque mais tout de même jugé l'ennemi de tous, dernier de l'échelle sociale, historiquement dérisoire, l'exploité par excellence, repoussoir de la force et de la richesse triomphante, le sans-allié, lui qui avait pu prétendre à la possession d'un pays et d'une loi, mais qui ne serait plus rien dans son propre et immense territoire que le supplanté de tous les autres, par la grâce de cette rigueur et de cette justice innommable de la domination , qui ne fait rien à moitié.
Il y a des peuples comme celui-là, ou lui ressemblant d'une manière ou d'une autre. Il y a les Noirs des États-Unis. Il y a les populations frontalières de couleur. Il y a les Acadiens. Il y a les diverses minorités misérables mais encore cohérentes ou marquée du signe indélébile de leur origine. Il y a les frogs de partout et les canucks de Kérouac. Il y a aussi les indiens bien sûr.
Mais ce portrait n'est pas encore fait, ou, en tout cas, il n'est pas aussi célèbre et aussi bien buriné que celui du colonisé. Il faut pourtant savoir ce qu'il advient d'une force qui tombe et qui, après la défaite, n'est pas de celles qui, comme les pays souverains ayant guerroyé, continuent malgré l'échec de subsister par la puissance du nombre, du gouvernement autonome et des frontières. Il faut connaître les lois de ce destin de la dissolution politique, psychologique, culturelle et probablement économique et sociale aussi, et ce que peut signifier que d'appartenir à une race irréversiblement prolétarisée.
Il y a une autre face au portrait du colonisé que celle de sa déchéance, car il y a celle de son redressement, de sa lutte, de la restauration de son intégrité, et finalement du rétablissement de sa souveraineté. Mais il n'y a pas d'autre face au portrait d'une nation investie et intimement décomposée, changée en minorité veule et sans force, et de la sorte emportée inexorablement par l'histoire dans son destin d'inférieure.
- Pierre Vadeboncoeur, mars 1976
Il est vrai que Goldwater [le sénateur américain] affirme, en même temps, qu'il est "pour" quelque chose. Il est pour l'entreprise privée (des gros), pour l'initiative privée (des gros également), pour les magnats de l'acier et les grands du pétrole au Texas, pour les "War Mongers" des trois armes (auxquels il promet de laisser toute latitude en cas de crise grave), pour l'affaiblissement du gouvernement central (en matière de planification économique et, surtout, d'application des droits civils), pour la suppression de Castro (et de tous les empêcheurs-de-tourner-en- rond en Amérique latine), pour la guerre totale au Vietnam (et, par extension, en Chine), pour la suppression de tout commerce et de tout entente commerciale avec la Russie et les pays satellites.
- Jean Pellerin, Cité libre, août-septembre 1964