Une parole arrachée au silence

« Il était venu comme témoin, pour rendre témoignage à la Lumière afin que tous croient par lui. » (Jn 1.7)
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Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mar. 25 sept. 2018, 1:24

Bonjour,

Depuis le 14 avril 2012 ... pas trop tôt ... Il fait juste six ans que j'attendais les mémoires de feu Jean-Eudes. Qui ? Jean-Eudes. Mon copain Jean-Eudes de la résidence où j'aurai déjà pu "officier" il y a quelques années .

Là, c'est vrai, j'ai l'objet du désir en main.

:saint:
( 3e ciel)


Un petit mot de Jean Vanier :
"Jean-Eudes est né dans l'année 1946. Il a vécu ses premières années à la ferme familiale, où il a connu la simplicité d'une vie harmonieuse, et expérimenté une qualité d'affection qui lui a assuré un équilibre pour toute sa vie.

Comme plusieurs enfants handicapés physiques à l'époque, il avait un lien très proche avec sa mère. Il estimait beaucoup son père et appréciait ses sorties avec lui. Suite à son décès, sa mère fortement ébranlée a dû être un moment donné hospitalisée. Jean-Eudes a été conduit alors à Montréal, au Foyer de charité fondé par le cardinal Léger dans les années 1950.

Ce fut le premier grand choc de sa vie. Déjà animé par une grande foi, il a rebondi. Et pour la première fois, il a établi un lien d'amitié avec un autre résident du Foyer. C'était une première, car jusqu'alors , il avait connu des liens exclusivement familiaux. Il est demeuré un être relationnel toute sa vie.

J'ai connu Jean-Eudes à l'occasion d'une retraite que j'ai prêchée à Montréal, dans le quartier Saint-Henri, à la paroisse Sainte-Cunégonde. Toute la semaine, un jeune diacre a assumé de le lever, de le coucher, de l'aider à se nourrir. Ils ont été une révélation l'un pour l'autre. A la fin de la semaine, Jean-Eudes a été invité par ce dernier à son ordination dans le diocèse de Trois-Rivières.

Toute une vie nouvelle a jailli pour Jean-Eudes, plus conscient alors de son intelligence, heureux d'expérimenter que des gens de toutes les couches de la société trouvaient intérêt à se trouver avec lui. Cette expérience spirituelle a favorisé une meilleure estime de lui. Jean-Eudes était très conscient de l'appel de Dieu; il aimait la vie communautaire, il voulait apporter sa pierre à la construction du Royaume.

Ce livre dont il est l'auteur, a été la grande motivation dans les dernières années de sa vie. Malgré toutes les limites et les fragilités qui se sont accumulées, il portait la conscience qu'il n'avait pas fini de révéler à ce monde la lumière qu'il recevait de son Dieu, et de se livrer comme Jésus pour donner le pain de vie et partager la coupe du salut. C'est ce qu'il a voulu nous offrir dans ce testament où il s'achève en s'offrant et en nous invitant à entrer avec lui dans la joie du serviteur fidèle.

- Jean Vanier

Et l'abbé Pierre Desroches pourra écrire :
Je suis heureux que Jean-Eudes m'ait demandé d'écrire la préface de son autobiographie. Ce projet me ramène à plusieurs années en arrière. J'étais alors directeur du Foyer de Charité, le lieu de résidence de Jean-Eudes que je connaissais déjà depuis quelques années. Nos chemins se sont croisés dans les années 70.

Ce qui m'a tout de suite fasciné chez lui était la qualité de sa vie spirituelle. Jean-Eudes est un vivant. Il a une personnalité très attachante. Il a beaucoup de résilience. C'est passionnant de le voir évoluer au fil des ans. Il est issu d'une famille simple. Sa croissance et son développement se sont réalisés dans un contexte normal. Ce qui fait la différence, c'est lui et l'amour de ses proches.

A lire son autobiographie, vous découvrirez la richesse de ses liens familiaux et toute l'affection qu'il a pu recevoir de ses parents comme de ses soeurs. Il va quitter son village natal de Saint-Grégoire de Nicolet dans des conditions plutôt difficiles. Il aboutira au Foyer de Charité, une oeuvre fondée par le cardinal Léger dans les années cinquante.

Sa route a été pavée de toutes sortes d'épreuves, mais il n'en est pas moins un homme debout même s'il est assis dans un fauteuil motorisé. J'apprécie beaucoup sa détermination, sa capacité de faire confiance, d'être une personne en perpétuel questionnement, d'être un fidèle croyant, très lié à son Église, en recherche constante d'appartenance fraternelle, très bien capable de faire le lien entre sa foi, ses décisions et son agir.

Il est un témoin authentique que la paralysie cérébrale, même lorsqu'elle apporte des déficiences importantes au plan de la motricité et de la parole, ne réduit pas l'être qui en est marqué et ne lui interdit pas de devenir une personne. Jean-Eudes a permis à travers ses rencontres et son ouverture à beaucoup de personnes de changer leur regard et de découvrir que la déficience de certains de nos proches est davantage reliée à nos perceptions réductrices qui enferment l'autre dans nos peurs au lieu de le révéler à lui-même dans ses forces.

Merci Jean-Eudes d'accepter d'être un missionnaire qui est aussi un ambassadeur pour des gens qui te ressemblent et qui par ta manière d'être fait bouger un monde qui, lui aussi, est paralysé quand personne ne vient le bousculer pour le forcer à sortir de ses certitudes qui l'arrêtent. Merci de nous mettre en marche.

Ton ami,
Pierre Desroches, ptre

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mar. 25 sept. 2018, 1:37

Une parole arrachée au silence présente l'histoire de vie de Jean-Eudes Bourque, rédigée de 1974 à 2011. Atteint de paralysie cérébrale depuis sa naissance à la suite de complications à l'accouchement, il se décrivait ainsi lui-même :


"J'ai des problèmes de coordination des mouvements et des difficultés sévères d'élocution. Je suis incapable de manger et de marcher seul; je me véhicule dans une marchette spécialement conçue pour moi ou dans une chaise motorisée. Je suis constamment dépendant des autres pour tous les soins quotidiens élémentaires.

Le fait que mes mouvements sont spasmodiques, involontaires et incontrôlés impressionne beaucoup les personnes qui ne me connaissent pas et cela ne les incite pas à s'approcher. Les personnes, atteintes comme moi, vivons écartées du monde à cause de notre apparence et de la frustration d'avoir une communication difficile. Je le répète : ne nous fuyez pas. Si vous saviez à quel point nous désirons communiquer avec vous et vivre une amitié, celle désirée par tous les êtres humains. "



Le livre qui vous est présenté ici regroupe l'ensemble des textes autobiographiques et des témoignages écrits par Jean-Eudes. Il offre au lecteur un récit continu des étapes importantes de sa vie
Dernière modification par Cinci le mar. 25 sept. 2018, 2:39, modifié 1 fois.

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par apatride » mar. 25 sept. 2018, 1:42

Merci Cinci de nous avoir fait référence de ce livre.

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mar. 25 sept. 2018, 14:57

Salut apatride,

C'est gentil de manifesté de l'intérêt. Vous me faite plaisir. :fleur:

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mar. 25 sept. 2018, 14:59

Chapitre 1

Ma vie à la ferme

Ma naissance

Je suis originaire de Saint -Grégoire, aujourd'hui ville de Bécancour. Fils d'agriculteur, je suis né en 1946 dans le rang Beauséjour du comté de Nicolet, à six kilomètres du pont de Trois-Rivières.

Depuis cinq générations, les Bourque vivaient sur cette terre où j'étais fier d'être élevé. Avant de se marier, mon père y vivait avec une soeur. Il était agriculteur par tradition à une époque où le travail de la terre était plus valorisé qu'aujourd'hui. Il a connu ma mère à l'âge de trente-six ans grâce à son beau-frère qui était voisin de la famille de ma mère : les Leblanc de Sainte-Monique, paroisse voisine de Saint-Grégoire. Ma mère était aussi issue d'une famille d'agriculteurs.

Mes parents avaient hâte de donner naissance à leur premier enfant, ils l'attendaient avec impatience,surtout après trois ans de mariage.

Après l'accouchement à l'hôpital de Nicolet, les médecins me firent passer deux mois dans un incubateur. On a par la suite diagnostiqué une paralysie cérébrale due à un manque d'oxygène au cerveau causé par des complications lors de l'accouchement lorsque le cordon ombilical s'est enroulé autour de mon cou.

Le cerveau n'envoie pas les bons ordres aux muscles ce qui engendre des problèmes de coordination dans mes mouvements. Vous pouvez m'imaginer agité de mouvements spasmodiques, involontaires et incontrôlés qui apparaissent au niveau de tous mes membres. Quand J'entreprends un mouvement, il se déclenche une série de contractions, de mouvements parasites, qui viennent perturber le mouvement que j'avais l'Intention de faire. Mes gestes son maladroits et difficiles et m'empêchent de manger et de marcher seul.

Je prononce "oui", "non", "allo", "j'sais pas", "arrête" et plusieurs autres mots pour ceux qui sont habitués de me parler. Mais je suis intelligent, je comprends très bien ce que l'on dit et je peux communiquer avec le regard et un tableau comportant un alphabet. Chez moi, la paralysie cérébrale s'est accompagnée durant l'enfance et l'adolescence de crises d'épilepsie.

Les médecins n'y pouvaient rien

Mes parents ont cru longtemps à la possibilité de ma guérison et leur recherche désespérée du remède miracle a commencé très tôt. Et ils ont dépensé une fortune.

Ainsi, lorsque j'avais deux ans, ils ont rencontré à Montréal un médecin qui était persuadé de pouvoir me guérir par un système de massage au dos. Il pensait de me faire marcher. Mes parents me confièrent plus tard qu'il était sûr de mon complet rétablissement après un an. Mais mon état de santé resta inchangé et quand j'ai eu cinq ans ma mère commença à lui poser des questions : "Va-t-il guérir un jour ?" J'ai consulté ce médecin jusqu'à l'âge d'environ huit ans. Deux ans plus tard, j,ai rencontré un chiropraticien à Trois-Rivièresé Il me fit des massages à la colonne pendant un an. Les résultats furent nuls.

Après la mort de mon père en 1960, un oncle me conseilla un autre chiropraticien qu'il avait lui-même consulté avec succès. Il fit entre autres acheter à ma mère un bicycle pour me faire faire des exercices régulièrement et promit de nous rembourser si je ne guérissais pas. Il était convaincu que je serais comme tous les autres dans une période très courte. Nous suivîmes ses recommandations pendant sept mois et, effectivement, il y a eu des améliorations, mais seulement en ce qui concerne la souplesse de mes mouvements. Lui non plus, à l'époque, ne connaissait pas les causes véritables de la paralysie cérébrale. Le traitement prit fin, car ma mère fut hospitalisée à la suite d'une dépression.



Malgré leur insuccès, ces médecins avaient vraiment le désir de me voir guérir et pour cela je leur suis extrêmement reconnaissant. Bien sûr on aurait pu croire qu'ils ne cherchaient qu'à nous exploiter, mais ce serait bien triste, et dans la majorité des cas complètement faux de penser ainsi.

Lorsque je pense à mon père et à ma mère, je constate que j'ai eu des parents exceptionnels à cause de tous les soins dont ils m'ont entouré, cherchant ma guérison quel qu'en soit le prix. Et c'est à eux que je dois la vie. Aujourd'hui, je leur suis très reconnaissant.

J'ai habité avec mes parents jusqu'à l'âge de quinze ans. Pendant toute cette période, ils m'ont levé le matin et couché le soir, ils m'ont fait mangé et m'ont donné le bain comme à un bébé. Mes parents m'ont pris sur leurs genoux jusqu'à un âge avancé pour me bercer. J'ai été retardé dams mes activités et j'ai été privé d'expériences de tout genre.

La tendresse de ma mère

Enfant, j'aimais beaucoup la chaise berçante et je manifestais un grand intérêt pour tout ce qui était autour de moi. Cela mettait en évidence aux yeux de mes parents que mon intelligence se développait malgré mon handicap physique. J,aimais regarder ma mère vaquer à ses différents travaux ménagers, comme la lessive, le repassage. Par exemple, quand elle cuisinait, je me tenais debout en m'appuyant à un tiroir de l'armoire, surtout pour la voir faire les pâtisseries dont j'ai toujours raffolé . J'avais beaucoup d'admiration pour ma mère et c'est pourquoi je lui ai demandé une fois de me donner un fer à repasser. Je voulais l'imiter. Je voulais que mon fer soit identique au sien et pour ça elle y a même mise une corde en guise de fil électrique, qu'elle attachait au mur ou à une poignée de porte ou de tiroir pour faire semblant de le brancher. Je me rendais compte qu'il ne chauffait pas, mais cela me satisfaisait.

Aujourd'hui, je me souviens de ces moments heureux grâce à la tendresse de ma mère. Je n'avais pas conscience de toute la patience dont elle faisait preuve à mon égard. Elle m'acceptait vraiment comme son fils sans égard à mon aspect physique.

p. 22

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mar. 25 sept. 2018, 15:49

Mes sorties avec mon père

A l'époque où je vivais avec mes parents, les agriculteurs transportaient eux-mêmes le lait à la fromagerie du rang. Mon père ne faisait pas exception. C'était pour moi une joie de l'accompagner tôt le matin, parfois à sept heures. Nous partions dans la voiture tirée par un cheval dont je tenais les rênes. C'était aussi un plaisir de faire les courses avec lui au village de Saint-Grégoire. Nous y allions en automobile. S'il y a un garçon qui a attendu longtemps dans l'auto alors que son père parlait interminablement avec l'épicier ou les autres commerçants, c'est bien moi. Mais cela ne m'enlevait pas ma joie. Le samedi, mes soeurs venaient toujours avec nous et c'était de bons moments passés ensemble.

Mais les journées en général se ressemblaient. Je me levais vers sept heures et nous prenions notre déjeuner en famille à huit heures. Une demi-heure plus tard, mes soeurs prenaient le chemin de l'école. Je passais les avant-midi d'hiver à jouer seul dans la neige et pour conduire le fumier au champ avec mon père. La jument tirait un grand traîneau et un plus petit attaché derrière dans lequel j'étais assis. Il s'agissait d'un traîneau à chien que mon grand-père avait fait. Comme tous les fils d'agriculteur, j'aimais beaucoup conduire le tracteur. Souvent mon père allait exécuter des travaux sur la terre ou dans le bois, et j'y allais pour le regarder travailler, mais, surtout, pour conduire le tracteur. J'étais assis sur le devant su siège entre les jambes de mon père, il appuyait sur l'accélérateur tandis que je tenais le volant su mieux que je pouvais. On faisait cela tout le long du trajet. Parfois il prenait le volant pour les tournants et les manoeuvres difficiles, ce que j'aimais moins, car cela mettait en évidence mes limites d'enfant handicapé. D'ailleurs, à mon goût, il m'aidait trop.

Toutes ces sorties ont été l'occasion de multiples joies qui se sont imprimées dans mon coeur et je peux que remercier mes parents d'avoir fait les efforts pour toujours me donner goût à la vie et me traiter comme un enfant dont ils n'ont jamais eu honte.

Mes jeux

J'aimais jouer avec un bol qui me servait de bateau dans l'évier de la cuisine. Mais je laissais couler l'eau trop souvent et trop longtemps. Cela m'amusait beaucoup, mais ma mère aimait moins cela, elle me trouvait tannant. La pompe qui tirait l,eau était située dans l'étable et ma mère craignait que mon père ne s'irrite à la voir fonctionner sans arrêt et ne vienne vérifier ce qui se passait. Elle me disait "Tu vas le déranger". Mais moi je continuais, même si je mouillais quelque peu le plancher. J'avais la tête dure et je n'étais pas toujours très obéissant, comme beaucoup d'enfants de mon âge.

Je me suis beaucoup amusé avec des camions et des autos, de préférence assez gros. Je me rappelle une certaine fois où mon père n'avait amené au magasin pour acheter un camion. J,avais piqué une crise de larmes parce qu'il ne voulait pas m'acheter le camion à bascule désiré. Il voulait m'en acheter un trop petit à mon goût. Quelques années plus tard, j'ai demandé à mes parents une fourgonnette et ils m'ont donné un camion remorque d'environ un mètre de long et avec lequel je me suis amusé surtout les six premiers mois. Ce camion a été l'un de mes plus beaux cadeaux de Noël.

En jouant, je me traînais par terre avec mes bras et mes pieds. Je sentais déjà se poser sur moi le regard des personnes qui venaient à la maison. Regard de curiosité et, plus souvent, de pitié. C'est à ce moment que j'ai commencé à interroger mes parents, car à mon goût ces visiteurs leur posaient trop de questions à mon sujet. Je n'étais pas encore conscient de ma différence. D'ailleurs, je n'avais pas encore joué avec d'autres enfants de mon âge.

L'activité principale et aussi la plus importante de mon enfance était le dessin des divers bâtiments de la ferme : maison, étable, laiterie, grange, silo. Je dessinais également d'autres objets que je voyais dans la maison ou ailleurs : horloge, damier, table. Oui, malgré mon handicap, j'étais capable de dessiner. Bien sûr, j'aurais aimé avoir plus de précision dans mes mouvements, mais j'étais très fier de moi et mes parents l'étaient aussi. Je faisais découper mes dessins et les faisais colorier par mes soeurs, ma mère ou mon père. Lorsque celui-ci découpait les cartons, il fallait que je lui explique ce que j,avais fait et comment il devait s'y prendre, car il y avait plusieurs barres sur le carton et il me demandait où découper. J,étais très méticuleux et il fallait qu'il coupe sur la bonne ligne, je me levais souvent pour surveiller son travail. Mais lui me disait sans cesse : "Assieds-toi sur le petit banc", je me moquais de lui en répétant à ma façon "Assieds-toi sur le petit banc."

Ma mère, malgré mon handicap, voulait m'assurer une certaine autonomie afin que je puisse m'organiser moi-même dans tout ce travail. Elle m'avait réservé un de ses tiroirs de la cuisine passablement grand et dans lequel je mettais moi-même les choses diverses qui me servaient couramment : règles, crayons, cartons, papiers, une équerre en bois et quelques outils. Ce tiroir a tout une histoire. Il était le centre de toutes mes activités de 5 à 15 ans. J'ai dessiné jusqu'à mon départ pour le Foyer de Charité. Ce tiroir m'a aussi servi lorsque je fais du bricolage de bois, il me servait aussi de règle pour tracer mes lignes au crayon de plomb. Je le déposais sur le carton ou sur le morceau de bois et je tracais la ligne du mieux et le plus droit que je pouvais. La raison pourquoi je l'utilisais tant est facile à comprendre, vu mon handicap. En effet, il était très lourd et malgré mes gestes involontaires dus aux spasmes musculaires, il ne bronchait pas une fois installé.

A travers cette expérience, jamais je n,ai senti que mon travail était inutile. Au contraire, il me valorisait et mes parents avaient un grand respect pour mon savoir-faire. Je me sentais apprécié lorsque ma mère faisait admirer mes dessins à mes tantes, surprises de mes capacités physiques et intellectuelles.

p. 24

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par apatride » mar. 25 sept. 2018, 23:20

De rien, Cinci. Je suis de plus en plus friand de témoignages de toutes sortes, et les extraits que vous avez publiés me donnent d'autant plus envie de lire celui-ci.

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mer. 26 sept. 2018, 2:11

J'aidais au travail des champs

Chaque année au printemps, ma mère cultivait un grand jardin potager afin que l'on puisse se régaler de légumes frais pendant la saison d'été. Elle s'occupait aussi de la mise en conserve pour l'hiver. J'allais la voir travailler et je jouais dans la terre à côté d'elle. Mais lorsque mes capacités physiques et intellectuelles ont progressé, j'avais moins le goût de construire de buttes et de creuser des trous, je préférais l'aider. Celle-ci, voyant mon désir, me laissait semer les patates et les entretenir pendant leur croissance. Chaque jour en compagnie de mes parents, je visitais le jardin pour l'entretenir et récolter ses fruits le temps venu.

Malgré mon handicap, je me sentais utile, J'agissais comme le reste de la famille. Je participais à la vie de travail et à la joie de la récolte. Mon père s'occupait des gros travaux. A l'automne, il retournait la terre, au printemps, il faisait les semailles, puis c'était le temps de l'ensilage et des foins. Les deux dernières années avant son décès, il faisait presser son foin en bottes. Il m'amenait quelques fois sur les charges, ce que j'aimais beaucoup. Puis venait le temps de la récolte à la manière traditionnelle et plusieurs de nos voisins venaient l'aider pour ces gros travaux. Pendant la saison estivale, j'allais souvent aussi le voir traire les vaches, j'ai vu naître des veaux; et nous allions ensemble lorsqu'il allait bûcher le bois de chauffage pour l'hiver.


Jalousie entre frères et soeurs

A la naissance de Micheline, le deuxième enfant de la famille, j'ai fait une colère contre ma petite soeur et je lui ai tiré les cheveux. J,avais seulement un an et demi. Je crois même me souvenir de ce petit drame familial, qui ne s'est pas répété à la naissance de ma soeur Yvette.

Dans ma famille, il n'est souvent arrivé de me sentir de trop, comme un poids pour mes parents à cause de leur impatience vis à vis de moi à certains moments, mais c'était le fruit de mon imagination. Mes deux soeurs, surtout, m'ont parfois fait sentir que j'étais un embarras parce qu'elles étaient jalouses; elles me trouvaient trop choyé par mes parents, objet de trop de soins et mieux traité qu'elles ne l'étaient. Elles devaient se sentir, à tort, moins aimées que moi.

C'est principalement ma soeur aînée qui se plaignait et reprochait à mes parents de trop me chouchouter. J'étais surnommé le chouchou de maman et papa. Ma mère ne cessait de dire qu,elle nous aimait tous les trois sans distinction, mais mes soeurs restaient sur leur position. Ce régime de jalousie a duré jusqu'à mon départ de la maison; et même encore dans les premières années de ma vie au Foyer de Charité, quand je revenais passer mes vacances chez nous, la même histoire recommençait. Elles m'Ont souvent fait pleurer par leurs paroles méchantes et piquantes. Elles me traitaient de "baveux" parce que je salivais. J'étais peut-être trop sensible à leurs paroles et elles étaient sans doute inconscientes du mal qu'elles me faisaient. Nous étions des enfants. Cela m'amenait à les repousser, à ne pas vouloir les voir, en tout cas le moins possible.

Ma mère m'entourait forcément plus que mes soeurs à cause de mon incapacité à faire seul certaines choses. Mes soeurs auraient probablement aimé être entourées autant que je l'étais, mais je ne pense pas qu'elles auraient aimé être atteinte de mon handicap. J'aurais pour ma part préféré être moins choyé et être aussi indépendant physiquement qu'elles le sont aujourd'hui. Je n'ai pas choisi ma condition et leur attitude jalouse m'a énormément blessé, plus d'une fois.

Lorsque Micheline prit le chemin de l'école à l'âge de six ans, j'étais indifférent à son départ. L'année suivante, maman essaya de faire entrer Yvette à l'école, mais le directeur a refusé parce qu'elle était née au mois d'octobre. J'étais heureux parce qu,elle allait être avec moi pour jouer encore une année. Maman a quand même réussi à lui enseigner sa première année à la maison, car elle avait un diplôme d'institutrice, mais elle n'avait jamais enseigné dans une école.

Maman voulait bien m'apprendre à lire, et me le conseillait grandement pour passer mon temps, mais ça ne m'intéressait guère. J'ai essayé quelques fois, mais c'était trop d'efforts pour moi, ça me donnait des maux de tête. La raison invoquée était-elle justifiée puisqu'à l'âge de 18-19 ans j'ai réussi à apprendre à lire ?

Mes parents se sont beaucoup aimés

Les relations entre mon père et ma mère étaient bonnes et même exceptionnelles. Ils aimaient beaucoup parler entre eux, se raconter des épisodes de leur jeunesse respective afin de mieux se connaître, étant donné qu'ils s'étaient mariés à un âge avancé : mon père avait trente-six ans et ma mère trente-deux. J'ai entendu leurs histoires des centaines de fois mais, pour eux, elles étaient toujours nouvelles.

Je ne me souviens pas de les avoir entendus se quereller, ni de les avoir vu se faire la tête pendant des jours. Mon père et ma mère s'entraidaient beaucoup. Oh ! certes, ils n'étaient pas toujours d'accord, maman trouvait son mari un peu traîneux et très "conservateur".

De fervents catholiques

Mes parents étaient de fervents catholiques. Ma mère avait trois soeurs de la communauté des religieuses de la Charité, appelés Soeurs grises, et deux frères de la communauté des Oblats; mon père avait une soeur religieuse du Bon Pasteur et un frère de la communauté des Eudistes.

Le jour de ma naissance, un laïc m'a donné le sacrement du baptême, car mes parents craignaient pour ma vie. Vers l'âge d'un an, je fus baptisé par un prêtre. Le jour de mon baptême est pour moi le plus grand jour de ma vie, car il m'a fait enfant de Dieu.

Chaque soir, toute la famille récitait le chapelet avec le cardinal Paul-Émile Léger, archevêque de Montréal, à la radio de CKAC. Comme prière du soir, nous récitions aussi les dix commandements de Dieu, les sept commandements de l'Église et les actes de charité, d'espérance et de contrition. Suivaient trois ave pour se préserver des accidents de la route et trois autres pour recevoir les grâces d'une bonne mort; à cela s'ajoutait quelques invocations. Quand nous avions moins de dix ans, mes parents exigeaient que l'On récite deux dizaines de chapelet; comme j'étais plus pieux que mes deux soeurs, je disais les cinq dizaines.

Ma mère possédait un petit livre dans lequel étaient écrites l'histoire de la création, celle du Déluge et bien sûr la naissance de Jésus; elle nous lisait quelques pages à l'occasion. Mes parents n'amenaient à la messe tous les dimanches et chaque mois ils m'amenaient voir le curé pour me faire communier.

Nous étions tous ensemble à la même table.

Les repas étaient également une petite fête quotidienne et, comme dit Jean Vanier : "L'occasion de se retrouver tous autour de la même table pour se nourrir et se rencontrer dans la joie". J'ai toujours mangé en même temps que toute la famille. C'est un fait qui aujourd'hui me touche beaucoup, car c'est humiliant de manger à part, on ne se sent pas accepté. Je ne me souviens pas d'avoir entendu aucune critique dans ma famille sur le fait que je mangeais avec eux, même si j'avais de la difficulté et que je prenais beaucoup de temps.

p. 30

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » ven. 28 sept. 2018, 13:09

(suite)

La parenté se visitait

Nous sortions aussi assez souvent pour rendre visite à notre parenté et cela autant à la famille Bourque qu'à la famille Leblanc.

[...]


L'été, après le temps des foins, nous montions à Montréal pour visiter une des soeurs de mon père, religieuse du Bon Pasteur, qui était en fauteuil roulant et atteinte de rhumatismes. Elle souffrait terriblement. Mes parents m'amenaient chaque fois et je trouvais son état moins enviable que le mien, mais ses souffrances semblaient plus considérées que les miennes. On parlait beaucoup plus d'elle que de moi.

[...]

Aujourd'hui, je vois les choses différemment et je pense que notre état peut être supporté et même bien vécu si on arrive à l'accepter. Quand j'étais jeune, je ne comprenais pas l'Importance de la souffrance même si mes parents me l'expliquaient. Ils me disaient, à juste titre, qu'il y a des personnes qui souffrent encore plus que moi. Maintenant, à travers ma foi, je comprends que je complète, moi aussi, dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ.

Une des soeurs de mon père, célibataire, travaillait à Montréal et venait toujours passer ses vacances chez nous parce que nous vivions sur la ferme des ancêtres. Le frère de papa, un Père eudiste, venait lui aussi prendre ses vacances dans son lieu d'origine. Il était vraiment gentil, cet oncle. Il s'amusait beaucoup à nous jouer des tours, il jouait aux cartes et aux dames avec nous et aidait mon père aux différents travaux de la ferme. C'est lui qui plus tard m'a préparé à la première communion. Je dois ajouter les visites de la soeur et du frère de maman, tante Marie-Anne et oncle François, qui étaient célibataires et venaient assez régulièrement chez nous.

Parmi ces personnes en visite à la maison, certaines étaient toujours prêtes à dialoguer avec moi et n'avaient pas peur de mon handicap. Comme j'étais jeune, elles savaient me faire plaisir en jouant. Mais, hélas, il arrivait que d'autres m'ignoraient et faisaient comme si je n'existais pas en ne faisant aucun effort pour m'approcher et me parler.

Je crois que mes parents sont arrivés à vivre avec moi sans trop d'anxiété et ils n'ont jamais essayé de me cacher du monde. Au contraire, partout où ils allaient, ils m'amenaient avec eux, chez les amis, les voisins ou les parents. C'est pour moi une autre preuve de leur amour. Cependant, je dois dire que ma mère m'a souvent répété qu'elle n'était presque pas sortie de la maison durant les sept premières années après ma naissance, car elle ne voulait pas me laisser seul à la maison ou sous la surveillance d'autres personnes.

Plusieurs leur conseillaient de me placer en institution, mais ils répondaient que Dieu leur avait donné cet enfant et qu'ils allaient le garder, que cet enfant était le leur. C'est encore une preuve de leur amour. Mais c'est seulement aujourd'hui que j'en prends pleinement conscience.

p. 31

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » ven. 28 sept. 2018, 14:04

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Chapitre 2

Période de tourmente


J'ai toujours eu le sentiment d'être considéré comme bon à rien et comme membre inutile de la famille. Je me sentais un être sans valeur et peu aimé de mon père, de ma mère et de mes deux soeurs. Je croyais mes parents déçus d'avoir mis au monde un enfant handicapé. C'était douloureux pour moi d'avoir l'Impression de ne pas répondre aux normes et aux exigences de la famille normale. J'étais également conscient d'apporter de nombreux problèmes à cause de ma dépendance et tout.

Durant les quinze années où j'ai été à la maison, nous avons souvent prié pour ma guérison, et le soir, après la prière en famille, ma mère ne manquait jamais d'Invoquer quelques saints à ce propos. Chaque année, nous faisions in pèlerinage au Cap-de-la-Madeleine en espérant un miracle de notre Bonne Mère du ciel. Même les personnes qui venaient nous visiter ou que nous rencontrions occasionnellement promettaient de nous soutenir par leur intercession. Je vois encore là une preuve de l'amour de mes parents dans leur désir de me voir guérir.

Chez nous, j'ai souvent trouvé que ma mère me traitait comme un enfant à la façon dont elle me parlait. Elle ne pensait pas que j'avais un handicap mental, d'ailleurs le fait qu'elle voulait m'apprendre à lire le confirme. Mais je ressentais qu'elle me traitait comme tel. Je lui ai souvent dit, mais elle m'affirmait ne pas en être consciente . Même avec ses amies, elle parlait de moi comme d'un petit enfant, cela me blessait. Les gens s'informaient de ma santé et elle leur expliquait toujours en détail l'état de mon handicap. Cela me frustrait, car je jugeais qu'elle en racontait beaucoup trop et pour rien. Elle le racontait même aux personnes de passage, soit à la maison, soit lorsque j'allais en visite avec elle. De son côté, mon père donnait beaucoup moins de détails. Il affirmait que malgré mon handicap, j'étais très intelligent., Cela me touchait beaucoup.

On peut comprendre l'attitude de ma mère, elle n'avait en effet aucun contact avec d'autres personnes handicapées. C'est récemment que les pouvoirs publics ont facilité nos déplacements et que les gens ont pris l'habitude de nous voir dans les rues. Quand j'étais enfant, l'intégration des personnes handicapées dans la société était inexistante.

Mon sentiment intérieur a maintenant changé et je me sens plus utile. C'est vrai que mon imagination m'a sûrement joué quelques tours. Mais ce n'est pas à l'âge de huit ans que l'On est en mesure de le reconnaître. Il est difficile pour une personne handicapée de trouver sa place dans le monde, de savoir quel est son rôle, d'autant plus si elle est isolée dans sa condition. Toutefois, il est essentiel à tout être humain de se sentir utile à quelque chose. Il lui faut une raison de vivre. A travers ma foi, je le comprends mieux et je saisis la valeur de ma souffrance.


Le suicide d'un de mes oncles

Un dimanche midi du mois d'août, j'avais alors 12 ans, nous avons reçu un appel téléphonique de chez grand-maman nous demandant de venir au plus vite, sans rien nous dire de plus. Tout le long du trajet, nous étions énervés. On se doutait bien que quelque chose de grave était arrivé à cause du sérieux et de la douleur que ma mère a perçue dans la voix de ma tante.

Nous, les enfants, nous posions beaucoup de questions à maman sur la raison de cette visite inattendue et précipitée chez grand-maman, mais elle ne voulait pas répondre et nous disait de nous taire. Arrivés chez grand-maman, déjà il y avait plusieurs parents et quelques tantes qui pleuraient. Mon père, ma mère et mes soeurs, trop pressés de savoir ce qui se passait, sont sortis de l'auto en m'oubliant là.

On leur annonça que mon oncle avait mis fin à ses jours en entraînant sa petite fille de trois ans dans le puits - un trou que l'on faisait dans la terre pour refroidir le lait. Il s'y était jeté, après avoir attaché sur lui sa petite fille. Il avait pourtant semblé allé mieux.

Pendant ce temps-là, j'étais demeuré dans l'auto anxieux de savoir ce qui se passait. Je voyais les gens parler sans rien entendre de leur conversation, trop bête pour ouvrir la fenêtre de l'auto. Je me suis toujours demandé pourquoi je n'y avais pas pensé !

Nous sommes revenus à la maison sans même qu'on me descende de l'auto et sans rien me dire. Tous étaient visiblement trop sidérés par tout ce qu'ils venaient d'apprendre. Ma mère m'a finalement raconté en détail ce qui s'était passé. Dans les semaines et les mois qui suivirent, mes parents parlaient souvent du suicide de mon oncle afin d'en chercher les causes, sans doute pour ne pas garder ça en dedans et pour préserver leur propre équilibre. Ce drame revenait continuellement dans mon esprit. Je pensais imiter mon oncle surtout quand je recevais une correction de mes parents ou quand je me disputais avec mes soeurs, ou encore lorsque j'étais seul et que je broyais du noir à cause de mon handicap.

A mesure que j'avançais en âge, je prenais de plus en plus conscience de mon état . Dans ces moments où je me voyais handicapé à vie, je continuais à penser au suicide de mon oncle et je voulais faire pareil. Mais je ne parlais de cela à personne, surtout pas à ma mère. Sauf une fois, je me souviens de lui en avoir parlé. Elle était angoissé et voulait me faire prendre des médicaments pour me guérir de ces idées noires et dépressives. Mais à cet âge-là, cela était hors de question pour moi. Je me disais :"Ça va être pire si je prends des médicaments." Et je décidais de faire davantage à ma tête, c'est à dire de me suicider. Je sentais par ailleurs que de plus en plus ma mère manquait de confiance en moi. Surtout dans les moments difficiles, cette idée de suicide mijotait toujours.

Je me souviens d'un soir où mes parents étaient partis à la messe du premier vendredi du mois, j'étais par terre et mes soeurs m'agaçaient beaucoup, se moquaient et riaient de moi. Dans ces moments-là, je cherchais un refuge dans la maison pour échapper à leur persécution. Il me venait l'idée d'entrer dans la salle de bain, de barrer la porte, de remplir le bain et de m'y noyer. Je pleurais beaucoup sans que cessent les taquineries de mes soeurs. D'ailleurs, elles ne pouvaient pas comprendre ce qui provoquait en moi autant de tristesse et de désespoir. Ceci se passait vers ma douzième année. Ce n'était d'ailleurs qu'un avant-goût de ce qui allait continuer de m'arriver.

p. 35

Cinci
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Message non lu par Cinci » mer. 03 oct. 2018, 19:02

La mort de mon père

Nous sommes le 28 juillet 1960, c'est le soir, vers 6 heures. Habituellement, c'est à ce moment que mon père faisait brouter les vaches pendant environ une heure dans une prairie neuve. Il fallait les surveiller pour qu'elles ne sautent pas la clôture et aillent dans le champs de grain d'avoine. Mon père envoyait toujours mes soeurs pour les garder, mais elles n'aimaient pas cela. Chaque fois elles protestaient et y allaient à contrecoeur. Elles les gardaient pendant que mon père venait souper, puis il prenait la relève.

Ce soir-là, pendant que nous prenions notre souper, avant que mes soeurs aillent remplacer mon père, on regardait par la fenêtre d'où on pouvait voir le troupeau. Tout à coup, mes soeurs ont vu une vache sauter la clôture et elles sont alors parties à la course pour aller aider mon père à la rattraper. Quand elles arrivèrent, papa avait réussi à la rattraper. Il a demandé à Micheline d'aller chercher le tracteur qu'il avait laissé un peu plus loin.

Quand elle est revenue, mon père s'est effondré devant elle. Yvette était tout près également et elles ont essayé de lui parler.

Elles ont couru à la maison avertir maman. Celle-ci, comprenant tout (car mon père avait fait depuis deux ans quelques crises de coeur), téléphona tout de suite aux voisins, au médecin et au curé. Les voisins se rendirent auprès de mon père, mais il était trop tard, celui-ci était déjà mort.

Je me souviens être sorti sur la gallerie pour entendre les nouvelles. A son arrivée, le médecin ne put que constater le décès. Ma mère ne réagit pas sur le moment, elle alla téléphoner aux parents. C'est là que ça été le plus dur pour elle. Elle s'est mise à pleurer beaucoup et nous aussi. Elle se demandait ce qu'elle allait faire, elle avait comprise qu'elle serait désormais seule. Quant à moi, je voyais toute la douleur de ma mère et je pleurais. Pendant les trois jours suivants, mon père fut exposé dans le salon et je me tenais près de lui.

Le soir du décès de mon père, on a demandé à mon oncle François, qui était célibataire, s'il voulait rester chez nous et faire le train le lendemain matin. Il a accepté de nous dépanner pour quelques jours. Les jours passaient et mon oncle François restait encore. Maman était très contente de l'avoir en raison de l'aide qu'il lui apportait. Ainsi la vie continuait comme avant, avec un homme à la maison.

Quand mes autres oncles étaient de passage, ils demandaient à François combien de temps il allait demeurer chez nous. Il disait que ça allait bien et que lui-même ignorait combien de temps il resterait. Je le répétais à ma mère comme je le pouvais et je lui disais aussi que j'aimais beaucoup mon oncle François, surtout quand il m'amenait aux champs et me faisait conduire le tracteur comme le faisait mon père.

Au début, je l'appelais même "papa", mais après quelque temps, je me suis aperçu que cela créait de la gêne et de la confusion. J'en ai parlé à maman qui me l'a confirmé, alors, j'ai tout de suite cessé de le faire. Le temps des fêtes s'est passé comme si mon père vivait, car François le remplaçait très bien [...] Finalement, il est resté avec nous jusqu'à son décès, 16 ans plus tard.

Oncle François est pour moi un exemple merveilleux d'entraide familiale. Je me demande ce que nous aurions fait sans lui. Ces valeurs d'unité au sein des familles sont tellement oubliées de nos jours que je me demande si une telle charité est encore concevable. Les voisins ont beaucoup aidé eux aussi : faut-il en conclure que les valeurs de l'époque étaient meilleures que celles d'aujourd'hui ? Tout le temps, lorsque nous étions à la campagne, c'était ainsi : les voisins s'entraidaient continuellement.

p. 36

Cinci
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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mar. 16 oct. 2018, 1:33

(suite)


Chapitre 3
Une adaptation difficile

Mon entrée au foyer


Le 11 août 1961, j,avais alors 15 ans, la tante chez qui je demeurais depuis l'hospitalisation de ma mère vient me lever. "Nous allons à Montréal aujourd'hui, me dit-elle, juste pour faire un tour." Mais je savais que quelque chose se préparait d'après les conversations téléphoniques des derniers jours. Avoir été capable de parler normalement, j,aurais riposté et demandé quelques explications. Après le déjeuner, nous partons donc pour Montréal, accompagnés aussi d'un cousin qui conduisait.

En chemin, nous passons à l'hôpital de Nicolet pour prendre l'une de mes tantes religieuses qui y résidait. "Où allons-nous ?" me demande celle-ci. "Voir maman", lui ai-je répondu. Je n'avais pas vu qu'à mon insu ma valise avait été placée dans le coffre de l'auto. Je croyais pourtant de moins en moins à cette mise en scène.

Nous sommes arrivés devant une grande maison de trois étages où, selon moi, devait être hospitalisée ma mère. En descendant de l'auto, mon cousin me déclare brusquement : "C'est ici que tu vas rester." Immédiatement, je me mets à pleurer et à crier. Je me disais en moi-même : "Je le savais donc ! Je le savais donc !" J'étais "en sacre" contre ma tante et ma mère.

Une infirmière du Foyer de Charité m'attendait les bras ouverts : "Bonjour Jean-Eudes, tu vois, on connaît déjà ton nom." Elle paraissait toute contente de me voir, mais plus elle disait des mots gentils, plus je hurlais, assez pour défoncer le plafond. Ce n'est pas avec des mots doux qu'elle aurait pu m'arrêter. Je ne me souviens pas précisément, mais paraît-il, je me roulais sur le plancher. Je criais assez qu'on a dû m'amener dehors pour me calmer un peu [...]

Lorsque la parenté est repartie, on m'a ensuite monté sur une galerie vitrée où se trouvaient quatre handicapés de mon âge qui jouaient avec un garage en mini-briques qu'ils avaient construit. Ils s'amusaient à pousser des petits camions comme des enfants de 4 à 7 ans. Le soir, j'ai pleuré encore avant de m'endormir et le lendemain matin en me réveillant. Ce fut ainsi pendant tout le mois d'août. Je me disais : "Laisse faire, quand ma mère va venir, elle va savoir ma façon de penser." J'étais rempli de colère et d'amertume.

A mon insu, au moment de la maladie de ma mère, mes tantes m'ont amené au Foyer de Charité, institution fondée par le Cardinal Léger en 1951. Ce n'était ni un hôpital, ni un orphelinat, ni une maison de retraite. C'était le rendez-vous des mille misères, une institution pour personnes handicapées physiques et intellectuels, gérée par des bénévoles. Le personnel se composait d'infirmières, de préposés, d'un cuisinier, de personnes responsables du lavage et du repassage, d'un soudeur, d'un comptable professionnel. Tous ces bénévoles étaient logés, nourris et vêtus. Il y avait en tout une centaine de personnes dont une quarantaine étaient des résident âgés et handicapés physiques ou intellectuels.

Mon premier mois au Foyer

Lorsque l'infirmière en chef est revenue de vacances, elle n'était pas très contente de la décision de la responsable des admissions. Il y avait déjà assez de monde à son avis, il ne fallait plus en accepter. Je suppose que cela venait du fait qu'on ne l'avait pas consultée.

Les premiers mois, je pleurais toute la journée. L'idée m'est venue de pleurer aussi durant la nuit pour réveiller mes compagnons de chambre. Je couchais dans une chambre à neuf lits et je voulais soulever la colère des gardiens et des responsables de nuit pour qu'ils décident de me renvoyer à la maison. Mais la plupart du temps, je tombais endormi.

Durant la journée, les préposés me disaient : "Tu vas t'habituer, tu vas aimer ça." Mais je ne voulais rien savoir. J'étais certain de ne jamais m'habituer à cet endroit.

Je considère comme une expérience douloureuse le fait que l'on ne m'ait pas consulté au sujet de mon entrée au Foyer de Charité. La dignité de la personne handicapée en moi a subi une blessure profonde que je ne suis parvenu à surmonter qu'après une trentaine d'années. On ne peut pas prendre une décision pour les autres sans les consulter, même si on pense qu'elle est bonne ou qu'on veut faire pour le mieux. C'est manquer de charité à leur égard.

J'ai un premier ami

Quand je suis arrivé au Foyer, tout le monde trouvait que je ressemblais à Yvon Bertrand, une autre personne handicapée qui vivait au Foyer depuis un an. On disait que j'avais les mêmes capacités que lui, car il se déplaçait aussi en marchette. Plusieurs bénévoles pensaient qu'Yvon et moi aurions beaucoup d'affinités. La prédiction s'avéra juste. Car nous avons été amis durant des années. A son retour de vacances, ce fut une joie pour moi de le rencontrer, même si je ne l'avais jamais vu auparavant. Quand il est arrivé, j'étais dans un fauteuil roulant, mais aussitôt j'ai voulu avoir une marchette pour lui montrer que moi aussi je pouvais me déplacer de cette façon.

La première lettre que j'ai écrite au Foyer, après mon arrivée, a été pour ma mère. L'infirmière en chef m'a aidé à la rédiger. Elle a démontré une très bonne compréhension de ce que je voulais dire. Ce n'était pas évident, car à l'époque je n'avais aucun moyen, aucun tableau pour m'exprimer.

[...]

Yvon étant au Foyer et me sentant si proche de lui, j'ai pu m'intégrer plus facilement au milieu. Nous avons souvent jasé sur divers sujets, nous nous taquinions souvent et nous nous comprenions très bien, lui et moi ayant le même handicap. Pourtant, c'est surtout grâce aux études que je me suis réellement enraciné.

(à suivre)

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mar. 16 oct. 2018, 1:33

(suite)


Chapitre 3
Une adaptation difficile

Mon entrée au foyer


Le 11 août 1961, j,avais alors 15 ans, la tante chez qui je demeurais depuis l'hospitalisation de ma mère vient me lever. "Nous allons à Montréal aujourd'hui, me dit-elle, juste pour faire un tour." Mais je savais que quelque chose se préparait d'après les conversations téléphoniques des derniers jours. Avoir été capable de parler normalement, j,aurais riposté et demandé quelques explications. Après le déjeuner, nous partons donc pour Montréal, accompagnés aussi d'un cousin qui conduisait.

En chemin, nous passons à l'hôpital de Nicolet pour prendre l'une de mes tantes religieuses qui y résidait. "Où allons-nous ?" me demande celle-ci. "Voir maman", lui ai-je répondu. Je n'avais pas vu qu'à mon insu ma valise avait été placée dans le coffre de l'auto. Je croyais pourtant de moins en moins à cette mise en scène.

Nous sommes arrivés devant une grande maison de trois étages où, selon moi, devait être hospitalisée ma mère. En descendant de l'auto, mon cousin me déclare brusquement : "C'est ici que tu vas rester." Immédiatement, je me mets à pleurer et à crier. Je me disais en moi-même : "Je le savais donc ! Je le savais donc !" J'étais "en sacre" contre ma tante et ma mère.

Une infirmière du Foyer de Charité m'attendait les bras ouverts : "Bonjour Jean-Eudes, tu vois, on connaît déjà ton nom." Elle paraissait toute contente de me voir, mais plus elle disait des mots gentils, plus je hurlais, assez pour défoncer le plafond. Ce n'est pas avec des mots doux qu'elle aurait pu m'arrêter. Je ne me souviens pas précisément, mais paraît-il, je me roulais sur le plancher. Je criais assez qu'on a dû m'amener dehors pour me calmer un peu [...]

Lorsque la parenté est repartie, on m'a ensuite monté sur une galerie vitrée où se trouvaient quatre handicapés de mon âge qui jouaient avec un garage en mini-briques qu'ils avaient construit. Ils s'amusaient à pousser des petits camions comme des enfants de 4 à 7 ans. Le soir, j'ai pleuré encore avant de m'endormir et le lendemain matin en me réveillant. Ce fut ainsi pendant tout le mois d'août. Je me disais : "Laisse faire, quand ma mère va venir, elle va savoir ma façon de penser." J'étais rempli de colère et d'amertume.

A mon insu, au moment de la maladie de ma mère, mes tantes m'ont amené au Foyer de Charité, institution fondée par le Cardinal Léger en 1951. Ce n'était ni un hôpital, ni un orphelinat, ni une maison de retraite. C'était le rendez-vous des mille misères, une institution pour personnes handicapées physiques et intellectuels, gérée par des bénévoles. Le personnel se composait d'infirmières, de préposés, d'un cuisinier, de personnes responsables du lavage et du repassage, d'un soudeur, d'un comptable professionnel. Tous ces bénévoles étaient logés, nourris et vêtus. Il y avait en tout une centaine de personnes dont une quarantaine étaient des résident âgés et handicapés physiques ou intellectuels.

Mon premier mois au Foyer

Lorsque l'infirmière en chef est revenue de vacances, elle n'était pas très contente de la décision de la responsable des admissions. Il y avait déjà assez de monde à son avis, il ne fallait plus en accepter. Je suppose que cela venait du fait qu'on ne l'avait pas consultée.

Les premiers mois, je pleurais toute la journée. L'idée m'est venue de pleurer aussi durant la nuit pour réveiller mes compagnons de chambre. Je couchais dans une chambre à neuf lits et je voulais soulever la colère des gardiens et des responsables de nuit pour qu'ils décident de me renvoyer à la maison. Mais la plupart du temps, je tombais endormi.

Durant la journée, les préposés me disaient : "Tu vas t'habituer, tu vas aimer ça." Mais je ne voulais rien savoir. J'étais certain de ne jamais m'habituer à cet endroit.

Je considère comme une expérience douloureuse le fait que l'on ne m'ait pas consulté au sujet de mon entrée au Foyer de Charité. La dignité de la personne handicapée en moi a subi une blessure profonde que je ne suis parvenu à surmonter qu'après une trentaine d'années. On ne peut pas prendre une décision pour les autres sans les consulter, même si on pense qu'elle est bonne ou qu'on veut faire pour le mieux. C'est manquer de charité à leur égard.

J'ai un premier ami

Quand je suis arrivé au Foyer, tout le monde trouvait que je ressemblais à Yvon Bertrand, une autre personne handicapée qui vivait au Foyer depuis un an. On disait que j'avais les mêmes capacités que lui, car il se déplaçait aussi en marchette. Plusieurs bénévoles pensaient qu'Yvon et moi aurions beaucoup d'affinités. La prédiction s'avéra juste. Car nous avons été amis durant des années. A son retour de vacances, ce fut une joie pour moi de le rencontrer, même si je ne l'avais jamais vu auparavant. Quand il est arrivé, j'étais dans un fauteuil roulant, mais aussitôt j'ai voulu avoir une marchette pour lui montrer que moi aussi je pouvais me déplacer de cette façon.

La première lettre que j'ai écrite au Foyer, après mon arrivée, a été pour ma mère. L'infirmière en chef m'a aidé à la rédiger. Elle a démontré une très bonne compréhension de ce que je voulais dire. Ce n'était pas évident, car à l'époque je n'avais aucun moyen, aucun tableau pour m'exprimer.

[...]

Yvon étant au Foyer et me sentant si proche de lui, j'ai pu m'intégrer plus facilement au milieu. Nous avons souvent jasé sur divers sujets, nous nous taquinions souvent et nous nous comprenions très bien, lui et moi ayant le même handicap. Pourtant, c'est surtout grâce aux études que je me suis réellement enraciné.

(à suivre)

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Re: Une parole arrachée au silence

Message non lu par Cinci » mar. 16 oct. 2018, 17:30

Ma nouvelle vie

A mon arrivée au Foyer, il n'y avait pas ce qu'on a appelé plus tard l'annexe et la "rallonge" [...] Tout était plus petit et nous étions à l'étroit, que ce soit dans les chambres à coucher, dans les salles à manger ou pour les récréations. Aussi fallai-til se mettre en petit groupe pour les temps de loisirs et de repos. Nous passions nos soirées, les samedis et les dimanches, au troisième étage. Ce troisième étage était al salle de couture rt un endroit où nous jouions aux cartes et où nous parlions des journées entières surtout lorsqu'il faisait mauvais. Nous pouvions converser et jouer entre gars et filles. Toutefois, cela a un peu changé lorsque l'annexe fut construite.

Lorsque l'annexe fut terminée en 1962 nous étions ravis de la grande salle de jeux et de la salle à manger. Désormais, les filles resteraient au deuxième étage et les gars au premier. Alors nous nous voyions beaucoup plus rarement. Il fallait attendre les beaux jours pour nous revoir dans le parc, car durant la saison d'hiver aucune personne handicapée ne pouvait sortir, c'était le réglement. Était-ce parce que l'on ne voulait pas prendre la peine de nous habiller ?

Imaginez : il fallait demander la permission à l'infirmière pour sortir dans ce parc et cela même durant l'automne et le printemps. Il faudra aussi attendre 1970 pour avoir de nouvelles chambres et éviter de dormir dans des dortoirs de 9 à 10 personnes.

Si nous avions été à l'étroit pendant plusieurs années, il ne me semble pas que nos relations en aient été affectées. Je pourrais presque dire qu'elles étaient parmi les meilleures que j'ai vécues. L'étroitesse des lieux nous forçait à nous tenir ensemble et à communiquer.

Nos loisirs au Foyer

Lorsque je suis arrivé au Foyer, nous étions tous des personnes handicapées à peu près du même âge. Cependant, c'était toujours les mêmes qui jouaient ensemble. Ceux qui ne pouvaient pas tenir leurs cartes pour jouer possédaient un support fait en bois avec une fente où on les introduisait. Je n'avais jamais vu ça. Ce fut une découverte et je fus un des premiers à demander un bloc. J'étais impatient de l'obtenir, car j'y voyais un moyen de m'intégrer au groupe [...]

Au début, malgré toutes leurs difficultés, je trouvais que les autres personnes handicapées, presque toutes de mon âge, acceptaient bien leur situation. C'était la première fois que je vivais avec d'autres personnes ayant la même condition que moi. J'étais surpris de voir que ceux qui travaillaient pour nous répondaient à tous nos besoins dans un esprit de charité.

Les instructions de notre aumônier

Je pense avoir appris plus de choses essentielles à l'extérieur de l'école [...] entre autres au moment où la grande famille du Foyer se rendait à la chapelle pour réciter le chapelet et écouter les instructions de 20 à 30 minutes donnée par l'abbé Bélange, directeur du Foyer.

Il prononçait de longs sermons sur la liturgie du jour, sur la vie au Foyer, sur la charité qui devait y régner, l'esprit de l'oeuvre et des constitutions. Tout cela était une découverte pour moi et j'aimais beaucoup son enseignement, car l'abbé le présentait avec beaucoup d'humour, il aimait nous faire rire.

A la maison, maman nous avait parlé de la Sainte Trinité et de Dieu, créateur de toutes choses, visibles et invisibles. Je ne comprenais pas toujours très bien comment Dieu pouvait être à la fois Père de tout le monde et aussi Fils de Marie et de Joseph. Je n'avais aucune notion de théologie et je connaissais très peu l'Ancien Testament à part le récit de la Création.

Pendant ses conférences, monsieur l'abbé nous expliquait longuement et en détail l'Ancien et le Nouveau Testament. J'ai découvert qu'après le péché de nos premiers parents, nous nous étions perdus. Mais Dieu avait tellement aimé le monde, son peuple, qu'Il avait envoyé son Fils Jésus, annoncé par Abraham, David et les prophètes. L'abbé nous expliquait aussi le mystère de l'Incarnation et celui de la Rédemption au cours des homélies de la messe du matin et de ses longs sermons du soir. Jamais je n'aurais imaginé apprendre autant de choses.


J'ai de la rancune

Au cours de l'année, ma mère et mes soeurs sont venues au Foyer me rendre visite à trois reprises. Il n'y a pas eu de contacts réels entre nous, j'étais encore trop replié sur mes frustrations passées. Je ne me rendais pas compte alors que pour mes soeurs aussi cette période avait été très difficile. Elles avaient dû aller vivre chez des parents, laissées à elles-mêmes. Je l'ai compris plus tard.

Je leur ai fait simplement visiter les lieux. Il y avait avec elles le cousin qui m'avait conduit au Foyer. Maman en a profité pour jaser avec le personnel. Je n'ai jamais pu lui dire tous les sentiments que j'éprouvais envers mes tantes qui avaient organisé ma vie sans m'en parler.

Presque un an après mon arrivée, pendant mes vacances de 15 jours, ma mère et moi avons eu le temps de jaser et j'ai pu "vider mon sac" en lui disant ce que je refoulais et supportais depuis toute cette dernière année; comment j'étais en fureur contre mes deux tantes. Je leur en voulait, mais en fait je pense que j,en voulais encore plus à ma mère. Je l'accusais de ce qui s'était passé.

Je ne comprenais pas pourquoi elle m'avait laissé placer ainsi en institution, surtout sans me consulter. Elle m'a expliqué qu'elle était à l'hôpital psychiatrique de Québec et qu'à ce moment-là elle se sentait incapable de me placer en institution, elle n'en aurait pas eu la force morale, même si c'était la seule solution. Sa maladie l'avait empêchée d'agir correctement avec moi et de prendre ses responsabilités. Pourtant ma mère m'a rappelé que, ttois mois avant son hospitalisation, elle m,avait demandé si j'aimerais vivre avec d'autres personnes ayant le même handicap que le mien. Je l'avais oublié quand je suis entré au Foyer de Charité. En fait, elle ne pouvait faire autrement que de me confier à mes tantes. C'était pour moi un signe : je me pensais responsable de sa maladie étant un poids trop lourd pour elle seule après la mort de mon père.

Même si ma mère m'avait souvent expliqué que c'était la mort de mon père qui l'avait rendue ainsi, je continuais à penser que j'y étais pour quelque chose. D'ailleurs, j'ai lu un article, quelques années plus tard, selon lequel les mères de personnes handicapées sont souvent victimes de dépression. Mais ce que je lui ai fait comprendre et lui ai répéter souvent jusqu'en 1981, c'est que même si mes tantes m'avaient placé en institution à mon insu, j'avais deviné qu'il se tramait quelque chose et je le savais avant que ça se produise.

Cette attitude sournoise et secrète à mon égard m'avait blessé profondément et je voulais savoir pourquoi elles ne m,avaient pas considéré comme une personne à qui l'on pouvait parler.

(à suivre)

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