La visite du Général en 1967

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La visite du Général en 1967

Message non lu par Cinci » dim. 30 juil. 2017, 5:35

Le documentaire qui rappelle l'événement exceptionnel que fut la visite du général de Gaulle au Québec il y a 50 ans.

La journée du 24 juillet :
https://www.youtube.com/watch?v=7nJ9NtTsuZc


Commentaire récent du journal La Croix :
http://www.la-croix.com/Debats/Ce-jour- ... 1200864990

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Re: La visite du Général en 1967

Message non lu par Cinci » jeu. 03 août 2017, 19:36

Quelques éléments pour replacer l'événement de ce voyage du Général dans son contexte d'époque :


"... la nouvelle inquiétude parisienne de cette période a été celle de l'avenir de la modernité française confrontée à celle de l'Amérique du Nord, moderne par définition, dont la domination sur le camp occidental était absolue.

De Gaulle, après avoir transformé en épisode l'humiliante défaite de 1940 et inhibé la collaboration subséquente [fait oublier Vichy] de l'esprit des Français et du reste du monde, devenait l'artisan d'une autre mutation théâtrale. L'effondrement de l'Empire colonial français, de la défaite de Dien Bien-Phu en 1954 jusqu'à l'exode catastrophique du million de citoyens français d'origine européenne hors d'Algérie en 1962, a été interprété par de Gaulle comme une contrainte de la modernité et le moment à partir duquel la France allait tendre la main aux peuples du "Tiers-Monde", terme inventé (comme analogie avec le Tiers-État) par le démographe Alfred Sauvy.

Pour se garder une marge de manoeuvre face aux États-Unis, de Gaulle a cherché alors à construire de toutes pièces un équilibre historique imaginaire présentant la France comme une puissance neutre située entre les deux Grands en développant une force atomique symbolique, en reconnaissant la Chine populaire, en sortant du commandement de l'OTAN et en dialoguant d'égal à égal avec Moscou. Cette extraordinaire manoeuvre politique permettait à une ancienne puissance coloniale de disputer à Moscou le soutien aux luttes du Tiers-Monde dirigées contre les États-Unis en expliquant à ceux-ci que mieux valait des Français, fidèles alliés quant au fond des choses, que des Russes, ennemis stratégiques.

Cette transformation a engendré un antiaméricanisme de façade nécessaire pour équilibrer à l'intérieur l'influence d'un parti communiste omniprésent. Il satisfaisait de plus une droite nostalgique de Vichy. Celle-ci vouant le libéralisme aux gémonies, n'avait pas apprécié le soutien officiel des États-Unis au F.L.N. algérien ni la manière dont Washington s'était substitué brutalement à la France à Saïgon.

De l'autre côté de l'Atlantique, une équipe ambitieuse, à peine sortie du statut colonial, observait ce général avec grand intérêt. Elle souhaitait faire du Canada une puissance moyenne semblable à la France. La saga gaullienne, dès les premiers moments de son apparition sur la scène mondiale, recevait ainsi un soutien inattendu, celui du gouvernement installé à Ottawa.

Rappel historique

C'est en effet le gouvernement canadien en pleine recherche d'autonomie face à Londres et Washington qui avait, dès les premiers moments de la résistance française au régime de Vichy, apporté son soutien actif à de Gaulle pour lui fournir une aviation à Montréal (aéroport de Cartierville) et une marine en Atlantique Nord (à Halifax en Nouvelle-Écosse). En décembre 1941, c'est encore le gouvernement canadien qui a préparé et protégé la prise par de Gaulle des îles Saint-Pierre, Langlade et Miquelon sous l'administration du régime de Vichy. Cet événement, dont les historiens et journalistes méconnaissent généralement l'importance, avait soulevé l'ire de Cordell Hull et du président Roosevelt qui observaient avec agacement ces nouvelles convergences surprenantes entre leur paisible voisin du Nord et le général français exilé dont la célébrité était ainsi consacré par les médias américains, toujours avides de montrer que Goliath, en l'occurence les forces de l'Axe, pouvait être terrassé par David, le frêle général d'une impossible France libre.

La carte "de Gaulle" est à ce moment jouée par la diplomatie canadienne en émergence car la carte "Pétain" (représentée par le diplomate canadien Pierre Dupuy à Vichy, le même qui accueille de Gaulle en 1967 en tant que commissaire de l'Exposition universelle de Montréal) favorise les milieux nationalistes de droite qui se reconnaissent dans Lionel Groulx. Ces milieux exigent et obtiennent le maintien de la reconnaissance officielle (à l'image de Washington) du gouvernement de Vichy, alors que Londres rompt avec lui dès sa formation.

Ottawa veut profiter de l'effort de guerre pour devenir la capitale d'un grand pays qui veut délivrer lui-même sa citoyenneté, mener ses alliances de manière autonome et être considéré comme un égal par Londres et Washington. Cette volonté de puissance du Canada naissant sur la scène mondiale accompagne avec sympathie cette puissance virtuelle qu'est alors la France Libre gaulliste.

Ce sont donc des fédéralistes centralisateurs, sereins et ambitieux qui vont soutenir le mysticisme historique du général de Gaulle dès 1940 contre la majeure partie des dirigeants politiques et intellectuels du Québec dont les sympathies vont, jusqu'en août 1944 à la libération de Paris (présentée par Le Devoir comme un affront fait à Vichy), à Pétain et qui seront ensuite, par anticommunisme, les protecteurs de miliciens, comme Jacques de Bernonville, poursuivis par le gouvernement provisoire du général de Gaulle.

A cette époque, il n'y a aucune ambiguïté possible : de Gaulle est clairement partisan d'un gouvernement canadien centralisé qui l'aide à armer la France Libre. à favoriser sa reconnaissance par les États-Unis (5) et à lui permettre de contester la légitimité internationale du régime de Vichy qui a conservé intact le réseau diplomatique de la IIIe République. Vichy avait été reconnu officiellement par le Canada et les États-Unis jusqu'en novembre 1942 (même après l'affaire de Dieppe!) qui a vu l'armée allemande envahir la "zone libre" à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord encore sous administration pétainiste. Après avoir hésité entre Darlan et Giraud, les Alliés, avec au premier rang le gouvernement canadien, reconnaissent enfin le général de Gaulle comme chef du gouvernement français en exil.

La légation de Vichy à Ottawa est ainsi devenue en 1943 une des premières ambassades de la France combattante. Ce rôle très actif d'Ottawa a entraîné la première visite du général au Canada en juillet 1944 entre le débarquement de Normandie et la libération de Paris par la 2e DB. C'est également à ce moment que les Canadiens ont permis à de Gaulle de s'informer sur l'invention de l'arme atomique par les Américains. Ottawa avait acquis dans cette guerre le statut de puissance mondiale, possédait une bonne partie de la technologie suprême du nucléaire (les réacteurs grâce à l'ancienne équipe de Joliot-Curie) et se cherchait activement des alliés pour constituer un front des puissances moyennes qui lui permettrait de négocier avec les États-Unis sa propre autonomie.

Cette alliance a été nouée très officiellement, en tant que chef du gouvernement français réinstallé à Paris, en été 1945 à la fin de la guerre, au cours de son deuxième voyage. Le Canada fournissait alors une aide matérielle considérable pour reconstruire la France."

(5) voir la note infra
Dernière modification par Cinci le jeu. 03 août 2017, 22:31, modifié 1 fois.

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Re: La visite du Général en 1967

Message non lu par Cinci » jeu. 03 août 2017, 20:35

Le Canada, entre la France et les États-Unis

Le monde devient un champ de bataille total quand l'URSS envoie en 1957 un spoutnik dans l'espace et affirme ainsi que l'Amérique du Nord ne serait pas épargnée par une nouvelle guerre mondiale. Cet événement charnière de l'histoire est alors vécu à la marge pour la France et le Canada qui, de 1958 à 1962, réorganisent un univers intellectuel médiocre où les retournements deviennent la règle du comportement politique. De Gaulle entre 1957 et 1963, pense que le Canada bascule dans l'univers américain et que la France perd un allié de poids dans le front des puissances moyennes qui résistent aux États-Unis.

En France, de Gaulle devient un recours après avoir été un sauveur. Auparavant considéré comme trop proche des communistes par une droite extrême qui n'avait pas accepté son gouvernement tripartite ni la présence en son sein d'André Malraux, sa bête noire depuis les Brigades internationales antifranquistes, de Gaulle redevient fréquentable pendant la Guerre froide. En effet, avec le RPF, de nombreux militants de la droite extrême s'étaient ralliés à sa croisade nationaliste contre les ambitions expansionnistes de Staline qui, de Gaulle aimait à le rappeler, avait soutenu Hitler matériellement dans sa campagne contre la France en 1940 et entraîné ainsi la chute de Paris sous l'emblème de la croix gammée.

Le retour au pouvoir du Général en 1958, à la suite des journées des barricades putschistes du 13 mai à Alger, est généralement perçu par les cercles de gauche et les libéraux du Canada comme un pas vers un régime autoritaire. Pour aller voir son vieil ami Eiseinhower et le rassurer quant à sa volonté de respecter la démocratie parlementaire, de Gaulle part en Amérique en 1960 et au passage découvre avec effroi au Canada une succession de politiciens de second ou troisième ordre [...] Ce périple lui donne une impression d'effondrement général de la présence française au Canada. Dans une ambiance délétère où les milieux de la gauche libérale française lui sont devenus hostiles pendant le conflit algérien, où la bourgeoisie affirme son attachement au monde anglo-saxon, où le parti communiste organise l'opposition parlementaire en relation avec Moscou, où l'extrême droite est partie en guerre ouverte contre lui quand il se déclare partisan d'une Algérie indépendante et cherche ensuite à l'assassiner, il se fait du Québec, au cours du bref voyage de 1960, une opinion catastrophée que la visite subséquente d'André Malraux en 1963 ne dissipe que partiellement.

La capacité miraculeuse de résistance du général-président, au cours des années 1960, voit les milieux conservateurs du Québec se diviser et la fraction la plus réaliste va trouver en lui un recours pour obtenir des appuis politiques internationaux. Un gauche indépendantiste se forme en parallèle en reprenant le discours tiers-mondiste devenu à la mode.

Maître en intrigue politique, de Gaulle tente de rassembler toutes ces forces vers un projet destiné à renforcer la présence de la France en Amérique. Par ailleurs, il ne comprend pas bien ce que le terme "révolution tranquille" peut recouvrir. Cette période est marquée par l'apparition d'une génération politique francophone ambitieuse et moderne. [...] C'est pourquoi le parti, autrefois replié sur lui-même, de Duplessis, l'Union Nationale dirigée par un de ses adjoints, Daniel Johnson, accepte le projet d'inviter de Gaulle en voyage officiel dans le cadre de l'Expo 67. Celle-ci est l'occasion pour le Québec de voir passer la plus importante cohorte de chefs d'États de toute son histoire.

Les termes de ce qui devenir l'option gaulliste sur le Québec se définissent dans cette ambiance où les ambitions croisent les flottements les plus divers. Une fois réfutées ses anciennes craintes d'effondrement de la présence française en Amérique du Nord, de Gaulle voit ses idées se clarifier dans l'autre sens. Selon lui, la France doit soutenir culturellement un Québec dynamique en lui insufflant un certain volontarisme politique, le sien, et le Québec, en retour, doit aider la France sur le plan technologique, tels sont les termes stratégiques de ses discours sur le Québec en particulier celui du balcon de l'hôtel de ville de Montréal en juillet 1967 , juste avant la célèbre phrase "Vive le Québec libre". Ces intentions sont cependant marquées du sceau de l'ancien Régime, c'est pourquoi le protocole va prendre une si grande place dans les relations entre Paris, Québec et Ottawa.

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Re: La visite du Général en 1967

Message non lu par Cinci » jeu. 03 août 2017, 21:06

Dans cette optique, de Gaulle va relancer en Amérique du Nord la bataille pour la reconnaissance du droit pour les puissances moyennes de se démarquer de Washington et de Moscou. C'est pourquoi il est impossible de le présenter comme un chevalier de la séparation du Québec. Son intention était tout simplement de renforcer la dynamique française dans un Canada bicéphale qui serait ainsi mieux à même de lutter contre l'hégémonisme américain.

De Gaulle explique cela tout à fait clairement à ses invités dans un discours prononcé à Québec, ville de juridiction protocolaire québécoise, en présence de Daniel Johnson le 23 juillet 1967. L'argumentation est la suivante 1) Des peuples ont pris récemment leur place sur la scène mondiale 2) La fraction française du Canada fait partie de ce mouvement général et 3) Celle-ci contribuera à faire du Canada un pays indépendant des États-Unis. De Gaulle reprend la même analyse qu'il déploie dans ses relations avec le Canada depuis les années 1940. Seule variante : les menaces américaines, qu'il ne pouvait alors évoquer publiquement du fait de leur puissance extrême, étaient devenues moins prégnantes ce qui permettait d'évoquer le voisin du Sud ouvertement comme un problème commun pour des puissances comme la France et le Canada. [...]"

L'exercice de la souveraineté, qui n'implique aucunement une séparation politique, est, dans son esprit, une condition pour que le peuple français (francophone n'est pas véritablement un mot du vocabulaire gaullien) du Canada s'accomplisse et renforce une structure politique, la Confédération canadienne, qu'il ne considère pas du tout, l'ayant vu le secourir entre 1940 et 1945, comme fausse ou irréelle. La liberté du Québec, dans ce contexte gaullien, doit être perçue comme le résultat de ce processus qui permet de créer un Canada bicéphale plus apte à repousser les visées hégémonistes de Washington.

Source : Charles Halary,"Charles de Gaulle et le Québec 1967-1997. Un éloignement littéraire instructif" département de sociologie, UQAM, dans Bulletin d'Histoire Politique, volume 5, numéro 3, été 1997. pp. 42-61

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Re: La visite du Général en 1967

Message non lu par Cinci » jeu. 03 août 2017, 22:28

Ah oui!

Il y avait une note en bas de page :

(5)

"Il est toujours étrange de voir aux États-Unis des procès historiques (autour de travaux de Robert Paxton) faits à la France, identifiée à Vichy, pour sa collaboration avec Hitler.

En effet, les États-Unis sont bien mal placés pour donner des leçons. Dès 1933, ils ont vu avec sympathie l'arrivée de Hitler au pouvoir à Berlin par l'intermédiaire de leur ambassadeur Joseph Kennedy, le père de John. Ils ont refusé de renouveler leur alliance opportuniste de 1917, ont encouragé Hitler dans ses volontés agressives et ont ensuite laissé la France se battre seule sur son territoire contre les armées nazies en 1939 et en 1940 alors qu'elle se portait garante de l'intégrité de la Pologne. Washington a maintenu des liens normaux avec Berlin jusqu'en décembre 1941. Or Pétain, s'il a collaboré avec Hitler après une sévère défaite militaire en juin 1940, avait auparavant lutté contre lui comme la majorité des Français dans une guerre qui a fait plus de morts français que toutes les pertes américaines sur tous les théâtres d'opération de Pearl Harbour à la défaite japonaise.

De plus, Roosevelt et Truman voulaient traiter la France en 1944 comme un pays ennemi en lui imposant une administration militaire qui se serait substituée à celle de l'occupant nazi. Ce sont les Britanniques, par solidarité européenne, et les Canadiens par calcul géopolitique et affinités culturelles françaises, qui ont soutenu de Gaulle dans son combat contre Washington pour imposer son gouvernement comme le premier de la IVe République."

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Re: La visite du Général en 1967

Message non lu par Cinci » ven. 04 août 2017, 21:55

Autre note historique dans le même article :


"... de Gaulle, qui percevait parfois le Canada comme un lieu de refuge personnel (mythe tenace en France de la "cabane au Canada") en cas d,échec politique (après la déroute devant Dakar en juillet 1940 ou encore à la fin de son gouvernement en 1946), le voit (en 1967) à travers le Québec comme une solution nord-américaine pour la modernisation française (alors que l'opinion courante à Paris glose sur Maria Chapedelaine, l'accent du terroir et la théocratie catholique). C'est pourquoi les modalités parlementaires britanniques du Québec (qu'il admire tant) lui semblent apporter des solutions impraticables dans une France régalienne. La rhétorique de l'abandon et de l'injustice (celle de Louis XV) à réparer lui semble d'application utile au Québec. Elle doit toutefois être nuancée vue du Québec. Le Royaume de France s'est certes battu contre Londres pour garder la Nouvelle-France. Bougainville, aux côtés de Montcalm sur les plaines d'Abraham, est peut-être le grand visionnaire oublié de cette période. Mais la diplomatie française consistait surtout à détacher les colonies américaines de leur métropole britannique. C'est pourquoi, outre les intérêts particuliers (ceux de Choiseul dans les Antilles), le gouvernement de Versailles a sacrifié sa seule colonie de peuplement à ce qu'il pensait être les intérêts supérieurs de l'État français.

En 1776, La Fayette engage ainsi une action secrète en faveur des insurgés américains. En 1781, la flotte et l'armée du roi de France remportent la victoire avec Washington sur les Britanniques. Cette victoire aurait permis le retour de la Louisianne et de la Nouvelle-France dans le giron français. Versailles a préférer conforter ses intérêts aux États-Unis. De Gaulle, fin connaisseur des arcanes historiques, ne pouvait l'ignorer. La Louisianne récupérée par Napoléon à l'Espagne le temps de la revendre en 1803 à Jefferson ne pouvait en effet démontrer le contraire. Le mythe romantique de l'attraction réciproque de la France et de la Nouvelle-France, du point de vue des États, n'a donc pas de sens. L'acquisition de la souveraineté par le Québec au nom des valeurs françaises paraît ainsi être une curieuse maturité qui découlerait du retour dans la matrice originelle. Au contraire, l'américanité, de la Terre de Baffin à la Terre de feu, est emplie de la volonté contraire de rupture avec l'Europe. De Gaulle, qui venait de favoriser l'acquisition de l'indépendance par l'Algérie, était tiraillé entre cette constatation évidente et son désir d'identifier la nation de langue française du Canada à un États souverain.

Alors que pour le peuple français, le Canada a toujours représenté la spécificité d'un espoir nord-américain qu'il partageait avec tous les Européens, une majorité du milieu intellectuel parisien, après avoir abandonné le paradis chrétien, s'est lancé vers ce que Raymond Aron, à leur marge, appelait les opiums de la raison, les excitations exotiques qui repoussaient le Québec au rang de province arriérée (pour Régis Debray, par exemple, qui voyait cependant la révolution mondiale commencer sur les hauts plateaux de Bolivie).

Raymond Aron avait bien vu ce que de Gaulle ressentait en 1967. Il a probablement été le seul intellectuel et sociologue français à comprendre et annoncer ce moment (Le Figaro du 24 avril 1964). Ainsi, l'analyse de l'origine de la revendication souverainiste est attribuée fort justement par lui à l'urbanisation généralisée qui interdisait de perpétuer la séparation sociologique entre le monde rural francophone clérical et le monde urbain anglophone industriel. Il s'agit donc d'une revendication moderne qui fait, a contrario, de ses adversaires les défenseurs d'une vision instable, ancienne et impériale du Canada."

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Re: La visite du Général en 1967

Message non lu par Cinci » jeu. 28 sept. 2017, 6:41

Les personnalité puissantes, organisées pour la lutte
, l'épreuve, les grands événements, ne présentent
pas toujours ces avantages faciles, cette séduction
de surface qui plaisent dans le cours de la vie ordin -
naire,

- Charles de Gaulle


Mais j'en reviens toujours à de Gaulle. Pourquoi? Par sympathie pour la France? Peut-être. Mais surtout parce qu'il représente à mes yeux le dernier grand homme politique occidental. Il y en a eu d'autres après, mais aucun qui donnait l'impression de sortir comme lui des profondeurs de l'histoire. De Gaulle est le dernier à avoir révélé dans toute sa splendeur tragique la charge existentielle du politique.

On réfléchit de moins en moins à la figure du grand homme. Aux motivations profondent qui l'animent. Aux désirs qui irriguent son action. Aux aspirations qui l'amènent à se mêler aux affaires de la cité, là où il se croit indispensable. On étudie de moins en moins ce que le politologue américain Daniel Mahoney nomme le statesmanship, la qualité de l'homme d'État. La société démocratique ne veut croire qu'à l'égalité des talents et des tempéraments. Elle ne veut pas admettre que certains sont appelés à gouverner, et que d'autres ne le sont pas. Réfléchir au grand homme, cela veut dire réfléchir à un certain type d'homme au destin singulier. Cela veut dire accepter de reconnaître un certain angle mort de la théorie démocratique. Cela veut dire que si le pouvoir peut et doit être démocratique dans nos sociétés, il ne peut jamais être seulement démocratique.

Lorsque nos sociétés envisagent les grands hommes, elle ne semble vouloir les voir que par le petit bout de la lorgnette, comme dans le film The Iron Lady consacré à Margaret Thatcher, qui y est réduite à la figure d'une démente dont la seule vertu aurait été de faire avancer sans le savoir la cause du féminisme.

Je me souviens aussi d'un téléfilm britannique sur Churchill où le réalisateur s'était surtout occupé de le présenter aux toilettes, comme s'il s'agissait là d'une chose fondamentale à savoir : même Churchill devait aller au petit coin. La grandeur du grand homme ne nous intéresse plus que par la part de fragilité qu'elle dissimule. Plus il est grand et plus nous voulons le voir petit. C'est la confirmation d'une commune humanité qui nous intéresse, surtout pas l'humain exceptionnel.

[...]

Jacques Julliard écrit cruellement que la médiatisation moderne n'est pas qu'une simple accentuation d'un système permanent, celui de la célébrité; c'est en vérité un nouveau système qui apparaît, à travers ses règles propres, qui exclut la présence des héros et des grands hommes; ne demeurent que les stars, ou vedettes, ou idoles, comme on voudra. Il ajoute plus loin que la différence entre héros et grand hommes d'une part, stars ou idoles de l'autre est que les premiers tirent l'humanité moyenne vers le haut, alors que les seconds la rejoignent dans la médiocrité : "Longtemps la fonction des médias a été de consacrer la gloire; aujourd'hui, ils la fabriquent."L'homme moderne ne semble accéder au désir de l'espace public que par l'imaginaire frelaté de la célébrité. Le désir d'être connu ici et maintenant. L'homme moderne souhaite bien davantage se voir à la Une des magazines à potins que d'avoir une biographie qui rendra compte dans cinquante ou cent ans de sa trace dans l'histoire. Il préférerait se confier à n'importe quel spécialiste du "vécu pathétique" que d'espérer avoir un jour Jean Lacouture comme biographe!

Le grand homme politique, pour agir, a besoin de sentir que sans lui ce qu'il désir pour la collectivité n'adviendra pas. Dans une certaine mesure, il se croit porteur de la vertu d'Incarnation, prédestiné à servir une cause. Cette cause, il la réduira rarement à une idéologie; il l'identifiera plus largement au destin de son pays. Mitterrand a dit de lui-même qu'il était le "dernier grand président français". Après lui, il n'y aurait que des comptables.

Tiré de :
Mathieu Bock-Côté, Exercices politiques, p. 24

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Re: La visite du Général en 1967

Message non lu par Cinci » jeu. 28 sept. 2017, 23:25

La psychologie du grand homme et la démocratie

Le bla-bla contemporain sur le leadership participatif et communicationnel est étranger à la véritable logique du pouvoir et de l'autorité. L'imaginaire démocratique dans sa version caricaturale, aime voir une masse en mouvement. Un peuple en marche. Le politicien est seulement l'exécutant de la volonté populaire, qui est immédiate, se laisse lire spontanément, et n'a pas à être construite politiquement.

La démocratie est philosophiquement réfractaire à la verticalité du pouvoir. C'est un mythe très puissant à gauche, ce qui n'a pas empêché les révolutions qu'elle vénère d'être menées par des hommes qu'elle a longtemps admirés. C'est le grand paradoxe démocratique : l'homme ne peut apparemment s'émanciper qu'en se dépersonnalisant et en se massifiant. Dès qu'un homme politique se prend pour un chef, il est accusé de dérive autoritaire, de tentation fascisante. C'est ce qu'en France, on nomme, avec une trace d'épouvante dans la voix, la tentation du pouvoir personnel. Dans ce cas, certes, nul besoin du grand homme : quand il n'est pas dangereux, il est inutile. Au mieux, il ajoutera un peu de majesté protocolaire au cours de l'histoire, sur laquelle l'empreinte du politique serait finalement minimale.

D'ailleurs, plus l'Histoire humaine progresserait, moins le politique serait nécessaire. Dans cette vision, la démocratie ne s'accomplirait finalement qu'en dépolitisant la société, en amenant chacun à devenir lui-même son grand homme, ce qui passe paradoxalement par le repli dans l'intime, le seul domaine où il peut vraiment être maître de lui-même. Partant, la démocratie ne s'accomplirait donc qu'en amenant l'homme à consentir à la société dans laquelle il vit, aux structures du pouvoir qui la définiraient. C'est le prix à payer pour être maître de son intimité. C'est en se fondant dans la masse que l'homme trouve dans l'intimité l'occasion de révéler la part irréductible de sa singularité.

Hannah Arendt l'avait remarquablement noté dans Condition de l'homme moderne :
"Les lois de la statistique ne sont valables que pour les grands nombres ou de longues périodes; les actes, les événements ne peuvent apparaître statistiquement que comme des déviations ou des fluctuations [...] L'application de la loi des grands nombres et des longues durées à la politique ou à l'histoire signifie tout simplement que l'on a volontairement oublié l'objet même de l'histoire et de la politique et il est absolument vain d'y chercher un sens, une signification, après en avoir éliminé tout ce qui n'est pas comportement quotidien ou tendances automatiques."
Ce qu'on appelle l'histoire sociale, du moins dans sa version caricaturale, se rend notamment coupable de cette manie : elle ne veut voir la vérité de l'homme que dans l'intimité, que dans la quotidienneté. Elle ne croit plus qu'une part irréductible, et irréductiblement belle, de l'existence ne se dévoile que dans les grandes actions politiques. Ici, le politique est réduit à peu de choses; il est, tout au plus, une force d'adaptation aux changements impliqués par la modernité.

C'est une belle légende, peut-être. Mais les choses ne se passent pas ainsi. Le peuple ne se met jamais en marche tout seul. Même les révolutions les plus populaires ont besoin de héros pour se nommer. Car si une foule peut scander un slogan, seul un leader peut transformer ces désirs confus en parole publique, créatrice de sens, à laquelle s'identifier. La démocratie, si elle doit généraliser les conditions de l'exercice de la liberté civique, ne saurait éradiquer le politique.

Source : Mathieu Bock-Côté, Exercices politiques, p. 26

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