Réflexions sur le libéralisme

« Par moi les rois règnent, et les souverains décrètent la justice ! » (Pr 8.15)
Cinci
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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » mer. 25 sept. 2013, 2:51

Pour fin de référence interne ...

Cf le moine-soldat et croisé du libéralisme qui prend sa retraite (message du 19 août 2013)

Plus qu'aucun autre penseur, Thomas Malthus a contribué à cette vision fataliste de l'humanité. Si la conscience collective européenne, à l'aube de la modernité est restée sourde et aveugle au scandale de la mort par la faim de millions d'êtres humains, si elle a même cru deviner dans ce massacre quotidien une judicieuse forme de régulation démographique, c'est en grande partie à lui que nous le devons - et à sa grande idée de «sélection naturelle».

[...]


viewtopic.php?f=94&t=26748&p=264587&hil ... us#p264587


ou encore


Un message du 24 avril 2012 - Retour sur la crise annoncée

«AUX SOURCES MORALES DE L'AUSTÉRITÉ
Les vertus supposées de la mortification

par Mona Chollet


Rigueur, austérité, efforts, sacrifices, discipline, règle stricte, mesures douloureuses... à force d'assiéger nos oreilles de ses fortes connotations moralisatrices, le vocabulaire de la crise fini par intriguer. En janvier dernier, à la veille du forum économique de Davos, son président. M. Klaus Schwab, parlait carrément de péché :«Nous payons les péchés de ces dix dernières années», diagnostiquait-il, avant de se demander «si les pays qui ont péché, en particulier ceux du Sud, ont la volonté politique d'entreprendre les réformes nécéssaires». Dans Le Point, sous la plume de Franz-Olivier Giesbert, le décompte de nos bacchanales débridées est plus large :«l'éditorialiste déplore trente ans de bêtises, de folies et d'imprévoyance, où l'on a vécu au-dessus de nos moyens».


viewtopic.php?f=30&t=21421&p=216474&hil ... A9#p216474

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » mer. 25 sept. 2013, 4:07

Après ...

Je me demande si parler de libéralisme, sans plus de précision, ne représenterait pas une erreur jusqu'à un certain point, comme une sorte d'imprécision qui braquerait inutilement bien des gens. Qui sait si le libéralisme dans tout cela ne serait pas plutôt un prétexte avancé chez quelques profiteurs, escrocs, hommes de pouvoir ou même jusqu'à des esprits criminels carrément ? Je me demande si nos «néo-cons» visés en arrière-plan ne représenteraient pas (on ne parle pas du petit épicier ici) comme un groupe de dominateurs ou de parasites qui se cacheraient «dans la lumière», comme dirait l'autre, en se roulant dans les beaux principes «éprouvés» (cf «... vie de mollesse; nous avons péché; dégraissons pour être plus apte au combat, la compétition, la survie, etc.») auprès d'une bonne frange de l'opinion.

Là-dessus, je me serai souvenu d'un autre ouvrage que j'ai lu il y a longtemps. Et alors j'essayais de me tâter un peu, hier, à savoir si dans ce dernier ne pourrait pas se trouver des pistes intéressantes. C'est un ouvrage de l'essayiste canadien John Saul, Les bâtards de Voltaire. Il y aurait peut-être des éléments là-dedans pour aider à mieux circonscrire l'objet.

Parce que ...

Nous serions tombé d'accord, au départ, pour souligner que le libéralisme pouvait contenir bien des choses, des pensées disparates, et même que le libéralisme pouvait ne pas toujours rimer avec la démocratie, tout contrairement à ce qui est cru la plupart du temps; ce qui n'est pas assez dit Il y a bien cet aspect de danger - de déstabilisation antidémocratique - contenu dans le libéralisme également. Et puis c'est ce qui me préoccupe. J'aimerais bien trouver un fil d'Ariane assez utile pour relier synthétiquement ce qui nous arrive collectivement aujourd'hui, mais avec ce qui se sera produit hier ou avant-hier. Un John Saul abordait le problème par un autre bout de la lorgnette et aurait bien abouti à des observations connexes. On comprendrait mieux avec un extrait ou deux bien entendu. Il faudra donc que je fasse ça.

Pensons à des «fanatiques du marché» en attendant, comme des extrémistes, des intégristes, puristes de la logique du marché.

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » jeu. 26 sept. 2013, 5:45

Donc pour vous mettre en condition un peu par rapport à l'auteur ...

John Ralston Saul fera valoir comment le véritable pouvoir, au fond, dans nos sociétés occidentales modernes, tend de plus en plus à être géré, exercé, contrôlé et manipulé par une catégorie de spécialistes, maîtres du langage, des concepts et des «faits». Ces spécialistes de la raison sont au service du pouvoir (peu importe lequel : pape, roi, république, oligarchie des affaires, etc). Il fera remarquer en passant comment ces élites ou ces spécialistes ne font pas confiance au peuple. La raison est alors mis au service d'un système ou d'une structure, en partant comme d'un langage autoréférentiel ou autojustificateur, ne pouvant pas non plus tellement tenir compte de la critique ou de l'opposition. En clair, la démocratie se trouve mise à mal dans tout cela. Et la démocratie se trouvera mise à mal indépendemment des qualités personnelles (noble ambition, dessein louable recherché, scrupules, morale personnelle) des conseillers impliqués.

Sa réflexion peut être intéressante si on la transposait à nos spécialistes d'aujourd'hui, économistes patentés de l'école de Chicago, courtisans au service du pouvoir des banques, manipulateurs d'un soi-disant libéralisme, avec en face d'eux des politiciens malléables, incompétents dans le domaine financier, des ministres qui seraient bien impuissants à pouvoir rivaliser de rhétorique avec des génies rompus à l'exercice du maniement des jargons d'experts, de chiffres et tout. Les ministres passent, hauts fonctionnaires et experts demeurent. Il s'agit d'un pouvoir prétendant se fonder sur la raison et ne laissant pas de place à une réelle alternative. On pourrait songer aussi à nos experts de Bruxelles, de l'Union européenne.

On se souvient de quelle manière le pouvoir ne tient pas compte de l'opinion populaire, songeant par exemple au référendum sur le traité d'une constitution pour l'Europe. On se rappelle aussi le mépris extraordinnaire qui aura suinté d'en-haut vis à vis les Suisses, la fois où ces derniers - ces malapris - auront eu l'outrecuidance de vouloir dédire démocratiquement nos experts en matière de société.

Libéralisme ? jusqu'à quel point ? Saul dira également comment notre société en est une de grand conformisme par-dessus tout. Le soi-disant éclatement des libertés individuelles pouvant s'y révéler surtout un éclatement sans aucun lien avec le pouvoir réel des gens sur la société ou sur leur propre vie.

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » jeu. 26 sept. 2013, 5:52

Ce que l'auteur écrit :


En réalité, tout au long du XXième siècle, une profonde unité a cimenté l'Occident : la confusion superficielle que nous avons prise pour un vide n'est autre que le produit de l'amoralité propre à la raison. La conversion de la civilisation occidentale à une méthodologie dénuée de valeurs - humanistes, morales ou esthétiques - ne pouvait manquer de nous précipiter dans d'interminables combats sans fondement.

[...]

Dans un tel contexte, il ne semble guère nécéssaire d'approfondir les rivalités opposant les camps en présence. Ni le capitalisme ni le socialisme ne peuvent prétendre être des idéologies. Ce sont des méthodes de répartition de la propriété et des revenus. Pas autre chose. Le plus singulier dans ces méthodologies théoriquement pratiques et prétendument opposées, c'est que ni l'une ni l'autre n'a jamais vraiment existé, hormis sous une forme tout à fait expérimentale. Et encore : elles étaient invariablement mêlées l'une à l'autre. Leur vocabulaire mutuellement exclusifs comportent davantage de similitudes que des divergences. Pareilles à de jeunes soeurs, elles nous ont imposé leurs fraternelles rivalités. Ce sont en réalité des sous-espèces d'un groupe beaucoup plus vaste incluant christianisme, nazisme, communisme. Ceci parce que toutes ces formes prospèrent en cultivant le désir, à l'instar de l'islam; parmi les grands mythes du monde, seul le bouddhisme se fonde sur la modération du désir chez les individus.

[...]

Marx eut la chance de naître quatre-vingt ans avant Walt Disney. Ce dernier proposa lui aussi un paradis pour enfants; mais à la différence du philosophe allemand, il tint sa promesse. Cette remarque vous paraît spécieuse ? Reconnaissez que les idéologies surgies après l'émergence de la raison n'ont pas apporté grand chose : une fois assises au pouvoir, elles ont entrepris des actions sans aucun rapport avec leur mythologie. Il n'y a jamais eu d'État communiste, rien que des dictatures, désuètes et inefficaces. D'aucuns font grand cas du lourd appareil bureauratique communiste parfaitement inoppérant. Mais qu'y a-t-il de foncièrement communiste là-dedans ? En quoi ce pesant système se distingue-t-il des douzaines d'autres bureaucraties tout aussi pesantes et inefficaces - les derniers Mandchous, les Ottomans ou les Byzantins ? L'absence de propriété privée est souvent considérée comme un apanage marxiste. Or la plupart des sociétés féodales se fondaient sur la même idée et la même structure; la seule différence était que le dépositaire du pouvoir avait changé de costume. Un roi représentant de Dieu et défenseur du bien public fut remplacé par un Soviet suprême, porte-parole du parti communiste, oeuvrant lui aussi dans l'intérêt général.

Si le marxisme était la réponse idéale à un besoin réel de la société occidentale, d'autres chimères auraient pu convenir tout aussi bien.

[...]

Au fond, les champions actuels de la libre entreprise et de la concurrence, les gestionnaires bureaucratiques bien protégés au sein d'entreprises cotées en bourse sont capables de neutraliser sans trop de difficultés les vrais propriétaires (les actionnaires) et les véritables responsables (les administrateurs). Quant au jeu de la concurrence, une démonstration classique de son fonctionnement nous a été donnée à l'occasion de la dérégulation des compagnies aériennes américaines dans les années quatre-vingt. On avait promis un plus grand nombre de lignes rivales desservant davantage de destinations à des tarifs plus abordables. En définitive, nous avons perdu sur les trois tableaux. Le libre jeu de la concurrence engendre au mieux des oligopoles, au pire des monopoles. Dans un cas comme dans l'autre, on aboutit à des prix fixes. Cette réalité est occultée dans certains esprits, à cause de la symbiose imaginaire que l'on opère entre capitalisme et démocratie.

La droite et la gauche, comme le fascisme et le communisme, n'ont jamais été autre chose que des dialectes marginaux aux extrêmes de la raison. Ce sont les réponses naïves auxquelles on pouvait s'attendre d'un foyer idéologique qui, en son fondement même, donne créance à des solutions absolues.

[...]

Depuis plus d'un demi-siècle, nous nous sommes aisément convaincus, non sans une certaine satisfaction, que le christianisme était mort : le psychiatre a remplacé le prêtre. Or cela est vrai seulement si l'on considère notre civilisation du point de vue de la chronique mondaine, pour qui seuls comptent des personnages et des détails. En réalité, nous vivons aujourd'hui en pleine théologie du pouvoir pur issu d'une structure et non d'une dynastie ou d'un combat. La sainte trinité est désormais constituée par l'organisation, la technologie et l'information. Le nouveau prêtre est un technocrate : un homme qui comprend l'organisation, fait usage de technologie et contrôle l'accès à une information qui est un recueil de «faits».

Le technocrate est devenu l'intermédiaire indispensable entre le peuple et la divinité. A l'instar du prêtre d'antan, il détient la clé du tabernacle [...] l'hostie représente le savoir, la compréhension, la communication, l'illusion d'un accès au pouvoir. [...] Jamais les membres de ce clergé n'auraient l'idée de se qualifier de technocrates alors que c'est précisément ce qu'ils sont. Qu'ils soient diplômés d'Harvard, de l'ENA, de la London Business School ou des centaines d'établissements similaires, ce sont des hommes de comité, des avaleurs de chiffres toujours détachés du contexte pratique, inévitablement péremptoires et manipulateurs. En réalité, ce sont des mécaniciens hautement qualifiés, formés pour faire marcher le moteur du gouvernementet et des affaires, mais totalement incapables, par formation ou par tempérament, de conduire la voiture. D'autant qu'ils n'auraient pas la moindre idée de la direction qu'il conviendrait de prendre si les événements les obligeaient, pour une raison ou une autre, à s'emparer du volant. Ce sont des fanatiques du pouvoir pur, coupés des questions de moralité qui justifiaient à l'origine la force de la raison.



(à suivre)

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » sam. 28 sept. 2013, 1:52

(suite)

L'auteur nous donnera alors des exemples d'hommes de la raison, d'hommes qui savent manier des structures, un système.


Robert McNamara est l'un des fleurons de cette technocratie. Lorsqu'il était secrétaire à la Défense, sous Kennedy et Johnson, puis en sa qualité de président de la Banque mondiale, il planifia la guerre du Vietnam tout en jouant un rôle central dans le déclenchement de la course aux armements nucléaires et dans le commerce des armes. Il intervint également dans l'édification de la structure financière qui est à l'origine de l'endettement catastrophique du tiers monde.

[...]

Au fil de toutes ces catastrophes, il se comporta comme l'homme de la raison, tout en restant fidèle à la nature abstraite du technocrate. De fait, il demeure déterminé à vouloir faire le bien et ne se rend pas compte apparemment des ravages qu'il a causés. Ce n'était pas du tout ce qu'il avait l'intention de faire ! Ce n'était pas non plus ce que les organigrammes et les manuels promettaient. [...] Robert McNamara est un symbole de la fin de l'Age de la Raison [...] Plus fascinant encore est la comparaison que nous pouvons faire entre lui et une autre figure clé situé à l'autre extrême de l'Age de la Raison, le cardinal de Richelieu. La jeunesse de Richelieu et la dégénerescence intellectuelle de McNamara font de ces deux hommes les véritables jalons de l'Age de la Raison - l'un au début, l'autre à la fin, unis néanmoins au sein de la grande famille rationnelle. Dans l'ensemble, très peu de choses ont changé.

Le XVIIe siècle fut au prise avec ce que les philosophes de l'époque qualifièrent de logique aveugle. En cette fin du XXe siècle, nous sommes la proie de la raison aveugle, une version plus complexe du même phénomène.

[...]

L'un des effets les plus pernicieux de notre manie du savoir-faire et des systèmes a sans doute été la restructuration des assemblées élues dans le dessein d'accroître leur efficacité. Cette mise en équation de la notion d'efficacité - un sous-produit de la raison au troisième degré - et du processus démocratique montre à quel point nous nous sommes écartés du bon sens. Les décisions efficaces ne sont-elles pas une caractéristique propre aux gouvernements autoritaires ? Napoléon était efficace. Hitler aussi. Une démocratie efficace ne peut être qu'une démocratie châtrée. La question qui se pose en fait est de savoir si cette approche rationnelle n'a pas justement enlevé è la démocratie sa plus grande force, à savoir son aptitude à agir d'une manière non conventionnelle.

La nature du pouvoir a totalement changé dans notre société.

On a assisté à un mariage entre l'État et les moyens de production, à une intégration des élites au sein d'une technocratie composée d'éléments interchangeables, et à une confusion de la propriété et de la gestion dans le cadre des entreprises. Ces nouvelles structures font qu'il est désormais presque impossible pour la loi de juger illégal ce qui ne s'accorde pas avec le bon sens.

Les réalités du capitalisme contemporain sont au centre de nos problèmes. Voici un terme - capitalisme - qui n'a plus grand chose à voir avec les anciens concepts par lesquels nous justifions encore le vocabulaire que nous utilisons quand nous parlons de propriété privée. Paradoxalement, le mot capitalisme, et encore toutes les notions qui s'y rattachent renvoient encore, semble-t-il, à la propriété des biens de production et à l'acquisition d'argent et de pouvoir grâce à une production réussie. Or la plupart des grandes entreprises occidentales sont sous le contrôle de gestionnaires et non de propriétaires - des gestionnaires interchangeables pratiquement avec des officiers d'état-major ou des fonctionnaires. [...]

Ceux que l'on appelait jadis les spéculateurs sont beaucoup plus importants dans la communauté des affaires et ils restent à l'écart de la technocratie. Ce sont les banquiers, les courtiers, les promoteurs et d'autres encore, qui se comportent comme si le capitalisme avait cessé de se définir comme la mainmise lente et maladroite sur les moyens de production pour passer à un niveau supérieur où l'argent ne serait plus fait que d'argent. Le XIXe siècle considérait ces hommes d'argent comme des parasites marginaux et irresponsables se nourissant de la chair du véritable capitalisme. Leurs relations avec le reste de la population s'apparentaient à celles qu'entretient aujourd'hui la Mafia. Et pourtant, nous les traitons de nos jours comme s'ils étaient les piliers de notre société, tant sur le plan social que sur le plan économique.

Quant aux professionnels de la gestion, leur apparition était censée débarrasser nos économies d'une part de l'égoïsme qui pesait sur elles. Contrairement aux vrais propriétaires, les managers étaient censés s'affranchir d'une cupidité effrénée. Or ces employés ont hérité de la mythologie du capitalisme sans avoir à endosser personnellement la responsabilité des risques encourus. Ils ont toute liberté d'appliquer la théorie du capitalisme comme s'il s'agissait d'une abstraction perfectible et non pas d'une réalité humaine.

[...]

Au cours des trente dernières années, ces restrictions ont été contrebalancées par une apparente explosion des libertés individuelles. Cette désintégration de l'ordre social - impératifs vestimentaires, tabous sexuels, expression verbale, structures familiales - représente théoriquement une grande victoire pour l'individu. En réalité, c'est probablement le reflet de cette frustration que l'homme éprouve lorsqu'il se trouve pris dans le carcan d'une spécialisation. Ces actes de libertés n'ont strictement rien à voir avec l'exercice du pouvoir. De sorte que, au lieu de prendre véritablement part à l'évolution de la société, l'individu se démène pour donner l'impression que personne n'a d'emprise sur son évolution personnelle. Les victoires remportées sur le terrain des libertés individuelles sont peut-être en réalité une défaite de l'individu.

On notera avec intérêt que jamais aussi peu de gens n'ont été disposés à s'exprimer sur les questions importantes. Leur peur est liée non à des menaces physiques mais à la crainte de se distinguer de leurs collègues experts, de mettre leur carrière en péril ou de s'engager sur la pente glissante de domaines qui ne sont pas le leur. Depuis les cours du XVIIIe siècle, régies par l'étiquette, jamais les débats publics n'ont été aussi sclérosés, prisonniers de formules toutes faites, énoncés par les mêmes élites expertes en rhétorique. Jadis les nobles outrepassaient leurs frustrations en se laissant aller à un sybaritisme que l'on pourrait qualifier d'égoïsme de cour. Il est difficile de faire la distinction entre cette frivolité courtisane et les libertés individuelles qui nous obsèdent tant de nos jours.


(A suivre)

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » sam. 28 sept. 2013, 3:01

Une petite pause ici avant de poursuivre avec l'extrait ... dans l'espoir d'alléger le tout en même temps ...

Donc ...

Si c'est pour tenter de comprendre un peu ce qu'il raconte, John Saul, et comme pour appliquer cette sorte de «saisie qui serait la sienne» au jeu politique d'aujourd'hui : nous pourrions peut-être voir nos «thuriféraires du marché» des années 1980, 1990, 2000; ces penseurs du mouvement derrière les politiciens «néo-conservateurs» en particulier, tels des rationnalistes évoluant dans des abstractions, coupés des réalités humaines et pour la plus grande gloire de leur système. Nous obtiendrions des sortes de gourous, qui peuvent parfois penser bien faire (oui, et même le vouloir), mais à la vérité c'est que nous aurions là non pas tellement des libéraux, des capitalistes et assimilés autant que nous serions en présence d'hommes de pouvoir et de système ... des hommes pour lesquels la catégorie de despotes éclairés conviendrait fichtrement mieux que celle de démocrates.

Tout ce ramdam qui aurait été fait ces trente dernières années avec cette histoire de libéralisme ou de néo-libéralisme serait finalement du flan, comme une escroquerie intellectuelle, un vrai mensonge de politicien.

Ce système dont nous serions partie prenante n'est ni communiste ni capitaliste, ni non plus libéral tel dans des représentations idéalisées du XIXe siècle. Ce serait plutôt comme une vaste structure de pouvoir s'appuyant sur la technocratie (la science, les chiffres, le contrôle de l'information, une sorte de raison de mercenaire). En tout cas, je croirais bien reconnaître un Pascal Lamy dans tout cela, un Lamy ou un DSK (sourire); un Richard Cheney aux États-Unis voire; un Rumsfeld, etc.

Ce serait peut-être une piste pour atteindre le sous-bassement de l'affaire, tout à la différence de nos sempiternelles disputes de la gauche et de la droite, lesquelles ne s'apparenteraient guère plus qu'à des agitations de surface vraiment superficielles, et non seulement superficielles mais comme ne permettant pas de comprendre ce qui se passe. Les anciennes étiquettes politiques seraient désormais comme du folklore qui amuse, cependant que la structure de pouvoir réunit ses animateurs en chef.

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » sam. 28 sept. 2013, 3:13

(suite)


Pour comprendre l'état dans lequel se trouve la raison, il suffit de comparer les systèmes byzantins d'aujourd'hui aux thèses limpides de Francis Bacon au début du XVIIe siècle ou à celle de Voltaire cent ans plus tard. Dans son Dictionnaire philosophique, il notait :


  • Il est évident à toute la terre qu'un bienfait est plus honnête qu'un outrage, que la douceur est préférable à l'emportement. Il s'agit donc que de nous servir de notre raison pour discerner les nuances de l'honnête et du déshonnête.


De tels propos nous ont incités à associer la raison avec la morale, avec le bon sens et, progressivement, avec la liberté individuelle que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de démocratie.

Comment se fait-il que ni Voltaire ni ses amis n'ont remarqué l'usage intensif de la raison qu'Ignace de Loyola pratiqua deux siècles plus tôt, lorsqu'il crée la Compagnie de Jésus et organisa tout seul la Contre-Réforme ? Loyola était ravi de découvrir un système qui servirait l'autorité du pape. Quant à Bacon, Lord chancellier d'Angleterre, ce n'était pas un démocrate et la moralité n'était pas son obsession. En revanche, il était moderne; c'était l'idéologie de la science moderne et, en tant que tel, il exerça l'influence la plus significative sur les Encyclopédistes. Voltaire et ses compagnons, même s'ils se fourvoyèrent en croyant que la moralité et le bon sens étaient les partenaires naturels de la raison, envisageaient ces trois éléments dans le contexte de l'autorité. Ils voulaient un monarque fort mais équitable
[despotisme éclairé]. Ils pensaient que la raison rendrait l'autorité équitable. Comment ont-ils pu commettre une erreur aussi grossière ?

[...]

L'ensemble de l'Occident est régi par des élites, élues ou non, qui n'ont pas confiance dans le public. Certes, elles coopèrent avec les systèmes établis de représentation de la démocratie. Mais n'attribuent aucune valeur à la contribution des citoyens, pas plus qu'elles ne croient en l'existence d'un code moral général. En revanche, elles ont une foi inébranlable dans l'attrait du héros, les accords contractuels, les méthodes administratives. Cela signifie que, lorsqu,elles ont affaire au public, elles préfèrent appeler au plus petit dénominateur commun en chacun de nous. Cette tactique fonctionnant dans la plupart des cas, renforce leur mépris du peuple apparemment inapte à quoi que ce soit de supérieur.

[...]

Le cynisme, l'ambition, l'art de la rhétorique et le culte du pouvoir étaient l'apanage des cours du XVIIIe siècle. Ce sont là des attributs de courtisans. Et c'est précisément ce que sont devenues nos élites modernes, dénuées de toute passion et soucieuses de promouvoir ces particularités dans la population.



(A suivre)

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » sam. 28 sept. 2013, 3:38

(suite et fin)


Au début

Les postulats et les méthodes de la raison appliquée furent instaurés par l'Inquisition. Dans la manière révolutionnaire dont elle définissait les notions de question, de réponse et de vérité, l'Inquisition contenait déjà les éléments essentiels de la pensée intellectuelle moderne.

Les inquisiteurs furent les premiers à formaliser l'idée que pour chaque question il existe une réponse juste. Celle-ci est connue : il s'agit de poser la bonne question et d'y répondre correctement. Le relativisme, l'humanisme, le bon sens et les convictions morales n'avaient pas leur place dans ce procédé, car ils présumaient le doute. Les inquisiteurs connaissaient la réponse, l'incertitude étant impossible. Le procédé, essentiel à une emprise efficace, exigeait toujours que les questions soient énoncées de manière à susciter la réponse qui convenait.

Tout ce que faisait l'Inquisition avait lieu secrètement - hormis l'exécution des coupables. Le travail des inquisiteurs itinérants imposait d'emblée le silence. A la différence des juges, des magistrats, des nobles, des rois, qui ont toujours revêtus des costumes symboliques, les inquisiteurs portaient des tenues noires, simples et anonymes, à l'instar du comptable moderne. Et bien que leur pouvoir les autorisât à agir à partir d'accusations et de dénonciations, ils tenaient à effectuer des enquêtes en bonne et due forme. Étant en possession de la vérité, ils se faisaient fort d'obtenir de chacune de leurs victimes une démonstration rationnelle de cette vérité. Le détail le plus révélateur était que leurs tribunaux clandestins comptaient toujours un notaire chargé de consigner scrupuleusement questions et réponses. Ces actes notariés constituaient les archives inaltérables de la vérité. Là encore, cette remarquable exactitude avait pour but de glorifier la méthodologie, non le résultat. Le notaire était présent afin de confirmer la relation entre la vérité postulée a priori et les faits qui s'y trouvaient associés.

[...]

Ignace de Loyola ne semblait pas destiné à devenir l'instigateur de la Contre-Réforme. Qu'il ait formulé la méthodologie rationnelle moderne paraît plus surprenant encore. [...] Loyola se livra à une interprétation rigoureusement intellectuelle de l'Église, Une abstraction réalisée méticuleusement avec une obsession quasi notariale de la précision, de la loi, de la procédure et finalement de la structure. Ce travail de mise en forme ne lui prit que quelques années. D'abord, les observateurs pensèrent que ces jeunes gens prenaient exemple sur François d'Assise, qu'ils avaient fait voeu de pauvreté et d'humilité. Or l'uniforme d'Ignace et de ses compagnons n'avaient rien à voir avec une volonté de simplicité ou d'une spiritualité qui les aurait laissé indifférents du bien-être physique. Loyola se mêlait au peuple pour raisonner avec les gens, pour les amener à Dieu non par l'amour mais par une logique rigoureuse. En se donnant des allures de simplicité, il recherchait avant tout la discrétion. Ignace était en passe de devenir le premier technocrate rationnel.

En ce temps-là, où toute initiative religieuse était dangereuse, Loyola fut régulièrement dénoncé auprès de l'Inquisition par des voix anonymes. [...] En 1535, alors qu'Ignace était sur le point de quitter Paris avec ses partisans, une rumeur lui apprit qu'on l'avait dénoncé, ainsi que ses Exercices spirituels. Sa vie était en danger. Sans perdre un instant, il se rendit chez l'inquisiteur local et lui annonçat qu'il regagnait l'Espagne. S'ils devaient l'accuser d'hérésie, il fallait se décider rapidement. Pris au dépourvu et se demandant probablement si l'outrecuidance de ce jeune homme ne cachait pas des amis hauts placés, l'inquisiteur minimisa l'importance de cette accusation. En revanche, il était curieux de voir son livre. Conformément à la longue expérience de l'Inquisition, les écrits d'un homme demeuraient le meilleur moyen de le faire tomber. L'Inquisiteur lut les Exercices spirituels, en fit l'éloge et demanda s'il ne pouvait pas en garder une copie. Il voulait évidemment le passer au peigne fin à la recherche de vices hérétiques.

Loyola accepta mais insista pour être immédiatement traduit en justice, seul moyen d'être rapidement jugé et blanchi. L'Inquisiteur souhaitait, lui, réserver son jugement. Ignace alla aussitôt chercher un greffier, qu'il ramena chez l'inquisiteur afin de consigner et de confirmer les louanges proférées par celui-ci à l'égard des Exercices spirituels. Cette petite scène de caractère privée fut d'une importance capitale : la première organisation jamais fondée sur la terreur raisonnée venait en effet d'être déjouée par le futur créateur de la deuxième.

Quatre ans plus tard, Loyola persuada le pape de lui accorder la reconnaissance officielle de son ordre. Les documents établissant la fondation de cet ordre commencent par un résumé de la méthodologie à laquelle il devait se consacrer. Une méthodologie qui contenait déjà en substance l'objectif essentiel de l'Age de la Raison :

  • Celui qui souhaite devenir jésuite doit impérativement admettre cette notion qu'il est membre d'une société instituée très précisément pour s'efforcer avant tout de favoriser le progrès de l'âme de l'homme dans sa vie ainsi que dans la doctrine chrétienne. Des objectifs qui doivent être atteints en raisonnant le peuple et en l'instruisant.

Le message était clair. Il s'agissait avant tout d'appartenir à une organisation fondée sur une méthode. L'accès à cette organisation serait limitée par la méthode en question : ses membres constitueraient par conséquent une élite spécialement formée à cette intention. Son pouvoir reposait sur la précision, la recherche et l'action. Cette élite tirerait parti de ses méthodes pour éduquer les masses et, au travers de cette enseignement, pour imposer un point de vue. Et sa réussite pourrait être mesurée : depuis lors, le terme de progrès a été employé comme synonyme de mesure. Cette approche rigide et professionnelle ne pouvait être le fait que d'un ancien militaire de carrière, expérimentée et aguerri, qui sut organiser sa Compagnie comme une armée religieuse. Ce nouvel ordre força les catholiques à mettre au premier plan les intérêts de l'Église elle-même : l'organisation mère.

A l'avant garde de la réforme politique et sociale, la méthodologie était en passe de devenir une sorte de mercenaire dont on louait les services.

Cette nouvelle étape fut décisive. Au début du XVIIe, la technocratie rationnelle trouva en l'État-nation un partenaire à long terme. Ce mariage d'amour eut lieu sous l'autorité d'un monarque théoriquement absolu, Louis XIII, et fut arrangé par un cardinal.

[...]

Descartes demeure bien sûr le demi-dieu de la pensée rationnelle. Son Discours de la méthode expose une étonnante vision de la raison.

Descartes fut éduqué par les jésuites et semble en avoir tiré lui-même un respect absolu de l'autorité. Descartes (1596-1650) était un contemporain de Richelieu (1585-1642). Ce fut le cardinal qui, sans référence au penseur toutefois, s'employa à intégrer les pensées déductives du philosophe dans le premier véritable État moderne et dans ses méthodes. On pourrait même dire que Descartes fut redevable au cardinal : à la publication du Discours de la méthode, en 1637, Richelieu occupait déjà depuis treize ans les fonctions de Premier ministre. Dès 1627, le cardinal avait fait connaître sa proposition en treize points visant à «une réorganisation rationnelle du gouvernement». On peut mesurer l'impact qu'il devait avoir sur les générations futures en considérant certains éléments de son projet. Par exemple, la restructuration du système pédagogique, qu'il entreprit afin de multiplier les diplômés des professions scientifiques et pratiques, au détriment des arts libéraux.

La centralisation devait être la marque distinctive de l'État-nation et Richelieu conçut un système susceptible de rendre ce processus irréversible. Il devait permettre d'asseoir un gouvernement efficace et honnête, mais aussi de briser le pouvoir négatif de l'Église et de l'aristocratie.Il est difficile aujourd'hui de percevoir à quel point cela était proprement révolutionnaire pour l'époque. Le nationalisme qu'il défendait était un concept totalement inédit, guère compris et loin d'être accepté. Il avait affaire à forte partie : les pouvoirs en place et les droits acquis de la noblesse. A bien des égards, la république moderne et son équivalent, la monarchie constitutionnelle, sont des création de Richelieu.

Néanmoins la structure mise en place par Richelieu ne manquait certainement pas d'aspects progressistes et positifs. Il entrepris de crée une administration intègre, avec un système fiscal honnête. Une véritable gageure ! S'il ne ménageait pas les élites qui cherchaient à contrecarrer son projet, il montrait un certain empressement à soulager les plus démunis, même s'ils avaient soutenu ses ennemis.

Entre les mains d'un technocrate consommé, ce royaume féodal était en train de se transformer en une nation. La monarchie absolu qui s'instaura par la suite et que l'on considère généralement comme le glorieux chant du cygne d'un mode politique traditionnel, fut en fait la première manifestation à part entière de l'État-nation administrée de façon rationnelle.

Sous le couvert théatrale de la monarchie absolue se dissimulait le pouvoir grandissant de l'État qu'avait voulu Richelieu, un État dénué de tout attachement aux droits monarchiques et à la morale, qu'elle quelle soit. Versailles était un État moderne déguisé - un jeu compexe de charades. Richelieu avait déclenché des forces telles que ce ne serait plus qu'une question de temps avant que le prince ne soit remplacé par quelque chose d'encore plus malléable : une démocratie constitutionnelle, où le gouvernement va et vient, tandis que des cardinaux - ou leurs homologues laïques - restent en place.

Source : John Saul, Les bâtards de Voltaire. La dictature de la raison en Occident, 1992, pp.23-58[/color]

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » dim. 29 sept. 2013, 20:09

MB,

Il ne faudrait pas croire que les observations critiques proviennent d'anciens garde rouge et de communistes non repentis. Car je peux retrouver chez l'économiste Joseph Stiglitz des propos qui vont recouper aussi bien ceux de l'essayiste canadien.


Ainsi :

«... les marchés livrés à eux-mêmes sont clairement voués à l'échec - à l'échec répété. Il y a à cela de nombreuses raisons, mais deux d'entre-elles ont des affinités avec le secteur financier : la question de l'agent - dans le monde actuel, des dizaines de personnes manient de l'argent et prennent des décisions au nom d'autres personnes - et l'importance accrue des externalités.

L'intervention de l'agent - l'agence - est un problème de notre temps : les grandes entreprises modernes, avec leurs milliers de petits actionnaires, diffèrent fondamentalement des entreprises familiales. Il y a séparation de la propriété et du contrôle, et l'équipe de direction, peut la gérer largement à son profit. Il y a aussi des problèmes d'agence dans le processus d'investissement : une grande partie passe par des fonds de pension et d'autres institutions. Les personnes qui décident d'investir - et qui évaluent la performance des entreprises - ne le font pas pour leur propre compte, mais au nom de ceux dont les capitaux sont confiés à leurs bons soins.» (Stiglitz, p.59)

«... au moment où Ronald Reagan est devenu président, trop peu de vétérans de la Grande Dépression étaient encore là pour dispenser leurs mise en garde, et les livres d'histoire n'avaient pas suffit à inculquer les leçons de cette période. Le monde avait changé, du moins les nouveaux petits génies de la finance s'en étaient-ils eux-mêmes persuadés. Ils se pensaient tellement plus subtils, plus habiles technologiquement. Grâce aux progrès de la «Science», on comprenait mieux le risque, ce qui avait permis l'invention de nouveaux produits pour le gérer.» (Stiglitz, p. 275)

«... les sociétés américaines (et celles de bien d'autres pays) ne sont que nominalement dirigées par les actionnaires. En pratique, pour l'essentiel, elles sont gérées par l'équipe de direction et à son profit. Dans beaucoup d'entreprises où la propriété est largement dispersée entre des actionnaires disparates, c'est cette équipe qui nomme de fait la plupart des membres du conseil d'administration , et elle choisit naturellement les personnes susceptibles de servir le plus efficacement ses intérêts. Le conseil d'administration décide de la rémunération des dirigeants de l'entreprise, et l'entreprise est généreuse pour les membres de son conseil d'administration. C'est une relation tout confort.» (Stiglitz, p.287)

«... en Amérique, des mots comme socialisme, privatisation et nationalisation ont une charge émotionnelle qui empêche de penser clairement.

Herbert Simon, qui a reçu le prix Nobel en 1978 pour ses travaux pionniers sur la façon dont les entreprises modernes fonctionnent vraiment, a fait remarquer que les différences entre les firmes du capitalisme moderne et les entreprises gérées par l'État ont été beaucoup exagérées. Dans les deux cas, tout le monde travaille pour quelqu'un d'autre. Les structures d'incitations utilisables pour motiver les cadres et les salariés sont les mêmes. Il écrit :
  • La plupart des producteurs sont des employés, pas des propriétaires d'entreprise. Du point de vue de la théorie économique classique, ils n'ont aucune raison de maximiser les profits des entreprises, sauf dans la mesure où les propriétaires peuvent les contrôler. De plus, il n'y a aucune différence à cet égard entre les entreprises à but lucratif, les organisations à but non lucratif et les administrations. Toutes ont exactement le même problème : amener ceux qu'elles emploient à travailler au service des buts de l'organisation. Il n'y a aucune raison, a priori, pour qu'il soit plus facile (ou plus difficile) de créer cette motivation dans des organisations visant à maximiser des profits que dans d'autres qui se fixent des buts différents. La conclusion selon laquelle les organisations motivées par les profits seront plus efficaces que les autres ne découle pas, dans une économie organisationnelle, des postulats néoclassiques. Si elle est vraie empiriquement, il faut introduire d'autres axiomes pour en rendre compte.
La plupart des entreprises n'ont pas de propriétaire unique : il y a de nombreux actionnaires. Aujourd'hui, la principale distinction est que les propriétaires ultimes («les actionnaires») sont dans un cas les citoyens opérant par le biais de toute une série d'institutions publiques, et dans l'autre les citoyens opérant par le biais de toute une série d'intermédiaires financiers, comme les fonds de pension et fonds mutuels, sur lesquels ils n'ont en général aucun contrôle. Les deux systèmes se caractérisent par d'importants problèmes d'agence, dus à la séparation entre propriété et contrôle : les décideurs ne supportent pas les coûts des erreurs et ne reçoivent pas non plus les avantages des succès.

Il y a des exemples d'entreprises efficaces, et efficaces dans le secteur public comme dans le secteur privé. Les grandes acieries publiques en Corée du Sud et à Taïwan étaient plus efficaces que les acieries privées américaines. Le seul secteur où les États-Unis restent en tête est l'enseignement supérieur et, je l'ai dit, toutes leurs universités de premier ordre sont publiques ou à but non lucratif.» (Stiglitz, p.360)

«... dans les années 1980 s'est produit un tournant hallucinant : la thèse du marché efficace et capable de s'autocorriger a repris le dessus, dans les milieux politiques conservateurs mais aussi dans les sections d'économie des universités américaines. Cette vision du libre marché n'était conforme ni aux réalités, ni aux avancés récentes de la théorie économique, qui avaient montré que, même avec des marchés concurrentiels et une économie proche du plein-emploi, les ressources ne seraient probablement pas allouées efficacement.» (Stiglitz, p.425)

versus

«On a assisté à un mariage entre l'État et les moyens de production, à une intégration des élites au sein d'une technocratie composée d'éléments interchangeables, et à une confusion de la propriété et de la gestion dans le cadre des entreprises. Ces nouvelles structures font qu'il est désormais presque impossible pour la loi de juger illégal ce qui ne s'accorde pas avec le bon sens.» (John Saul, 1992)

«Or la plupart des grandes entreprises occidentales sont sous le contrôle de gestionnaires et non de propriétaires - des gestionnaires interchangeables pratiquement avec des officiers d'état-major ou des fonctionnaires.» (Saul, 1992)


«Quant aux professionnels de la gestion, leur apparition était censée débarrasser nos économies d'une part de l'égoïsme qui pesait sur elles. Contrairement aux vrais propriétaires, les managers étaient censés s'affranchir d'une cupidité effrénée. Or ces employés ont hérité de la mythologie du capitalisme sans avoir à endosser personnellement la responsabilité des risques encourus. Ils ont toute liberté d'appliquer la théorie du capitalisme comme s'il s'agissait d'une abstraction perfectible et non pas d'une réalité humaine.» (Saul, 1992)



... l'effondrement du système en 2008 n'a pas mis un frein à leur cupidité. Quand l'État a fourni aux banques des fonds pour se recapitaliser et alimenter le flux du crédit, ils ont préféré utiliser l'argent pour se payer des primes record ! Neuf sociétés de crédit qui cumulaient près de 100 milliards de dollars de pertes et avaient reçu, au titre du renflouement du TARP, 175 milliards de dollars ont versé près de 33 milliards de dolards de primes, dont plus d'un million chacun à près de 5 000 de leurs cadres. Un autre gros prélèvement a servi à payer des dividendes - qui constituent en principe un partage des profits avec les actionnaires. En l'occurence, il n'y avait pas de profits, seulement des largesses de l'État. (Stiglitz, 2010)

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » jeu. 03 oct. 2013, 5:36

  • Le monde de la haute finance se laisse seulement comprendre si l'on a conscience que le maximum d'admiration va à ceux là mêmes qui fraient la voie aux plus grandes catastrophes. - John Kenneth Galbraith


«Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire que la guerre de 1914-1918 fut un désastre sur le plan stratégique, sans qu'on ait cherché à désigner des coupables. L'état-major prenait systématiquement des décisions d'une manière abstraite et théorique, avant de les communiquer par écrit aux commandants sur le terrain. Les officiers de campagne qui osèrent mettre en garde leurs quartiers généraux contre les débâcles possibles furent scrupuleusement ignorés. L'état-major attachait beaucoup trop d'importance au maintien de ce qu'il considérait comme une chaîne de commandement essentielle, basée sur une méthode et un langage communs, et destinés à éliminer tout élément de panique. Si l'issue de la bataille prouvait que les avertissements de l'officier de campagne étaient fondés, si tant est qu'il ait survécu au carnage, ce dernier était généralement démis de ses fonctions.

En 1915, le général Ferry, commandant de l'armée française, eut vent d'une imminente attaque par les gaz - la première de la guerre. Il en avertit ses supérieurs, ainsi que les Britanniques et les Canadiens qui flanquaient ses troupes. En apprenant la nouvelle, les chefs de son quartier général laissèrent exploser leur colère. Ils lui intimèrent l'ordre de ne plus jamais traiter directement avec les Alliés et de se borner aux procédures de rapport en usage. Il décrétèrent en outre qu'il était idiot de prêter foi à des rumeurs pareilles, sans parler de les rapporter. Après l'attaque, qui eut bel et bien lieu, Ferry fut destitué.

Peu avant l'attaque allemande sur Verdun, à l'origine de la bataille la plus sanglante de la guerre, des rumeurs arrivèrent jusqu'au ministre de la Guerre. Elles laissaient entendre que le système de défense local était défectueux. Ces bruits provenaient d'officiers qui avaient essayer en vain d'attirer l'attention de leur commandant, le maréchal Joffre. Après une enquête menée à l'initiative du ministre, Joffre fut mis au courant de la situation, qu'il choisit d'ignorer, tout en exigeant qu'on lui révèle la source de ces rumeurs. Les officiers responsables avaient passé outre à la hiérarchie. Le ministre lui fournit leurs noms. Ils furent tous mis à pied. Puis les Allemands attaquèrent et la défense française fut réduite en miettes.

Pendant ce temps, les états-majors de toutes les parties oeuvraient sans relâche, expédiant des rapports, établissant des statistiques, élaborant des plans de batailles invisibles et envoyant des consignes d'une précision extrême pour ces affrontements. 21 millions d'hommes avaient été mobilisés en 1914. En 1918, on avait atteint le chiffre de 68 millions. Tout au long de la guerre, les états-majors ne cessèrent pas de clamer que cela ne suffisait pas. Ils firent chuter ministres et gouvernements à force de manipuler les informations pour donner l'impression qu'ils n'avaient jamais suffisamment d'hommes à leur disposition. 68 millions d'hommes représentaient indiscutablement un triomphe d'organisation. Le monde n'avait jamais rien vu de tel. En vérité, les généraux manquaient de recrues pour jouer les différents rôles de leurs scénarios de batailles. Ils en réclamaient toujours davantage. C'est l'une des caractéristiques de l'organisation moderne. Elle est absolue dans les besoins qu'elle exprime et infinie dans sa capacité d'expansion. De même que les généraux de la Première Guerre mondiale n'avaient jamais assez d'hommes, de même leurs collègues d'aujourd'hui sont perpétuellement à court d'équipements.

Non contents de n'avoir aucun sens de la logistique, ces généraux ne comprenaient pas pourquoi ils se battaient. Avant la campagne de la Somme sous le commandement de Foch, le général Fayolle écrivait : «La bataille dont il rêve n'a aucun sens. Elle ne permettra même pas de faire une percée.» 1 250 000 hommes périrent de part et d'autre lors de cette campagne. Les Français à eux seuls tirèrent 6,5 millions d'obus.

Pour mesurer l'insanité de tels événements, il faut essayer de comprendre ce qui se passait dans l'esprit de ces commandants. Ils pensaient sincèrement que la raison était de leur côté, et qu'elle avait prit la forme d'une structure. Leur attachement à une méthodologie fit d'eux les champions d'une vaste campagne pour le progrès de l'humanité. Seul le sentiment d'être soutenu par une structure les avait conduits là où ils étaient. Quand la guerre éclata, ces technocrates en uniforme se trouvèrent dans l'obligation de commander. Faute de ce que Sun Tse appelait un sens stratégique, ils évitèrent la débâcle en jetant simplement des masses de soldats face à l'ennemi. Ce n'était pas la réaction d'hommes en proie à la panique : ils étaient parfaitement sereins et persuadés d'agir pour le mieux. Longtemps avant 1914, ils s'étaient préparés à cette stratégie. Dès 1909. Haig avait parlé d'une longue guerre où on aurait raison de l'ennemi à l'usure. A la tête de l'École de guerre, Robertson décourageait systématiquement toute pensée originale, qui n'avait à son avis «aucun rapport avec la besogne ardue et sanglante de masses d'hommes s'évertuant à s'entretuer.»

L'étendue des carnages inutiles perpétrés pendant la Première Guerre mondiale provoqua confusion et colère dans la population. Jamais la société occidentale n'avait vu se creuser un tel fossé entre la réalité et l'apparence, entre le fait de gagner la guerre et celui de commander des armées. Tout au moins pas depuis la fin des monarchies de droit divin. Et même en ce temps-là, cet écart avait été moins choquant, moins total. Pour une véritable comparaison, il faut remonter à l'époque la plus corrompue de l'Église, avant la Réforme, lorsqu'on s'appuya sur une terminologie faite de dévotion et de pureté afin de favoriser l'essor d'un monde d'incroyance, d'hédonisme et de cupidité. Quand la Réforme s'instaura, ce même vocabulaire servit à justifier une interminable succession de massacres de part et d'autre.

John Saul, Les bâtards de Voltaire, p.216



Il m'en rappelle un passage de Chris Hedges :

«... Thomas Friedmann, chroniqueur au New York Times et apologiste de la guerre contre l'Irak et de la mondialisation, est devenu la coqueluche des nouveaux mandarins des affaires. Bien qu'il se soit lourdement trompé dans ses pronostics sur les résultats de l'invasion (et de la mondialisation), il domine encore aujourd'hui l'espace médiatique avec une poignée de courtisans de son espèce.

«Mon soutien à la guerre en Irak était symptomatique de cette fâcheuse propension des acteurs du milieu de la politique étrangère à appuyer les guerres afin de conserver leur crédibilité politique et professionnelle», a écrit Leslie Gelb dans un mea culpa concernant l'ensemble de l'élite progressiste publié dans Foreign Policy à la suite de l'invasion. [...] Gelb et bon nombre de ceux qui appuyaient la guerre l'avaient bien compris : en exprimant une pensée autonome, on ruine instantanément sa carrière. Les portes se ferment. Finies les invitations aux talks-shows, les subventions, finis les honneurs de l'université, les passages à CNN, les sièges au Concil on Foreign Relations, les postes de professeur titulaire, les textes d'opinion publiés par le New York Times. Si l'on se trompe, mais qu'on le fait en vantant les politiques de l'élite au pouvoir, on ne risque pas grand chose. En revanche, si l'on s'inscrit en faux contre ces politiques, on est puni, et ce, même si l'on voit juste. Les membres de l'élite progressiste, qui cherchent à obtenir de l'avancement et à conserver leurs entrées dans les cercles du pouvoir, n'obéissent pas à des impératifs moraux, mais bien à des considérations pragmatiques.»

Chris Hedges, La mort de l'élite progressiste, p.185


Le système, la normalisation, la techno-structure, la raison du courtisan mise au service du pouvoir et au nom de la vertu, du progrès, etc. Les véritables lieux de pouvoir ne permettent pas tellement l'expression d'une pensée libre, sinon en taxant son exercice du côté des responsables ou chez les personnes occupant une «chaire» quelconque.

Le sentiment à quelque part qu'une gouvernance qui s'appuie sur des experts ne laissera plus beaucoup de place pour les points de vue rejetés par les experts justement. Quand John Saul évoque une raison aveugle au pouvoir, on serait tenté d'être d'accord avec lui, surtout après avoir vu le sauvetage des banques aux États-unis, les gestionnaires de la débâcle avoir été récompensés.

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » sam. 05 oct. 2013, 3:49

Une autre dimension du problème est effleurée par deux autres auteurs.


Le premier, Erich Fromm, qui pouvait écrire en 1956 :

«... lorsque je composai cet ouvrage, les mots socialisme et marxisme étaient chargés d'une telle valeur émotionnelle qu'il était difficile de discuter de ces problèmes dans une atmosphère de calme. Pour un grand nombre de gens, ces termes évoquent le «matérialisme», «l'athéisme», «l'effusion de sang» et ainsi de suite - en résumé, le mal. On ne peut comprendre semblable attitude que si l'on apprécie à quel degré opère la magie des mots, et si l'on tient compte de l'atrophie de la pensée raisonnable, c'est à dire de l'objectivité. Ce travers grave est caractéristique de notre époque.

La réaction affective suscitée par les mots socialisme et marxisme est favorisée par l'ignorance étonnante de ceux qui sont atteints d'hystérie lorsqu'on les prononce devant eux. [...] De nombreux libéraux, et parmi eux des gens relativement étrangers aux réactions hystériques, croient que le marxisme est fondé sur le postulat suivant : l'intérêt provoqué par le gain matériel est le ressort le plus authentique de l'homme, et il tend à accroître son avidité et son désir de satisfaction.

Si l'on veut bien se rappeler que le principal argument favorable du capitalisme est le principe selon lequel l'intérêt du gain matériel serait le stimulant idéal pour le travail, on peut facilement en déduire que le matérialisme imputé au socialisme est le trait caractéristique du capitalisme. Et si l'on se donne la peine d'étudier les écrits socialistes avec quelque objectivité, on découvrira qu'ils critiquent le capitalisme pour son matérialisme, pour ses effets de paralysie sur les pouvoirs essentiellement humains de l'individu. A travers ses différentes écoles, on peut en fait considérer le socialisme comme l'un des mouvements les plus significatifs de notre temps.

Tout autre élément mis à part, on ne peut que déplorer la stupidité politique qui a conduit les démocraties occidentales à défigurer le socialisme. Le stalinisme assit ses victoires en Russie et en Asie sur l'attrait qu'exerçait l'idée même de socialisme sur d'immenses masses de population. Cet attrait reposait dans l'idéalisme même du concept socialiste, dans l'encouragement moral et spirituel qu'il offre. Tout comme Hitler se servit du terme socialisme pour donner à ses idées nationalistes et raciales un pouvoir d'attraction supplémentaire. Staline infléchit les concepts de socialisme et de marxisme dans le sens de sa propagande. Il en détacha l'aspect purement économique, celui de la socialisation des moyens de production, et détourna vers leur opposé ses buts sociaux et humains. Le système stalinien se rapprocha peut-être plus que tout autre des formes premières, intégralement exploitatrices, du capitalisme occidental. Une lutte obsédante pour le progrès industriel, une indifférence impitoyable envers l'individu, étayées par l'avidité du pouvoir personnel, tels furent ses ressorts essentiels. En admettant que socialisme et marxisme pouvaient s'identifier plus ou moins au stalinisme, on rendit le plus grand des services à la propagande stalinienne. Pour combattre la séduction du stalinisme, il eût fallu démasquer la tromperie au lieu de la confirmer.»

Erich Fromm, Société aliénée et société saine, p.236



Le second, Christopher Lasch :

«... cette illusion, pour ainsi dire transcendentale, c'est l'idée bien connue selon laquelle le système capitaliste représenterait par nature un ordre social conservateur, autoritaire et patriarcal, fondé sur la répression permanente du désir et de la séduction, répression qui exigerait la discipline de travail et dont la Famille, l'Église et l'Armée seraient les agents privilégiés. Cette représentation est sans doute très reposante pour un esprit moderne. Elle exige cependant que l'on oublie que, dès 1848, Marx avait pris la précaution d'invalider par avance une interprétation des faits aussi furieuse qu'invraisemblable. «La bourgeoisie», rappelait-il - ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c'est à dire l'ensemble des rapports sociaux, alors que le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence.» C'est pourquoi, ajoutait-il, au fur et à mesure que le capitalisme progresse , «tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d'idées traditionnelles et vénérables, se dissolvent; les rapports nouvellement établis vieillissent avant même d'avoir pu s'ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et stabilité s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané.»

L'un des plus grands mérites théoriques de Lasch est, assurément, d'avoir toujours voulu prendre au sérieux cette hypothèse de Marx, et d'avoir cherché à en éprouver le pouvoir éclairant sur tous les aspects de la société américaine. Naturellement, à partir du moment où l'on reconnait que le système capitaliste porte en lui - comme la nuée l'orage - le bouleversement perpétuel des conditions existantes, un certain nombre de conséquences indésirables ne peuvent manquer de se présenter.

Sous ce rapport, l'un des passages les plus dérangeants de La culture du narcissisme demeure, de toute évidence, celui où Larsch développe l'idée que le génie spécifique de Sade - l'une des vaches sacrées de l'intelligentsia de gauche - serait d'être parvenu, d'une manière étrange, à anticiper dès la fin du XVIIIe siècle toutes les implications morales et culturelles de l'hypothèse capitaliste, telle qu'elle avait été formulée pour la première fois par Adam Smith, il est vrai dans un tout autre esprit. «Sade - écrit ainsi Lasch - imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n'importe qui; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables.» Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d'échanges. Elle incorporait également et poussait jusqu'à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous. Dans l'état d'anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le comprendre - un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l'agression sans frein. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n'importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu'il fût.

En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n'a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandise.

Si nous acceptons cette analyse, il devient du coup plus facile de saisir les liens métaphysiques essentiels qui unissent, dès l'origine, bien que de façon évidemment inconsciente, les deux moments théoriques de l'idéal capitaliste : d'un côté l'exhortation prétendumment «libertaire» à émanciper l'individu de tous les tabous historiques et culturels qui sont supposés faire obstacle à son fonctionnement comme pure «machine désirante», de l'autre, le projet libéral d'une société homogène dont le Marché auto-régulateur constituerait l'instance à la fois nécéssaire et suffisante pour ordonner au profit de tous, le mouvement brownien des individus «rationnels», c'est à dire enfin libérés de tout autre considération philosophique que celle de leur intérêt bien compris.»

Christopher Lasch, La culture du narcissisme, 1979, pp.10-12



... il devient du coup plus facile de saisir les liens métaphysiques essentiels qui unissent, dès l'origine, bien que de façon évidemment inconsciente, les deux moments théoriques de l'idéal capitaliste : d'un côté l'exhortation prétendumment «libertaire» à émanciper l'individu de tous les tabous historiques et culturels qui sont supposés faire obstacle à son fonctionnement comme pure «machine désirante», de l'autre, le projet libéral d'une société homogène dont le Marché auto-régulateur constituerait l'instance à la fois nécéssaire et suffisante pour ordonner au profit de tous, le mouvement brownien des individus «rationnels», c'est à dire enfin libérés de tout autre considération philosophique que celle de leur intérêt bien compris. (bis)

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » sam. 05 oct. 2013, 14:40

Une précision sur Marx et puis le socialisme à l'origine ...

«... les positions de Marx et d'Engels sont beaucoup plus complexes, et souvent même contradictoires, lorsqu'il s'agit de l'État. Il est hors de doute que leur avis convergeaient pour admettre que le but du socialisme est non seulement une société sans classe, mais encore une société non-étatisée, du moins si l'on entend par là que l'État détient «le gouvernement des peuples». Ils pensaient que l'État doit se consacrer uniquement à l'administration des choses. Dans la ligne de la formulation établie par Marx en 1872 (rapport d'examen sur les activités des bakounistes), Engels déclarait à son tour en 1874 que «tous les socialistes étaient d'accord pour penser que l'État disparaitrait, et que ce serait une conséquence de la victoire du socialisme.» Ces vues anti-étatistes et l'opposition de ces deux théoriciens à la centralisation des pouvoirs politiques, expliquent avec clarté les commentaires de Marx sur la Commune de Paris.

Dans son discours au Conseil Général de L'Internationale sur la guerre civile en France, il soulignait la nécéssité d'une décentralisation, opposée à un pouvoir d'État centralisé, hérité des principes de la monarchie absolue.

Il préconisait [Karl Marx] la formation d'une communauté largement décentralisée. «Les fonctions rares mais importantes, encore laissées au gouvernement central, devraient être transférées aux responsables communaux, strictement garants ... La constitution de la Commune aurait dû rendre au corps social tous les pouvoirs dévorés jusqu'ici par l'excroissance parasitique de l'État, qui s'engraisse au dépens de la société et entrave son libre mouvement.» Il voyait dans la Commune «... la forme politique enfin découverte, signe que la libération économique du travail peut aller de l'avant.» La Commune souhaitait faire de la propriété individuelle une vérité, en convertissant les moyens de production, la terre et le capital, en de simples outils de travail libre, exécuté par association et organisé en coopérative de production.

Edouard Bernstein souligna la similitude qui rapproche ces conceptions marxistes des points de vues anti-étatistes et anti-centralisateurs de Proudhon [...]

Le stalinisme, au contraire, développa le principe de la centralisation, dans une formation étatiste la plus impitoyable qu'on ait jamais connue, et dépassant sur ce plan le Fascisme et le Nazisme. [...] Aussi paradoxal que cela paraisse, le développement léniniste du socialisme correspond à une régression vers les conceptions bourgeoises de l'État et du pouvoir politique, plutôt qu'aux idéaux socialistes exprimés plus clairement par Owen, par Proudhon et par d'autres.»

E. Fromm, id., p. 244




L'évolution de la Gauche en raccourci ...


Il n'est guère besoin de souligner l'intérêt politique majeur de l'hypothèse défendue par Lasch. Elle éclaire par exemple d'une lumière particulièrement cruelle le destin d'une époque qui aura vu, sans rire, le drapeau de la révolte tomber progressivement des mains de Rosa Luxembourg dans celles d'une Ségolène Royal.

La Gauche traditionnelle, en effet, malgré sa foi simpliste dans le mythe bourgeois du Progrès, avait toujours conservé - notamment à travers le contrôle des bureaucraties syndicales et de nombreuses municipalités ouvrières - un minimum d'enracinement dans les milieux populaires et donc de compréhension envers leurs cultures et leurs sensibilités. C'est pourquoi ses programmes politiques, et parfois même ses luttes, maintenaient généralement un certain nombre d'aspects anticapitalistes, qui étaient autant de survivances tangibles de compromis historiques autrefois passés entre la Gauche et le socialisme ouvrier.

A partir des années soixante, au contraire, la convergence - rétrospectivement tout à fait logique - de différents processus «modernisateurs» - qui, sur le moment, pouvaient sembler indépendants les uns des autres - acheva rapidement de décomposer le peu d'esprit anti-capitaliste qui habitait encore les instances dirigeantes de l'ancienne Gauche.

D'abord, le déclin accéléré des capacités de séduction de l'Empire soviétique, c'est à dire de la triste immitation d'État du progrès capitaliste; ensuite, et de manière infiniment plus décisive, l'entrée de l'Europe occidentale dans l'ère du capitalisme de consommation, et donc l'installation inévitable au centre même du spectacle de cette «culture jeune» qui est chargée d'en légitimer l'imaginaire et d'assurer sans fin la circulation, sous mille emballage différents, de la même agréable pacotille; enfin, et surtout, la destruction de la classe ouvrière elle-même, c'est à dire non pas, bien sûr, la disparition réelle des ouvriers eux-mêmes mais celle de la conscience de classe qui les unissait, disparition obtenue d'une part par la liquidation méthodique des quartiers populaires et, de l'autre, par les nouvelles formes d'organisation du travail dans l'entreprise modernisée [...] Ce qui, en ces temps baptismaux, a été désigné comme «la nouvelle Gauche» n'est en définitive rien d'autre que l'écho politique de ces différents processus.

Il faut donc voir dans ce courant multicolore une des traductions politiques privilégiées de la montée en puissance de ces nouvelles classes moyennes - si bien décrites, à l'époque, par Georges Perec - qui, parce qu'elles sont préposées à l'encadrement technique, managérial ou culturel des formes les plus modernes du capitalisme, sont condamnées à asseoir leur pauvre image d'elles-mêmes sur leur seul aptitude à courber l'échine devant n'importe quelle innovation, «flexibilité humaine pathétique» qui en fait la proie rêvée des psychothérapeutes et le gibier électoral de prédilection de toute une gauche «citoyenne» et «progressiste».

C'est seulement à la faveur de cette configuration culturelle très particulière que l'occasion historique put enfin être offerte aux représentants les plus ambitieux de la nouvelle sensibilité libérale-libertaire de confisquer à leur usage exclusif les derniers instruments de lutte ou d'influence dont les classes populaires avaient encore la disposition.

On put alors voir, au cours de différents Pronunciamento (dont le célèbre Congrès d'Epinay), les travailleurs et leur penchant démodé pour «la lutte des classes», être progressivement remis à leur place, sans que nul, visiblement, ne s'en étonne, au profit d'élites politiques et sociales tout autrement pimpantes. Élites parfaitement conscientes, quant à elles, qu'à l'aube du XXIe siècle, les clivages politiques décisifs seraient ceux qui, dans l'intérêt du genre humain, opposeraient désormais, d'un côté l'incorrigible archaïsme des classes populaires (maintenant partout représentées comme un assemblage ridicule et menaçant de «beaufs», de «ploucs» et de «Deschiens»), et de l'autre, l'insolente jeunesse intellectuelle des nouveaux maîtres de la planète, dont Libération et Le Monde (pour ne considérer que la pointe militante de cet ordre nouveau) assurent avec un dévouement et une efficacité admirable la promotion quotidienne.»

Christopher Lasch, La Culture du Narcissisme, p.16

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » dim. 06 oct. 2013, 18:04

Edward Bernays, Propaganda - comment manipuler l'opinion en démocratie.


Sur la jacquette :
  • «Le manuel classique de l'industrie des relations publiques, selon Noam Chomsky. Véritable petit guide pratique écrit en 1928 par le neveu américain de Sigmund Freud, ce livre expose cyniquement et sans détour les grands principes de la manipulation mentale de masse ou de ce que Bernays appelait «la fabrique du consentement». Comment imposer une marque de lessive ? comment faire élire un président ? Dans la logique des démocraties de marché ces questions se confondent. Bernays assume pleinement ce constat : les choix des masses étant déterminants, ceux qui parviendront à les influencer détiennent réellement le pouvoir. La démocratie moderne implique une nouvelle forme de gouvernement, invisible : la propagande. Loin d'en faire la critique, l'auteur se propose d'en perfectionner et d'en systématiser les techniques à partir des acquis de la psychanalyse.

    Un document édifiant, où l'on apprend que la propagande politique du XXe siècle n'est pas née dans les régimes totalitaires, mais au coeur même de la démocratie libérale américaine.

    Texte présenté par Normand Baillargeon, philosophe, professeur à l'université du Québec à Montréal, et auteur d'un Petit cours d'autodéfense intellectuelle paru chez Lux en 2007.»


Bernays, praticien et théoricien des relations publiques

En janvier 1919, Bernays participe en tant que membre de l'équipe de presse de la Commission Creel à la Conférence de la paix à Paris. De retour aux États-Unis, il ouvre à New-York un bureau qu'il nomme d'abord de «direction publicitaire» avant de se désigner lui-même, dès 1920, conseiller en relations publiques, sur le modèle de l'expression conseiller juridique, et de renommer son bureau «Bureau des relations publiques».

Entre 1919 et octobre 1929, alors qu'éclate la crise économique, les relations publiques vont susciter aux États-Unis un attrait immense et sans cesse grandissant.

Bernays n'est sans doute pas le seul à pratiquer ce nouveau métier durant les Booming Twenties. Mais il se distingue nettement de ses confrères par trois aspects. Le premier est l'énorme et souvent spectaculaire succès qu'il remporte dans les diverses campagnes qu'il mène pour ses nombreux clients. Le deuxième tient au souci qu'il a d'appuyer sa pratique des relations publiques à la fois sur les sciences sociales (psychologie, sociologie, psychologie sociale et psychanalyse, notamment) et sur les diverses techniques issues de ces sciences (sondages, interrogation d'experts ou de groupes de consultations thématiques, et ainsi de suite). Le troisième est son ambition de fournir un fondement philosophique et politique aux relations publiques et des balises ethiques à leur pratique.

[...]

Après la publication de Propaganda, Bernays réalisera un grand nombre de campagnes, dont plusieurs restent légendaires - telles que l'organisation en 1929, pour General Electric, d'un anniversaire prenant prétexte de l'invention de la lampe à incandescence par Thomas Edison (1847-1931), événement que certains tiennent toujours pour un des plus spectaculaires exemples de propagande accomplis en temps de paix. Mais on peu soutenir que le succès le plus retentissant de Bernays sera d'avoir amené les femmes américaines à fumer. Cet épisode, si éclairant sur sa manière de penser et travailler, mérite d'être raconter en détail.

Nous sommes toujours en 1929 et, cette année-là, George Washington Hill (1884-1946), président de l'American Tobacco Co;, décide de s'attaquer au tabou qui interdit à une femme de fumer en public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la moitié de ses profits. Hill embauche Bernays, qui, de son côté, consulte aussitôt le psychanalysre Abraham Arden Brill (1874-1948), une des premières personnes à exercer cette profession aux États-Unis. Brill explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s'il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les femmes en posession de leur propre pénis, fumeraient.

La ville de New-York tient chaque année, à Pâques, une célébre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journalistes et des photographes qui avaient été prévenus que des suffragettes allaient faire un coup d'éclat. Dans les jours qui suivirent, l'événement était dans les journaux et sur toutes les lèvres. Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu'elles allumaient ainsi c'était des «flambeaux de la liberté» (Torch of Freedom). On devine sans mal qui avait donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes et qui avait inventé ce slogan; comme on devine aussi qu'il s'était agi à chaque fois de la même personne et que c'est encore elle qui avait alerté les médias.

Le symbole ainsi crée rendait hautement probable que toute personne adhérant à la cause des suffragettes serait également, dans la controverse qui ne manquerait pas de s'ensuivre sur la question du droit des femmes de fumer en public, du côté de celles qui le défendaient - cette position étant justement celle que les cigarettiers souhaitaient voir se répandre.Fumer était devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette nouvelle clientèle allaient exploser.

On peut le constater avec cet exemple : Bernays aspire à fonder sur des savoirs (ici, la psychanalyse) sa pratique des relations publiques. [...] Un de ses maîtres à penser sur ce plan - et revendiqué comme tel - est le très influent Walter Lippman (1889-1974). En 1922, dans Public Opinion, Lippman rappelait que la fabrication des consentements fera l'objet de substantiels raffinements et que sa technique, qui repose désormais sur l'analyse et non plus sur un savoir-faire intuitif, est à présent grandement amélioré par la recherche en psychologie et les moyens de communication de masse. [...] Walter Lippman et d'autres, qui ont poursuivi les recherches sur la mentalité collective, ont démontré, d'une part, que le groupe n'avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l'individu, d'autre part, qu'il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d'expliquer.

Mais Bernays cherche également dans les sciences sociales, comme on le pressent dans le passage précédent, une justification (à prétention scientifique) de la finalité politique du travail accompli par le conseiller en relations publiques. Il la trouve dans l'adhésion d'une part importante des théoriciens des sciences sociales naissantes qu'il consulte et respecte à l'idée que la masse est incapable de juger correctement des affaires publiques et que les individus qui la composent sont inaptes à exercer le rôle de citoyen en puissance qu'une démocratie exige de chacun d'eux; bref, que le public, au fond, constitue pour la gouvernance d'une société un obstacle à contourner et une menace à écarter.

Cette thèse, à des degrés divers, est celle de Walter Lippman, de Graham Wallas ou de Gustave Le Bon, dont Bernays ne cessera de se réclamer, et elle rejoint un important courant antidémocratique présent dans la pensée politique américaine et selon lequel «la grande bête doit être domptée» - pour reprendre l'expression de Alexander Hamilton (1755-1804). Cette perspective était déjà celle de James Madison (1752-1836), qui assurait que le véritable pouvoir, celui que procurait la richesse de la nation, doit demeurer dans les mains des «êtres les plus capables» et que la première et principale responsabilité du gouvernement est de maintenir la minorité fortunée à l'abri de la majorité. Bernays se fait l'écho de ces idées quand il écrit qu'avec le suffrage universel et la généralisation de l'intruction on est arrivé au point où la bourgeoisie se mit à craindre le petit peuple, les masses qui, de fait, se promettaient de régner.

Se profile alors un projet politique que Bernays va assumer et s'efforcer de réaliser.

Il s'agit selon les termes de Lippman, de faire en sorte que la masse se contente de choisir, parmi les membres des classes spécialisées, les hommes responsables, auxquels il reviendra de protéger la «richesse de la nation». Pour que la masse se contente de jouer ce rôle, il sera nécéssaire d'opérer ce que Lippman décrit comme une révolution dans la pratique de la démocratie, à savoir la manipulation de l'opinion et la fabrication des consentements, indispensables moyens de gouverner le peuple. Le public doit être mis à sa place, écrit Lippman, afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d'être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages.(Walter Lippman, The Phantom Public, 1927, p.155)

Bernays veut lui aussi organiser le chaos et il aspire à être celui qui réalise en pratique le projet théorique formulé par Lippman et les autres. C'est que les nouvelles techniques scientifiques et les médias de masse rendent justement possible de «cristalliser l'opinion publique», selon le titre d'un livre de Bernays datant de 1923, et de «façonner les consentements», selon le titre d'un ouvrage de 1955. Dans Propaganda, il écrit :

  • «La manipulation consciente et intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.»
Cette idée que cette forme de gouvernement invisible est tout à fait souhaitable, possible et nécéssaire est et restera omniprésente dans les idées de Bernays et au fondement même de sa conception des relations publiques :
  • «La minorité a découvert qu'elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l'opinion des masses pour les convaincre d'engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Étant donné la structure actuelle de la société [cf suffrage universel], cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécéssairement dans tout ce qui a un peu d'importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l'industrie, de l'agriculture, de la charité ou de l'enseignement. La propagande est l'organe exécutif du gouvernement invisible.»
[...]

Il est crucial de rappeler combien ce qui est proposé ici contredit l'idéal démocratique moderne, celui que les Lumières nous ont légué, de rappeler à quel point Bernays, comme l'industrie qu'il a façonnée, doit faire preuve d'une étonnante aptitude à la duplicité mentale pour simultanément proclamer «son souci de la vérité et de la libre discussion» et accepter que la vérité sera énoncée par un client au début d'une campagne, laquelle devra mettre tout en oeuvre - y compris, s'il le faut la vérité elle-même - pour susciter une adhésion à une thèse ou des comportements chez des gens dont on a postulé à l'avance qu'ils sont incapables de comprendre réellement ce qui est en jeu, et auxquels on se sent donc en droit de servir ce que Platon appelait de «pieux mensonges».

Aristote avait d'avance répondu à ceux qui contestent l'idéal démocratique par l'objection selon laquelle seule une minorité peut accéder à la vérité : «Cette objection n'est pas très juste à moins qu'on ne suppose une multitude par trop abrutie. Car, chacun des individus qui la compose sera sans doute moins bon juge que ceux qui savent, mais, réunis tous ensembles, ils jugeront mieux ou du moins aussi bien». (Aristote, Politiques, livre III, chap.6)

Source : E. Bernays, Propaganda. Comment manipuler l'opinion en démocratie, Paris, Éditions La Découverte, 2007, 144 p. (1928 pour l'édition originale aux É.-U.)[/color]


___

Note : Edward Bernays (1891-1995), neveu de Sigmund Freud émigré aux États-Unis, fut un des pères fondateurs des relations publiques, le père de ce que les Américains nomment le spin, c'est à dire la manipulation des nouvelles, des médias, de l'opinion, ainsi que la pratique systématique et à large échelle de l'interprétation et de la présentation partisane des faits. Conseiller pour de grandes compagnies américaines, Bernays a mis au point les techniques publicitaires modernes.

Au début des années 1950, il orchestra des campagnes de déstabilisations politique en Amérique latine, qui accompagnèrent notamment le renversement du gouvernement du Guatémala, main dans la main avec la CIA.

En 1951, après une élection libre et démocratique, Jacob Arbenz (1913-1971) est élu président du Guatémala sur la base d'un ambitieux programme visant à moderniser l'économie du pays. Un de ses premiers gestes sera la réappropriation, avec compensation, des terres appartenant à la United Fruit Company mais qu'elle n'utilise pas. La compagnie entreprend alors aux États-Unis une vaste campagne de relations publiques pour les besoins de laquelle elle embauche Bernays. Mensonges et désinformations conduiront en 1954 à une vaste opération de la CIA au Guatémala qui mettra au pouvoir l'homme que les États-Unis ont choisi, le général Castillo Armas (1914-1957). Ce coup d'État marque le début d'un bain de sang qui fit plus de 100 000 morts au Guatémala au cours des cinq décennies qui suivirent. (Normand Baillargeon)

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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par Cinci » ven. 13 déc. 2013, 7:32

Saint-Simon

http://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Hen ... aint-Simon

C'est juste pour attirer l'attention - pour ceux qui le connaîtrait mal - sur un pionnier (avec ses idées) souvent méconnu du grand public. On pourrait quasiment le ranger parmi les pères du socialisme; encore que l'image serait réductrice. L'homme lui-même étant difficilement classable. Tout l'intérêt de sa pensée, je crois, réside dans le fait qu'elle aiderait puissamment à comprendre le comportement de nos socialistes d'aujourd'hui (Rocard, Attali, Fabius, etc.) Il est intéressant à connaître parce que ses idées (celles de Saint Simon) sembleraient aller comme un gant à celles partagées par les pères de l'Europe actuelle, les Robert Schumann, Monnet et cie.

Ainsi :

Ces expériences commune ont implanté chez
ces hommes d’Etat la vision d’une Europe
unifiée par l’économie vecteur de paix,
organisée par la coopération entre les Etats et
les peuples et un jour achevée par l’unité
politique


http://www.robert-schuman.eu/fr/doc/div ... Europe.pdf





Un mot de Isaiah Berlin aiderait à illustrer cette parenté de nos socialistes au comte de Saint Simon (1760-1825)

A propos du célèbre utopiste :

«... il le dit très fermement, le genre d'État qu'il nous faut n'est rien d'autre qu'une sorte d'entreprise industrielle dont nous serions tous membres, une sorte d'énorme compagnie à responsabilité limitée. Quel est l'objectif de la société ? Eh bien, dit Saint-Simon, on nous explique que c'est le bien commun, mais cela est fort vague. L'objectif de la société, c'est l'autodéveloppement, c'est d'appliquer le mieux possible à la satisfaction des besoins de l'homme les connaissances acquises dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts-et-métiers. [...] Les intérêts, c'est ce que l'humanité désire à un moment donné, n'importe lequel. C'est l'affaire des producteurs que de lui donner. L'humanité se divise en deux vastes classes, les inactifs et les industrieux, les oisifs et les producteurs, comme il les appelle quelque part : les indolents et les travailleurs. Par «travailleurs», il ne semble pas qu'il entende les travailleurs manuels ou le prolétariat; il veut dire tous ceux qui travaillent, y compris les administrateurs, les capitaines d'industrie, les banquiers, les industriels.»

«... nous voulons l'association au lieu de la concurrence, nous voulons le travail, qui devra être obligatoire parce que telle est la finalité de l'homme, et nous voulons saisir toutes les occasions de faire avancer la recherche au maximum - et les arts aussi bien, car à moins que l'imagination des hommes ne soit enflammée par les artistes, par les gens qui travaillent sur les émotions, il ne se passera rien. Les arts ont eux aussi leur rôle à jouer dans cette vaste avancée, qui consistera à conditionner et à canaliser les émotions, les passions et les énergies humaines en vue de ce que l'ère présente semble mettre à notre portée, c'est à dire d'une sorte de grand système industriel qui se perpétue lui-même, dans lequel chacun aura assez, où personne ne sera malheureux, et dont tous les maux humains disparaitront.»

«... de même, il est violemment opposé à l'égalité, qu'il considère comme une revendication imbécile des masses opprimées, et qui ne devrait avoir aucune place dans un monde ordonné par un gouvernement rationnel. Il nous faut l'administration non pas des personnes, mais des choses. L'administration des choses, c'est le système qui pourra enfn nous guider vers un but digne de ce nom, à savoir la satisfaction des désirs au moyen des meilleurs méthodes possibles, c'est à dire les plus efficaces. Si tel est bien le but de l'homme, alors le grand cri de ralliement n'est ni la liberté ni l'égalité, mais bien la fraternité - car tous les hommes sont assurément frères.»

«Le type d'influence qu'exerce sur nous le saint-simonisme est tout à fait clair chaque fois que l'on essaie de construire une société cohérente en mettant la science en application pour résoudre les problèmes humains [...] la notion selon laquelle il faut donner de la cohésion à la société humaine, qu'il faut créer à partir d'elle une sorte d'entité unique et planifiée, qu'il ne faut pas laisser la bride sur le cou aux gens, qu'il ne faut pas les laisser faire ce qu'ils veulent au simple motif qu'ils le veulent, parce que cela pourrait faire obstacle à un état de chose dans lequel, si seulement ils en prennaient conscience, ils pourraient réaliser un nombre bien plus grand de leurs facultés, cette notion, donc, est l'idée saint-simonienne par excellence.

Elle prend des formes tempérées et humaines dans le cas, par exemple, du New Deal américain ou de l'État socialiste anglais de l'après-guerre. Elle prend des formes violentes, implacables, brutales et fanatiques dans le cas de sociétés directement planifiées comme le fascisme ou le communisme. Dans le cas de ce dernier, la notion d'une nouvelle religion laïque jouant le rôle d'opium des masses, les poussant vers la réalisation d'une idée qui est peut-être, intellectuellement parlant, hors de leur portée, provient elle aussi de Saint-Simon.

Au coeur de toute cette conception, il y a la science, ou plutôt le scientisme : la conviction qu'à moins que les choses ne se fassent sous la surveillance rigoureuse de ceux-là seuls qui comprennent de quels matériaux se compose le monde, celui des hommes comme celui de la nature, on n'aboutira qu'au chaos et à la frustration. Cela n'est possible que par le biais d'une élite. Et l'élite doit forcément pratiquer une double morale : une pour elle-même, une pour les autres. La liberté, la démocratie, le laissez-faire, la féodalité, toutes ces notions métaphysiques, ces slogans, ces mots sans grande signification, doivent disparaître pour laisser place à quelque chose de plus clair, de plus neuf, de plus audacieux : la grande entreprise, le capitalisme d'État, l'organisation scientifique, une organisation de la paix mondiale, une fédération mondiale. Tout cela est saint-simonien»


Enfin ...

«... Saint-Simon dit quelque chose de plus glaçant que tout le reste [au soir de sa vie], car au fond il était hostile à cette liberté [...] Il dit que les débats sur la liberté qui agitent tellement les classes moyennes ont cessé d'intéresser les classes inférieures, car on ne sait que trop, dans l'état actuel de la civilisation, que l'usage arbitraire du pouvoir ne les affecte guère. Les petits, les basses classes, la partie la plus nombreuse et la plus pauvre de l'humanité, sans laquelle il est impossible de reconstruire cette dernière - ces gens se moquent bien de la liberté; la justice les ennuie, comme devait le dire plus tard dans le siècle le penseur socialiste russe Tchernichevski. Ce que le peuple veut, ce n'est pas un parlement, la liberté, les droits. Ce sont là les désirs de la bourgeoisie. Ce que le peuple veut, ce sont des souliers. Et ce slogan qui exige du pain et des souliers au lieu de la liberté et un tas de formules libérales, deviendra plus tard le refrain fondamental de tous les partis de gauche les plus durs, jusqu'à Lénine et Staline. Cette note quelque peu sinistre trouve elle aussi son origine chez le doux, le noble, le philanthropique Saint-Simon.»

Source : Isaiah Berlin, La liberté et ses traîtres, Paris, Payot, 2002, pp. 210-219



Bref, le comte Henri de Saint-Simon était drôlement moderne à la fin.


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Re: Réflexions sur le libéralisme

Message non lu par MB » ven. 20 déc. 2013, 2:29

Avé

Cher Cinci, je ne vois pas très bien ce que vous voulez dire au travers de vos deux derniers posts. En quoi Bernays a-t-il quelque chose à dire sur le libéralisme (son action vis-à-vis du Guatemala ne peut pas tout à fait être prise pour du libéralisme...).
De même pour Saint-Simon, dont vous rappelez justement qu'il est le grand ancêtre de la technostructure (l'arrogance des polytechniciens dérive directement de lui, et tous les grands commis de l'Etat, en France, sont ses descendants) : qu'a-t-il à dire sur le sujet ?

Bien à vous
MB

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