Le cas étonnant d'Etty Hillesum

[etienne lorant]

Lu :

"Alexandra et Florian, étudiants Erasmus, partent dans un road-movie sur les routes d'Europe à la rencontre des discriminations qui sévissent dans nos sociétés. "

Je dois dire que cette phrase de présentation me semble comme une sorte de "récupération" ou d'assimilation qui me dérange...

[zelie]

Puisque c'est moi qui ait commencé à émettre des réserves, je suis allée voir le film jusqu'au bout, pour pouvoir avoir une idée honnête des choses.

Je le situerais comme une réflexion sur la barbarie humaine, un essai de définition qui puisse aider à comprendre la philosophie de vie d'Etty. Car c'est d'abord une philosophie de vie qu'on nous donne à voir; il faut être chrétien pratiquant pour y discerner derrière la vie spirituelle qui a animé cette jeune femme et lui a donné la force de voir les choses comme elles les voyaient. (Première négation, premier biais, fil rouge malheureux de ce film).
Ce film a donc le mérite d'exister, et d'attirer l'attention sur ce qui fonde l'homme pris dans une tourmente à travers chacun de ses choix du moment. Etty nous en livre une version high-tech. Elle est donc proposée comme modèle de réflexion.

Mais... il y a par instant des moments de diversion qui pèchent gravement; comme le moment où la jeune fille ingénue étudiante en sciences humaines fait l'apologie du naturisme (oui, je sais, je suis relou et je m'assume).
Les moments où les jeunes font sentir qu'ils veulent bien réfléchir, mais en dehors d'un ordre moral vécu comme passéiste ou ringard, donc invalide.
Et surtout, le positionnement du film, qui voulant toucher toute une génération, rate son tir par manque de loyauté: à présenter une Etty comme une femme d'exception hors de toute influence religieuse, on en fait un mythe apparemment à la portée de tous mais en fait totalement inatteignable parce qu'erroné; Etty n'a trouvé la solidité de son envol, -a pu regarder des humains inhumains comme étant encore intrinsèquement porteurs d'humanité- par grâce divine; cela étant occulté, toute sa théorie résonnera à vide pour quiconque voudra s'aventurer sur son chemin. Ce n'est pas la sensibilité intellectuelle, même celle d'un écrivain d'exception, qui peut constituer un rempart contre le Mal; c'est la grâce divine; pourtant la conclusion du film laisse penser le contraire.
Parce que le mal n'est pas repéré en tant que tel; l'homme est présenté comme la seule ultimité, barbare ou sensible, qui tisse les routes humaines. Il faudrait relire Jean-Paul II ou Benoit XVI pour recaler un tel infra-discours. Ce qu'il en reste c'est qu'aucun outil réflexif ne peut être à la fois outil et but de la réflexion sinon il fonctionne mal; à proposer d'élargir son regard mental, on ne peut pas ne rien mettre en ligne de mire au bout de la réflexion engagée, et c'est dommage d'en être encore là.
Alors qu'à chaque mot d'Etty la surprise joue son rôle à fond dans le questionnement ; mais comment elle fait? Mais comment en est-elle arrivée là? Mais comment a-t-elle construit son propos? Mais qu'est-ce qui sous-tend ses idéaux pour la rendre si solide? ET ainsi de suite à chaque seconde, clignotants intellectuels qui épuisent le spectateur qui ne reçoit que des ronds de jambe comme éléments de construction!

Je ne pense pas que la réalisation ait tout mesuré dans son propos, et ça laisse un peu sur sa faim; mais ce film a le mérite de montrer des portes même s'il ne les ouvre pas. Un peu opaque quand même, un peu piège.
On peut suite à son visionnage se poser la question de la discrimination ou de l'acceptation sans que cela soit consrtruit sur autre chose, sur un fond beaucoup plus solide.
On peut aussi poser la question de la définition et des limites de la barbarie, et ainsi vite s'apercevoir que la discrimination n'en sera qu'une pâle facette, dans un film où pourtant ces deux notions sont horizontalisées.

A horizontaliser discrimination d'aujourd'hui et d'alors, thèmes vraiment problématiques et thèmes sublimés, et à utiliser cette notion comme un fourre-tout égalitaire, on s'expose là aussi à des dérapages de positionnement; la lutte conre les discriminations peut-elle s'affranchir de toute la construction religieuse d'une civilisation, au seul profit d'une construction historique et philosophique de cette civilisation? C'est pourtant ce que laisse penser ce film, niant ce que même le plus athée des historiens ne peut nier: la religion a eu une place centrale dans l'hominisation.

En face de tous ces raccourcis malheureux, volontaires ou pas, on peut aussi retenir la notion de construction de l'Europe proposée par (au moins) une partie des allemands et des polonais; leur vision, enfin celle qui est donnée à voir, est pas tout à fait la même que la nôtre, et en ce sens elle a le mérite d'une découverte enrichissante; moins matérielle, moins pragmatique, beaucoup plus morale et consensuelle, plus idéologique et plus amicale; c'est une vision qui rassemble, qui jette des ponts entre les pays pour aller vers les valeurs communes plutôt que vers les points d'achoppement; en ce sens le film verticalise bien les points de vue et invite à élargir son regard, pur une fois sincèrement, ce qui valide la découverte de la pensée de l'autre.

Bref pour moi une copie à revoir, celle-ci pêche par trop de naïveté intellectuelle des uns, et par un positionnement pas honnête jusqu'au bout des autres.

Ca me rappelle l'époque où je me suis convertie; j'ai reçu la grâce de la conversion comme on reçoit un cadeau non mérité après une grosse bêtise; je me demandais même s'il n'y avait pas erreur; qu'avais-donc reçu l'homme intègre qui méritait ce cadeau et pourtant ne l'ouvrait pas, comment se faisait-il que moi avec ma boue (et je n'exagère pas!!) on me refile un cadeau au lieu de me maudire comme mille boucs? Arpès l'étonnement est venu le constat. Après le constat est venu le choix, le mien: persévérer dans la foi.
Par honnêteté intellectuelle: parce que je ne pouvais nier l'existence de Dieu.
Par cohérence envers moi-même : parce que je pensais ainsi, et que je n'avais pas envie de me faire croire que je pensais autrement.
Par lucidité: s'élever tout en haut de son intelligence, vers ce qui animait Brancusi à son propre insu, ne pouvait se faire seulement intellectuellement; d'autres ficelles étaient à tirer, et le nier revenait à annihiler les élans de cette intellectualité.
Par soif : je n'avais jamais pu me satisfaire des limites de la pensée sociétale, rationnelle, culturelle; un autre maillon devait s'enclencher pour me donner le souffle qu'il me manquait tant, la largeur réflexive que mon être entier appelait comme un ventre affamé.
Ce besoin insatiable que j'ai éprouvé, multiple et fécond, de se construire en explosant les cadres se retrouve dans chacun des jeunes ados ou adultes, et c'est un tel moteur et il affleure dans ce film ; aussi pour une fois qu'un film propose une vraie planche réflexive pourquoi encore une fois ça bloque quand la limite laïque est atteinte: pourquoi le raisonnement n'explose pas les vraies chaines et ne va-t-il pas explorer l'incertitude, ce qu'il y a derrière le rideau des conventions intellectuelles et scientifiques, au moins juste pour voir où ça pourrait mener?
On toucherait presque au sens de la vie de l'homme et de l'existence de Dieu, et de la relation homme-Esprit. Mais à chaque fois on s'y dérobe.
En d'autres temps je me serais mise en colère contre cette supercherie qui ne veut pas se montrer.
Mais là il fait trop chaud...

[Xavi]

Merci à Zélie pour toutes ses réflexions approfondies.

Bref pour moi une copie à revoir, celle-ci pêche par trop de naïveté intellectuelle des uns, et par un positionnement pas honnête jusqu'au bout des autres

Une copie à revoir ? : c’est exactement ce qu’a fait l’auteur de la version abrégée dont j’ai indiqué la référence.

Y a-t-il récupération ou exposé d’un cheminement où tout ne fut pas que lumière ?

Depuis le message de Zélie en réaction au film sur Etty Hillesum, je suis assez désolé d’avoir découvert que le film qui m’avait été montré et dont j’ai un CD n’est, en réalité, qu’une version abrégée qui s’avère plus exactement une version censurée.

Les informations que je découvre sur internet me font penser que ce fil donne aussi de Etty Hillesum une approche par quelques passages lumineux qui omet son difficile cheminement et d’autres réflexions beaucoup moins lumineuses.

Sauf erreur de ma part, car mon information se limite au film (version abrégée) et à ce que j’ai pu lire sur internet, je n’ai pas connaissance d’un regard critique qu’Etty Hillesum aurait elle-même posé sur sa propre évolution notamment par rapport à la sexualité et à la maternité qui l’ont amené à de la désespérance autant qu’au détachement et à l’abandon.

Il me semble donc assez objectif de ne pas omettre dans sa bibliographie les aspects parfois très sombres de son parcours et de plusieurs de ses réflexions.

C’est une personnalité qui paraît très riche mais qu’il convient d’aborder avec beaucoup de nuances.

[zelie]

C’est une personnalité qui paraît très riche mais qu’il convient d’aborder avec beaucoup de nuances.

Tout à fait.
Mais alors ce qui va interroger c'est la pertinence du regard : le nôtre, celui des journalistes/réalisateurs qui l'ont mise en scène ou littéralisée. A chaque fois on ne peut nier une récupération subjective; où se situe alors la réalité de cette âme en recherche de Dieu ?
Quand on connait ou qu'on pressent ce que peut être la richesse d'une relation à Dieu en ces temps (voir Soeur Bénédicte/ Edith Stein), on sent alors que pour Etty il y a de la réduction dans ses différents portraits et citations...
Un peu dommage.
La lire en entier serait peut-être la chose à faire, mais pour moi ça va être trop tard... rentrée oblige.

[etienne lorant]

Quant à moi, je vais poursuivre la lecture. Je suis plus gêné qu'avec d'autres comme Simone Weil, ou Julien Green, parce que le texte est très dense. Elle a écrit chaque jour, parfois plusieurs fois. Mais ce qui en ressort déjà, eh bien, c'est une pensée qu'avait exprimée rien moins que Jean-Paul II, alors séminariste en secret et ouvrier dans une mine polonaise où l'on cassait de la pierre. Il disait aux jeunes de son âge qu'éprouver et manifester de la haine contre les "démons" (il désignait ainsi - chez l'occupant, les militaires allemands fanatisés - ceux de la SS et leurs maîtres), n'aboutirait qu'à les rendre pires encore. Or, Etty dit écrit des choses semblables et finalement cela se résume en quelque chose de très simple: on ne se rend pas vainqueur du mal par le mal, mais par le bien.

Mais si Etty m'étonne plus que Simone Weil, c'est que cette dernière avait déjà réfléchi beaucoup avant de rencontrer le Christ. Tandis qu'Etty a parcouru tout le chemin en moins de trois ans et dans des conditions pires que Simone.

Bonne soirée et bonne rentrée (enfin la moins lourde rentrée possible !)

[zelie]

bah, la rentrée je l'étale sur 10 jours, je peux me le permettre, d'autant que je n'ai pas les filles cette semaine elles sont chez mon frérot en Bourgogne. Aussi je compose à ma convenance.
Du coup même si chaque rentrée signifie remettre un paquebot en marche étape par étape, je finis par y arriver.
Et puis je confie tout à Marie et à Jésus; depuis qu'un prêtre-écrivain débordant de joie m'a claironné, devant mon air marron, que "tout ce qui te préoccupe, Dieu s'en occupe", c'est une phrase qui a pris corps en moi.
Même le Salésien qui m'a confessé à Lourdes cet été m'a rappelé à cet acte de foi; lui aussi a remarqué vite fait que j'ai tendance à me prendre la tête...
Mais c'est vrai que la rentrée signifie toujours pour moi manoeuvre immense et périlleuse en eaux étroites; j'ai l'impression de manipuler un pétrolier dans le canal de Panama!

Mais mille mercis Etienne de ton petit mot!

[etienne lorant]

L'importance qu'Etty a accordé à son premier agenouillement : «Avant, j'étais de ceux qui se disent de temps à autre : au fond, je suis croyante. Et maintenant je sens la nécessité de m'agenouiller soudain au pied de mon lit, même dans le froid d'une nuit d'hiver». m'avait rappelé une étape de la conversion d'une autre juive (Simone Weil). Elle aussi, de passage à Assise, découvre la petite chapelle où saint François avait prié et là : « Quelque chose de plus fort que moi, m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux. » Par la suite, cet agenouillement deviendra même invisible, puisqu'intérieur : «Parfois, au moment où on l'attendait le moins, quelqu'un s'agenouille soudain dans un recoin de mon être. Je suis en train de marcher dans la rue, ou en pleine conversation avec un ami. Et ce quelqu'un qui s'agenouille, c'est moi».

[Théo d'Or]

L'histoire de Etty est racontée dans un film documentaire (Le convoi) qui se trouve en plusieurs parties sur You tube :
http://www.youtube.com/results?search_q ... onvoi+etty

Bonjour à tous,

Je viens de regarder les trois premières parties mais je suis bloquée car le quatrième morceau du film manque. Ce qui est assez frustrant, d'autant que la suite y est. Avez-vous rencontré le même problème? J'aimerais pouvoir regarder la version non élaguée avant la version finale.

Cela dit, le peu que j'ai lu de la vision du monde de Etty Hillesum m'a beaucoup touchée tellement j'ai l'impression de m'y reconnaître. Et me fait penser à une réflexion que je me suis faite il y a quelques mois, une forme "d'eureka" tel qu'on en connait à certains moments dans la vie. C'était au sujet de l'économie (financière). Alors que je pestais contre tous les voleurs qui se font des thunes sur la souffrance et l'usure d'autrui, je me suis rendue compte que pour une même organisation commerciale qui a réussi, avec les mêmes pratiques apparentes, agissant à priori selon les mêmes lois, je pouvais aussi bien trouver quelqu'un avec une vraie éthique intérieure que quelqu'un qui en était dépourvu. Plus largement, je me suis rendue compte que c'était pareil dans la vie en général: je n'ai aucun indice CERTAIN me permettant de juger de l'éthique de quelqu'un... Ni de faire la différence entre quelqu'un qui est prêt à donner sa vie ou prêt à bouffer celle des autres. Et le fait qu'on doive tous bouffer, justement, ne facilite pas une appréciation absolument correcte des agissements de quelqu'un, en dehors des actes "évidemment" agressifs.

C'est aussi votre réflexion sur le naturisme, Zélie, qui m'y a fait repenser. C'est clair que si on s'habille, c'est pour une raison autre que le froid qui règne habituellement dans nos contrées (sauf pour le moment ) En fait, on a construit une norme qui se base sur l'à priori de la présence du mal. Honnêtement, je serais de ceux qui, par cette chaleur, iraient bien se promener à poil dans la ville... Virer l'à priori qui nous englue et qui nous oblige à nous protéger en permanence. Mais s'il n'est pas encore possible de déambuler les corps nus et libres (quoique... si on considère qu'il faut de tout pour faire un monde... ), il est déjà possible de trouver des zones situées hors de cet à priori de la présence du mal... Des zones dans lesquelles on peut se livrer à autrui en ayant la certitude que rien de ce qui touche à la Vie ne peut être détruit, quand bien même le mal s'y inviterait malgré tout. Évidemment, ça implique une décision: choisir de voir le beau, voir l'humain... Voir le divin en somme. C'est exactement ça qui me séduit chez Etty.

Théo d'Or

[etienne lorant]

Voici les notes que j'avais voulu poster l'autre jour. Sur ce point le futur pape Jean-Paul II et Etty Hillesum - pratiquement à la même époque, lui en Pologne, elle dans le ghetto d'Amsterdam, arrivent à la même conclusion:

"La haine farouche que nous avons des Allemands verse un poison dans nos coeurs. "On devrait la noyer cette sale race, tous les détruire jusqu'au dernier" - on entend cela tous les jours dans les conversations et on a l'impression de ne plus pouvoir vivre cette période maudite. Jusqu'au jour où m'est venue soudain, il y a quelques semaines, cette pensée libératrice qui a levé comme un jeune brin d'herbe au milieu d'une jungle de chiendent :

N'y aurait-il qu'un seul Allemand respectable, il serait digne d'être défendu contre toute la horde des barbares. Sa seule existence vous enlèverait le droit de déverser votre haine sur un peuple entier.

Jean-Paul II, dans la carrière où il cassait des cailloux dans la carrière de Zabrziwek, méditait les mêmes choses et n'allait pas tarder à entrer clandestinement au séminaire.

Je dépose une copie de ce message sous la rubrique "Spiritualité", car cela en vaut la peine... devrions-nous nous retrouver un jour sous un joug oppresseur que certains d'entre nous ont déjà désigné...



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[etienne lorant]

Juin 1941
"Hier, j'ai cru un moment ne pouvoir vivre plus longtemps. J'avais perdu le sens de la vie et le sens de la souffrance. J'avais l'impression de m'effondrer sous un poids formidable. Pourtant, j'ai continué à me battre et voilà que je me sens plus forte qu'avant. J'ai essayé de regardé au fond des yeux la souffrance de l'humanité, je me suis expliquée avec elle, ou plutôt "quelque chose" en moi s'est expliqué avec elle, des interrogations désespérées ont reçu des réponses, la grande absurdité a laissé place à un peu d'ordre et de cohérence, et me voilà capable de continuer mon chemin"
Mardi 26 août 1941
"Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l'atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits et Dieu est enseveli. Alors, il faut le remettre au jour. Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d'eux. Il est est d'autres qui penchent la tête et la cache dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes"

[etienne lorant]

J'ai lu les pages du Journal d'E.H. assis à la seule table qui restait dans un snack. Je croyais bien prendre mon repas avec ma mère, mais quelqu'un d'autre m'y avait devancé sans m'en parler. Je veux m'habituer à supporter sans rien dire, et tout cela colle bien à ce que je lis...

21 octobre
Processus lent et douloureux que cette naissance à une véritable indépendance intérieure. Certitude de plus en plus ferme de ne devoir attendre des autres ni aide, ni soutien, ni refuge, jamais. Les autres sont aussi incertains, aussi faibles, aussi démunis que toi-même. Tu seras toujours renvoyée à toi-même. Il n'y a rien d'autre. Le reste est fiction.

Samedi (pas de date)
La fille qui ne savait pas s'agenouiller a fini par l'apprendre, sur le rude tapis de sisal d'une salle de bain un peu fouillis. Mais ces choses-là sont encore plus intimes que la sexualité. Cette évolution en moi, l'évolution de "la fille qui ne savait pas s'agenouiller", je voudrais lui donner forme dans toutes ses nuances.

Mercredi (pas de date)
je m'agenouille une fois de plus sur le tapis de sisal, le visage dans les mains, et je demande: Ô Seigneur, fais-moi me dissoudre dans un grand sentiment indivisible. Fais-moi accomplir les mille tâches quotidiennes avec amour, mais fais jaillir le plus petit acte d'un grand foyer central de disponibilité et d'amour. Alors, la nature de ce que l'on fait, le lieu où l'on est ne comptent plus.

J'ai lu plusieurs autres pages mais ce sont ces mots que j'ai gardés, puisqu'ils me parlaient à moi. Je ne suis pas juif, je ne suis pas dans un ghetto, je ne subis pas de brimades, mais l’atmosphère, les états d'esprit y sont. On dirait qu'il y a d'un côté ceux qui croient encore à une forme de "transcendance" (il y a plusieurs définitions à ce mot) et ceux qui croient, essentiellement, à un plat de choucroute et une bière...

[etienne lorant]

Nouvel agenouillement - geste de plus en plus spontané

Dimanche (sans date)
Hier soir, juste avant de me coucher, je me suis retrouvée tout à coup agenouillée au milieu de cette grande pièce, entre les chaises métalliques, sur le léger tapis de sparterie. Comme cela, sans l'avoir voulu. Courbée vers le sol par une volonté plus forte que la mienne. Il y a quelque temps, je me disais: "Je m'exerce à m'agenouiller". j'avais encore trop honte de ce geste, aussi intime que que ceux de l'amour, dont seuls savent parler les poètes.
"Mon Dieu, je te remercie de m'avoir faite comme je suis. Je te remercie de me donner parfois cette sensation de dilatation, qui n'est que le sentiment d'être pleine de toi. Je te promets que toute ma vie ne sera qu'une aspiration à réaliser cette belle harmonie, et à obtenir cette humilité et cet amour vrai dont je sens en moi la possibilité à mes meilleurs moments".

Fin de lecture pour l'année 1941

[etienne lorant]

J'ai poursuivi ma lecture. Elle me fut plus difficile, non du fait du destin final de l'auteur, mais de mon propre sentiment de malaise. Ce qu'Etty a vécu, nous pourrions le vivre aussi. Il ne s'agirait pas des mêmes situations, évidemment, mais nous pourrions tous nous retrouver à nous poser les mêmes questions et à vivre des expériences similaires. Je crois que le manque de bien va déboucher sur une surabondance de maux. Je compte recopier un extrait de ce que j'ai lu avant la fin de cette journée.

[etienne lorant]

Jeudi 19 février 1942, 2 heures de l'après-midi

Si je devais dire ce qui m'a le plus frappée aujourd'hui, ce sont les grosses mains de Jan Bool, toutes violacées par l'hiver. Quelqu'un venait de mourir sous la torture, un de plus. C'était ce garçon tranquille de la librairie Cultura. Je me souviens qu'il jouait de la mandoline. Il avait une jolie fiancée. Elle était devenue sa femme et ils avaient un enfant.
"Les brutes", s'écriait Jan Bool dans le couloir de l'université, noir de monde, "ils l'ont démoli." Et Jan Romein, et Tielroy, et combien d'autres professeurs, des gens d'un certain âge, plutôt fragiles. Dans cette même région du Veluwe où ils passaient autrefois leurs vacances dans une pension accueillante, ils sont aujourd'hui internés dans une baraque à courants d'air.
"On ne leur a même pas laissé leur pyjama, ils n'ont droit à aucun effet personnel", racontait Aleida Shot à la Cafeteria de l'université. On cherche à les abrutir, à les pénétrer d'un sentiment d'infériorité. Ils sont bien assez de force morale, mais la plupart sont de santé très fragile. Pos est dans un couvent à Haren et écrit un livre. Du moins, c'est ce qu'on raconte.

Atmosphère lugubre, ce matin. Pas complètement, pourtant: il restait une petite lueur d'espoir, et ce fut une brève conversation avec Jan Bool, inattendue, comme nous passions par l'étroite et glaciale Langebruggesteeg, puis à l'arrêt du tram. "Qu''a donc l'homme à vouloir ainsi détruire ses semblables ?" demandait Jan d'un ton amer. "Les hommes, les hommes, n'oublie pas que tu en es un", lui dis-je. Il voulut bien en convenir, pour une fois, ce bougon de Jan. Je poursuivis mon sermon: "Et la saloperie des autres est aussi en nous. Et je ne vois pas d'autre solution, vraiment aucune autre solution que de rentrer en soi-même et d'extirper de son âme toute cette pourriture. Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n'ayons d'abord corrigé en nous. L'unique leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-mêmes et pas ailleurs".
Jan semblait de mon avis. Il était ouvert à la discussion, il s'interrogeait au lieu de se réfugier derrière des théories sociales en béton armé, comme autrefois. Il dit: "C'est tellement facile ce désir de vengeance. On vit dans l'espoir de ce moment de vengeance. Mais cela ne nous apportera rien."

Nous étions dans le froid à attendre le tramway, Jan avait une rage de dents et les mains violacées. Mais nous ne proclamions pas de théories. Nos professeurs sont internés, un ami de Jan venait de mourir sous la botte, les sujets de détresse ne manquaient pas, mais nous nous disions: "C'est trop facile ce désir de vengeance". Voilà la lueur d'espoir de cette journée.

Note personnelle: Dans ce passage précis de son Journal, Etty montre elle-même, sans s'en rendre vraiment compte - si ce n'est qu'elle a cru utile de noter la date et l'heure de cet "incident", que tout ce qu'elle avait prié ou médité à genoux dans sa salle de bains, vient de porter du fruit à l'extérieur. C'est peut-être un grand mot, mais j'appelle cela : le travail de la grâce dans l'âme - de faire sortir à l'extérieur ce qui mûrissait à l'intérieur. Elle ira plus loin par la suite et beaucoup plus loin encore.

[etienne lorant]

Vendredi 27 février 1942

J'ai la sensation très nette que toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, mais qu'elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L'effrayant est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les enserrent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis de la main de l'homme, s'élèvent au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s'écrouler sur nous et nous ensevelir.

Note: J'ai songé aux tours du 11 septembre, je songe aussi à l'Europe reconstruite d'abord dans un élan de collaboration contre les confrontations précédentes, mais finalement, si l'on en écarte Dieu, c'est-à-dire l'attention aux plus petites, aux pauvres, aux malades, alors on retombe dans la construction d'une "tour de Babel". On défie Dieu, on cède au démon, on se jette entre ses griffes. Hélas, dire que je vais passer cette nouvelle soirée avec cela pour méditation. Mon Dieu, assiste-moi !