Je viens de connaître un syndrome de burn-out. C'est à dire qu'après des années de travail, une après-midi, j'ai vidé les tiroirs de mon bureau et le disque dur de mon ordinateur de toutes données personnelles ou non strictement professionnelles, j'ai mis mes dossiers en ordre et je suis rentré chez moi après avoir pris rendez-vous par téléphone 1/ avec mon médecin, 2/ avec le médecin du travail, 3/ avec l'inspection du travail. Je n'ai pas remis les pieds à mon bureau depuis plus de trois mois, et je suis aujourd'hui considéré par la médecine du travail comme "inapte temporaire". Voilà, j'étais devenu le deuxième cas de burn-out en six mois dans la boîte. Ce n'est pas une simple (?) dépression nerveuse (où, un matin, vous ne vous levez pas pour ne pas aller au boulot -je simplifie), et c'est moins grave que le syndrome de Karochi qui, lui, se solde carrément par le décès de la personne (suicide ou collapsus, au choix). Vous avez compris, j'espère, que cela n'a rien à voir avec un coup de tête ou un coup de blues à cause des collègues ou du patron. C'est véritablement une incapacité totale et soudaine qui se révèle sur le lieu de travail.
Aujourd'hui, je suis en arrêt de travail (et, avec les indemnités journalières, les revenus de la famille ont chuté de 30%). Je reste indécrottablement optimiste et, à la différence du dépressif, je n'ai jamais eu d'idées noires depuis cet accident. D'après mon médecin, je supporte étonnamment bien l'épreuve grâce à un contexte familial favorable (je confirme) et aux activités et engagements extra-professionnelles que j'ai toujours eu. Mes capacités intellectuelles sont (Dieu merci) parfaitement intactes et, du coup, je les mets justement à profit dans ces activités et engagements (et comme cela ne vous a pas échappé, j'ai aussi du temps pour surfer sur ce forum). Mais là où ça coince, et pas qu'un peu, c'est que je ne sais plus rien de ce qui faisait mon métier, je ne me souviens même plus des dossiers sur lesquels je travaillais, c'est tout juste si je me rappelle comment était mon bureau et comment s'appelaient les logiciels dédiés avec lesquels je travaillais. Une collègue a cherché à me demander un tuyau sur une affaire, je ne me souvenais même pas que j'avais travaillé dessus. Rien ! Le trou noir ! C'est çà le burn-out ! On est comme carbonisé, brûlé jusqu'à la corde. D'après mon médecin, "ça peut être long" avant que je sois en état de reprendre mon boulot ou d'en chercher un autre.
Comment en arrive-t-on là ? La pression, le stress accumulé, les journées de travail interminables, des délais de plus en plus courts, des objectifs de plus en plus élevés, etc. Durant un temps, vous jouez le jeu, parce que vous aimez votre métier, parce qu'un cadre sait bien qu'il n'est pas à pointer ses horaires, parce que c'est un défi motivant (je n'ai jamais pu me faire au mot challenge), etc. Et puis, les avantages qui vont avec, ce n'est pas inintéressant : voiture, téléphone, ordi, frais de déplacement, indemnité de logement, prime d'intéressement, prime d'objectif, etc.
Ah, les objectifs, quelle belle invention ! En-dessous de 99% de votre objectif mensuel de facturation aux clients, vous êtes en sursis (pour deux mois, trois peut-être) ; de 99 à 110%, c'est pas mal, peut mieux faire ! et si vous tenez 120% sur plusieurs mois d'affilée, votre nom sera peut-être même cité devant le conseil d'administration ... (NB : ne cherchez pas la logique des x%, ne retenez que la pression permanente qu'elle induit et les dérives qu'elle engendre). Et puis, un jour, la machine se grippe, vous n'arrivez plus à récupérer ; même quand vous êtes chez vous, votre tête est au boulot ; vous vous rendez compte que vous ne pouvez plus rendre service à votre collègue, mais vous pouvez toujours lui vendre un peu de votre temps (en échange d'une rétrocession d'une part de ses honoraires, bien sûr) et vous découvrez même qu'une petite peau de banane bien placée pourrait améliorer vos résultats, ... Un coup de bourre ? pas de problème, on soufflera plus tard. Et finalement, on ne peut pas souffler : les nouvelles affaires rentrent, les échéances se rapprochent, toutes en même temps de préférence...
Un jour pourtant, le corps et la tête disent non ! Dans mon cas personnel, la rédaction des offres de service et la réponse aux appels d'offres était de mon ressort (les appels d'offres, il faut en gagner si on veut que l'entreprise dure). Alors, j'ai joué le jeu : afficher le plus grand nombres d'heures et de prestations possibles en minimisant les coûts salariaux (ça s'appelle du dumping). Evidemment qu'en procédant de la sorte, je reproduisais indéfiniment le schéma de la pression et de l'accumulation qui m'oppressait de plus en plus, mais c'était mon métier et je l'aime. Et puis ...,
... et puis un jour, j'ai réalisé que j'enfermais mes jeunes collègues dans ce système toxique ; et c'est là que j'ai dit : non !.
Pourquoi ai-je abordé ce sujet ici ? et pourquoi dans le sous-forum l'Actualité décryptée ?
Pour vous apitoyer sur mon cas ? non ! :
- - toute proportion gardée, je m'en sors "étonnamment bien", comme dit mon toubib.
- - la souffrance au travail est une réalité grave et en pleine expansion,
- il ne s'agit pas seulement d'une statistique touchant les grandes entreprises et anciennes administrations nationalisées-dénationalisées,
- ce n'est pas qu'un sujet qui revient de temps en temps au JT de 13 heures à l'occasion d'un fait divers dramatique,
- elle est toxique, et peut devenir mortelle,
- elle concerne peut-être des personnes de votre entourage : écoutez-les ! (ça, d'accord, j'aurais pu le mettre dans les intentions de prière).
- - ce que je viens de décrire n'est pas l'apanage des grosses boîtes du CAC40,
- c'est un mode de management largement partagé dans des entreprises de toutes tailles,
- ce type de management toxique n'est que la conséquence d'une vision trop exclusivement économique et financière de notre société
Pardonnez-moi si j'ai été un peu long.
Jean-Mic