Le modèle royal dans l'oeuvre de Fénelon

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Le modèle royal dans l'oeuvre de Fénelon

Message non lu par VexillumRegis » jeu. 26 août 2004, 19:16

[align=center]Le modèle royal dans l'oeuvre de Fénelon[/align]


[align=justify]Je vais m’attacher dans cet exposé à étudier l’œuvre d’un homme, d’un prélat éminent en son temps, à savoir François de Salignac de la Mothe-Fénelon (1651-1715), archevêque de Cambrai de 1695 à sa mort. Puisque homme et oeuvre sont indissociables, il m’est nécessaire pour commencer de dire deux mots de son existence. Issu d’une famille de la vieille noblesse périgourdine, très tôt destiné à la carrière ecclésiastique, Fénelon reçoit une éducation humaniste solide. Sa vie de “courtisan” peut être commodément divisée en deux périodes, de part et d’autre de l’année charnière de 1699. Dans un premier temps, Fénelon, bien en cour, est lié avec le clan dévot, autour de Madame de Maintenon et des ducs de Beauvillier et de Chevreuse, ses amis intimes. Ces relations contribuent à le faire nommer au poste de précepteur du duc de Bourgogne, charge qu’il occupera de 1689 à 1697. C’est au cours de ces années que Fénelon rédige ses oeuvres principales, les oeuvres dites ad usum Delphini. Cette période faste s’achève avec la polémique quiétiste et la parution en 1699 du Télémaque, dont le roi n’a guère apprécié les allusions politiques. Relégué dans son diocèse, Fénelon y meurt en 1715, non sans avoir eu la tristesse de perdre son ancien élève trois ans plus tôt. Voilà donc sommairement pour l’aspect biographique du personnage.

Il est nécessaire maintenant de souligner l’âpreté des débats historiographiques qui entourèrent et qui entourent toujours l’œuvre de Fénelon. Disons pour simplifier qu’il existe deux courants d’interprétation de l’œuvre politique du prélat. Certains y voient une forme de réaction aristocratique utopique et vaine; c’est le cas par exemple de Pierre Gaxotte et plus encore de Roland Mousnier, qui qualifia Fénelon de “féodal ranci”. D’autres au contraire insistent sur le caractère libéral et moderne de l’œuvre politique du prélat; c’est le cas en particulier de Denis Richet pour qui libéralisme et idéal aristocratique étaient nécessairement confondus à l’aube du XVIIIème siècle. Dans ce même cadre de controverses, on oppose systématiquement la pensée politique de Fénelon à celle de son confrère Bossuet, alors qu’objectivement elles ne divergent que sur des points de détail, ce que je tâcherai de souligner au cours de cet exposé.

On a vu que Fénelon n’était pas un théoricien politique, mais un ecclésiastique doublé d’un pédagogue. Sa politique, comme celle de Bossuet, est toute entière tirée de l’ Écriture sainte. C’est pour cette raison que j’ai décidé de centrer mon exposé sur le caractère éminemment moral et religieux de la réflexion politique de Fénelon, une réflexion marquée par une tension essentielle entres les pouvoirs quasi illimités du prince et les devoirs qui incombent à sa charge. Dans une première partie, j’exposerai la conception qu’a Fénelon de l’autorité royale; puis dans une seconde partie, j’examinerai la galerie des portraits royaux que brosse l’archevêque de Cambrai, et si l’on n’y peut trouver en filigrane la figure de Louis XIV; enfin, dans une troisième et dernière partie, j’étudierai le rapport entre mythe, utopie et politique dans l’œuvre de Fénelon.


1. Une servitude déguisée. Conception de l’autorité royale dans l’oeuvre de Fénelon.

a) Source et prérogatives du pouvoir souverain.

Dans le cadre de son travail pédagogique avec le duc de Bourgogne, Fénelon fut conduit à réfléchir sur l’origine du pouvoir monarchique et les prérogatives attachées à cette charge. L’on chercherait cependant en vain dans l’œuvre du prélat une énumération claire et exhaustive des pouvoirs du souverain. Cela tient pour une part au fait que, comme je l’ai déjà fait remarquer, Fénelon n’était pas un théoricien, mais un précepteur: il préférait donc mettre l’accent sur l’aspect moral des devoirs incombant au roi, plutôt que de s’attacher aux problèmes juridiques de la définition des prérogatives du prince. D’autre part, il est important de souligner l’image pessimiste que Fénelon se fait du rapport de l’homme au pouvoir. Pour lui, le pouvoir a une force de corruption effrayante sur l’âme humaine; plus l’autorité est absolue, plus le risque est grand de voir le souverain se muer en tyran. C’est pour cette raison que Fénelon répugne tant à définir avec précision les pouvoirs du roi. Au contraire, plusieurs fois il met en garde les princes qui veulent pousser trop loin leur autorité. Ainsi, au livre XVII du Télémaque, Mentor dit au fils d’ Ulysse: “ Quand les rois s’accoutument à ne connaître plus d’autres lois que leurs volontés absolues et qu’ils ne mettent plus de frein à leurs passions, ils peuvent tout: mais à force de tout pouvoir, ils sapent les fondements de leur puissance (...)” et dans l’ Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, Fénelon conseille directement au duc de Bourgogne: “Ne souffrez point qu’on pousse trop loin votre autorité. Écoutez favorablement ceux qui vous en représenteront les bornes”. En fait, Fénelon est le tenant d’une position ambiguë de juste milieu: s’il ne se fait nul part le thuriféraire d’une autorité absolue du prince, nul part non plus il ne condamne explicitement et définitivement cette idée: il se contente de faire oeuvre de censeur moral. Cette ambivalence se retrouve particulièrement lorsque Fénelon traite de l’origine du pouvoir souverain et du rapport du roi à la loi.

En divers endroits de son oeuvre, l’archevêque de Cambrai fait référence à la théorie du droit divin des princes. Ainsi, dans l’ Examen de conscience, Fénelon parle de “la personne sacrée du roi”; dans le Discours prononcé au sacre de l’électeur de Cologne (1707), il dit à ce même prince: “Votre personne, qui est l’image de Dieu ici-bas”; et enfin, dans la Lettre à Louis XIV: “Je regarde Dieu en votre personne”. Mais contrairement à Bossuet, Fénelon ne s’attarde jamais sur ce sujet, il ne fait que l’évoquer en passant. Mieux: il ne cesse de rappeler tout au long de ses ouvrages que les rois sont des hommes comme les autres, idée classique chez les orateurs, mais qu’il développe amplement. On en trouve un exemple significatif au livre X du Télémaque, où Mentor dit au fils d’ Ulysse: “Un roi, quelque bon et sage qu’il soit, est encore homme (...) les hommes sont fort à plaindre d’avoir à être gouvernés par un roi, qui n’est qu’homme, semblable à eux (...) les rois ne sont pas moins à plaindre, n’étant qu’hommes, c’est à dire faibles et imparfaits.” Ainsi, en l’espace d’une vingtaine de lignes, Fénelon ne répète pas moins de trois fois que les rois ne sont que des hommes, ce qui prouve assez que cette idée lui tenait à cœur, et qu’il souhaitait l’inculquer à son élève.

En ce qui concerne le rapport du roi à la loi, la position de Fénelon n’est pas moins ambivalente. Il rejette le principe de droit romain Princeps solutus legibus est et prêche la nécessaire soumission du prince à la loi, ce qui le rapproche d’un autre texte célèbre du droit romain, la lex digna. Ainsi, au livre V du Télémaque, Fénelon met dans la bouche des vieillards de Crête ce précepte significatif: “Ceux qui ont dans leurs mains les lois pour gouverner les peuples doivent toujours se laisser gouverner eux-mêmes par les lois. C’est la loi et non pas l’homme qui doit régner” et Socrate dit à Alcibiade dans les Dialogues des morts ( n° XVII): “Celui qui gouverne doit être le plus obéissant à la loi. Sa personne détachée de la loi n’est rien, et elle n’est consacrée qu’autant qu’il est lui-même la loi vivante [ lex animata, expression tirée du droit romain] donnée pour le bien des hommes.” A priori, rien de moins absolutiste. Pourtant, dans l’esprit de Fénelon, cette obéissance du prince à la loi doit renforcer son autorité en donnant l’exemple de la soumission à son peuple. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une obligation politique, mais d’une obligation morale, d’une “dette d’ honnêteté” ( debitum honestatis ) selon l’expression de Balde. La position de Fénelon est donc en tout point semblable à celle de Bossuet qui, après avoir cité la lex digna, commente: “Les rois sont donc soumis comme les autres à l’équité des lois [ puissance directive ] (...) mais ils ne sont pas soumis aux peines des lois [ puissance coactive ]”.

Si Fénelon se montre peu prolixe en ce qui concerne les pouvoirs dévolus au souverain, il est en revanche beaucoup plus loquace lorsqu’il aborde le sujet des devoirs incombant au prince. C’est l’objet de ma seconde sous-partie.

b) Les devoirs du prince.

Une “servitude déguisée”, voilà comment Fénelon qualifie la fonction royale en divers passages de son oeuvre. Pour lui, en effet, les devoirs incombant aux princes sont si lourds, si contraignants, les dangers qui les guettent si grands, qu’il faudrait être fou pour souhaiter échanger sa condition de simple particulier pour devenir roi. Ainsi Mentor , au livre V du Télémaque, dit qu’ “il préférait les douceurs d’une vie privée à l’éclat de la royauté (...) si la servitude est misérable, la royauté ne l’est pas moins, puisqu’elle est une servitude déguisée” et Télémaque, au livre XIV, s’écrit: “Ô insensé celui qui cherche à régner! Heureux celui qui se borne à une condition privée et paisible, où la vertu est moins difficile!”. Lorsque Fénelon se met à égrener le long chapelet des devoirs incombant au souverain, on comprend combien le métier de roi puisse lui sembler être un fardeau. On en a un exemple significatif, quoique un peu long, au cinquième livre du Télémaque; c’est encore Mentor qui s’exprime: “le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu’aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire que le reste des hommes. Il doit être au dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées, et, au dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n’est point pour lui-même que les dieux l’ont fait roi; il ne l’est que pour être l’homme des peuples: c’est aux peuples qu’il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection, et il n’est digne de la royauté qu’autant qu’il s’oublie lui-même pour se sacrifier au bien public.” Le mot est lancé: le métier de roi est un sacrifice, un véritable sacerdoce; je reviendrai sur cette idée au cours de ma troisième partie. Et malheur aux rois qui failliraient à leur tâche! car ils seront plus sévèrement punis dans l’autre monde. Ainsi Télémaque, au livre XIV de ses aventures, “était effrayé de voir combien les rois étaient plus rigoureusement tourmentés que les autres coupables [ dans les enfers].” Notons que cette idée du châtiment des mauvais rois dans l’autre monde dérive directement de la Bible (cf. sag., VI, 6).

L’expression qui chez Fénelon résume le mieux la tâche qui échoit aux princes est celle de “père des peuples”; elle est récurrente dans tous ses ouvrages. Le roi doit posséder le “trésor des cœurs” de ses sujets, formule que le prélat a emprunté au Testament politique de Richelieu; il doit pouvoir dire à l’instar de Louis XII dans les Dialogues des morts (n° LXIV): “J’ai toujours aimé mes sujets comme mes enfants”. Lorsqu’au livre II du Télémaque le roi d’ Égypte Sésostris meurt, “Chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son père”: tels sont les sentiments que le prince doit inspirer à ses sujets. Cette conception paternaliste du pouvoir monarchique n’est pas propre à Fénelon; on peut même dire que c’est un poncif des modes de représentation de la personne royale. Ainsi Bossuet écrit: “les rois tiennent la place de Dieu, qui est le vrai père du genre humain (...) il paraît par tout cela que le nom de roi est un nom de père” et La Bruyère: “Nommer un roi père du peuple est moins faire son éloge que l’appeler par son nom ou faire sa définition.”

A cette représentation paternaliste du pouvoir royal se greffe l’image chère à Fénelon du roi de justice, que l’on retrouve dans la formule de “juge des peuples”, autre expression tirée de la Bible (sag., I, 1; VI, 2; ps., LXXI, 1-2; LXXXI, 3-4) et fréquemment utilisé par l’archevêque de Cambrai. Ce dernier, encore imprégné de la traditionnelle image médiévale du roi justicier, a pris saint Louis comme modèle de son Sésostris. Voici comment le sage roi d’ Égypte nous est présenté au livre II du Télémaque: “il écoutait chaque jour, à certaines heures réglées, tous ceux de ses sujets qui avaient ou des plaintes à lui faire ou des avis à lui donner (...) il jugeait tous les jours les peuples avec une patience et une sagesse qu’on admirait sans flatterie”, et Télémaque, qui a retenu la leçon, s’écrit au livre XV, au cours d’une assemblée de princes: “Écoutez, ô vous qui, étant établis rois, c’est à dire juges des peuples, devez savoir juger les hommes avec justice, prudence et modération.” Bien juger, c’est pour le prince ne pas hésiter à prendre le parti des faibles ( Mentor, lors du séjour égyptien, fait remarquer à Télémaque “la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche” ), “bien juger, c’est juger selon les lois” ( Examen de conscience ).

Une fois les pouvoirs et les devoirs du prince esquissés, il me reste à traiter des limites que Fénelon assigne à l’autorité royale. C’est l’objet de ma troisième sous-partie.

c) Les bornes de l’autorité royale.

Par bornes de l’autorité royale, il ne faut pas entendre des bornes juridiques imposées au prince. Je l’ai déjà souligner, Fénelon ne conteste jamais la plénitude de la puissance royale. Les limites qu’il préconise sont d’un ordre purement moral; le prince doit les respecter, mais personne ne peut l’y contraindre: sa conscience seule peut lui dicter la conduite à tenir, elle est l’unique et véritable limite au pouvoir absolu du souverain. Cependant deux corps constitués, l’ Église et la noblesse, et un troisième corps que Fénelon souhaiterait voir renaître, les états généraux, pouvaient, dans une certaine mesure, se prévaloir du rôle de bornes de la puissance royale. L’archevêque de Cambrai s’employa donc à clarifier les rapports entre le prince et ces corps intermédiaires.

Fénelon, en tant que haut dignitaire de l’ Église, s’intéressa tout naturellement au problème des rapports entre puissance temporelle et puissance spirituelle, problème d’autant plus aigu que le règne de Louis XIV fut ponctué dans sa première partie de conflits avec la papauté ( affaire de la régale ). L’archevêque de Cambrai, comme la plupart des autres prélats de son temps, pose comme principe premier l’indépendance totale ente le sacerdoce et l’empire. Ainsi, dans les Tables de Chaulnes (1711), Fénelon écrit: “indépendance réciproque des deux puissances (...) elles doivent demeurer distinctes et libres de part et d’autre (...)”. Bossuet ne pense pas autrement lorsqu’il écrit dans sa Politique: “Le sacerdoce dans le spirituel et l’empire dans le temporel ne relèvent que de Dieu” (VII, V, 12). Si les deux évêques prônent exactement la même idée, c’est cependant dans une optique radicalement différente. Pour Bossuet, l’indépendance des deux glaives consacre l’absolutisme du prince; pour Fénelon, elle garantit la liberté de l’ Église. La divergence entre les deux prélats apparaît au grand jour à propos de la question délicate de la possibilité pour le pape d’excommunier puis de déposer les rois. Bossuet est farouchement opposé à cette idée, à ses yeux germe de guerre civile; Fénelon, au contraire, y est favorable. Il écrit à ce propos dans les Tables de Chaulnes: “donc l’ Église peut excommunier prince, et prince faire mourir pasteur. Chacun doit user de ce droit seulement à toute extrémité. Mais c’est un vrai droit”. Pour Fénelon, les libertés gallicanes sont pour l’ Église de France une véritable servitude; le prince ne doit pas s’immiscer dans les affaires spirituelles. Au livre XVII du Télémaque, Mentor répond au fils d’ Ulysse, qui voulait régler un différent entre deux prêtres: “Pourquoi vous mêleriez-vous des choses sacrées ? (...) employez seulement votre autorité à étouffer les disputes dès leur naissance (...) la religion vient des dieux, elle est au-dessus des Rois. Si les Rois se mêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettront en servitude”. Dans le Discours prononcé au sacre de l’électeur de Cologne, Fénelon précise encore sa pensée en précisant les deux fonctions auxquelles doit se borner le prince en matière de religion: “la première est de maintenir l’ Église en pleine liberté contre tous ses ennemis du dehors (...) la seconde est d’appuyer ces mêmes décisions [ en matière de dogme ], dès qu’elles sont faites, sans se permettre jamais, sous aucun prétexte, de les interpréter”. Intervenir en dehors de ces deux cas de figure, c’est violer les droits de l’ Église et compromettre ses chances de salut.

L’archevêché de Cambrai ne conférait pas seulement à Fénelon une haute dignité dans la hiérarchie ecclésiastique, mais il lui donnait aussi le titre de duc, faisant de lui l’égal de ses amis Chevreuse et Beauvillier. De fait, issu d’une très ancienne famille de la noblesse périgourdine, Fénelon était très attaché aux prérogatives liées au droit du sang, et professait en matière sociale un indéniable conservatisme favorable à la noblesse. Ainsi, au livre X du Télémaque, Mentor conseille à Idoménée, roi de Salente: “réglez les conditions par la naissance. Mettez au premier rang ceux qui ont une noblesse plus ancienne et plus éclatante”; et dans la Fable XXX, intitulée “Les abeilles”, Fénelon présente une ruche de ces insectes comme un modèle de république policée et fait remarquer à son élève: “les plus considérables d’entre les abeilles conduisaient les autres, qui obéissaient sans murmure et sans jalousie contre celles qui étaient au-dessus d’elles”. La même métaphore animale est utilisée pour la fable XXVII, “Les abeilles et les vers à soie” où Jupiter doit arbitrer un conflit entre les abeilles [ = la noblesse ] et les vers à soie [ = le tiers état ]. La fable se termine ainsi: “Jupiter embarrassé pour la décision déclara enfin que les abeilles tiendraient le premier rang à cause des droits qu’elles avaient acquis depuis les anciens temps. - Quel moyen, dit-il, de les dégrader ? je leur ai trop d’obligation.” Donc le roi, selon le mot de la fable, a “trop d’obligation” envers sa noblesse pour pouvoir la rabaisser, il se doit de la respecter et de la favoriser: c’est un impératif moral.

En ce qui concerne les états généraux, l’attitude de Fénelon ne fut pas toujours très claire. Il y fait déjà référence, sous forme allégorique, au livre VII du Télémaque où il évoque une assemblée des trois “ordres” du royaume de Tyr: “Narbal [ un phénicien, ami de Mentor et de son élève ] assembla les chefs du peuple, les vieillards qui formaient le conseil et les prêtres de la grande déesse de Phénicie. Ils saluèrent Baléazar [ le fils du précédent souverain ] comme leur roi (...)”. Cette cérémonie n’est pas sans évoquer les anciennes assemblées franques et autres champs de mars que les nobles contemporains de Fénelon invoquaient pour appuyer leurs revendications. L’archevêque de Cambrai ne semble pas s’être intéressé beaucoup à ce genre de spéculations historiques. On trouve cependant dans l’ Examen de conscience un passage qui tendrait à prouver qu’il en avait quelque connaissance. Il y écrit en effet: “autrefois le roi ne prenait rien sur les peuples par sa seule autorité. C’était le Parlement, c’est à dire l’assemblée de la nation, qui lui accordait les fonds nécessaires pour les besoins extraordinaires de l’ État. Hors de ce cas il vivait de son domaine. Qu’est-ce qui a changé cet ordre, sinon l’autorité absolue que les rois ont prise ?” “L’assemblée de la nation” ( on remarquera le caractère novateur de cette expression ) que souhaite Fénelon, ce sont les états généraux. C’est dans les Tables de Chaulnes qu’il s’étend le plus à leur sujet, en leur conférant des prérogatives étonnement étendues: “Autorité des états pour s’assembler tous les trois ans (...) pour continuer les délibérations aussi longtemps que nécessaire, pour étendre leurs délibérations sur toutes les matières: de justice, de police, de finance, de guerre, d’alliances et négociations, de paix, d’agriculture, de commerce (...)”. Ce passage est, à n’en pas douter, réellement révolutionnaire. Concéder de tels droits aux états généraux, c’était reléguer le roi au second plan, le dépouiller de sa souveraineté. Fénelon était-il prêt à aller aussi loin ? Il ne semble pas. En fait, Fénelon semble s’être effrayer de ses propres hardiesses. En différents passages de son oeuvre, il s’inquiète que de telles réformes puissent entraîner des troubles à l’ordre civil, troubles qu’un homme épris d’ordre comme lui ne pouvait tolérer. Ainsi, dans une lettre du 4 août 1710 au duc de Chevreuse ( soit un an avant le texte des Tables de Chaulnes ), Fénelon se montrait beaucoup plus réservé sur les états généraux et craignait s’ils étaient réunis “un dangereux excès de liberté”; il préférait à cette époque une consultation de “notables”. On voit donc que sa position à l’égard des états a été variable, allant de mesures singulièrement hardies à des propositions beaucoup plus modérées.

Après avoir étudier la conception de l’autorité royale dans l’œuvre de Fénelon, j’en viens maintenant à ma seconde partie. Je vais tâcher d’y éclairer l’attitude de Fénelon envers Louis XIV.


2. Galerie de rois, portrait du Roi: Fénelon et Louis XIV.

a) La figure d’ Idoménée ou Louis XIV humilié.

Dès sa parution en 1699, le Télémaque fut interprété dans le milieu de la haute aristocratie versaillaise comme une oeuvre à clef, comme une critique voilée du gouvernement en place. Saint-Simon se fait l’écho de cette opinion lorsqu’il écrit dans ses Mémoires: “On avait persuadé au Roi qu’ Astarbé et Pygmalion dans Tyr était sa peinture et celle de Madame de Maintenon à Versailles”. Fénelon ne répondit à cette accusation que tardivement ( en 1710 ), mais avec éloquence, dans un mémoire adressé au Père Le Tellier, le confesseur du roi: “Il aurait fallu que j’eusse été non seulement l’homme le plus ingrat, mais encore le plus insensé pour y vouloir faire des portraits satiriques et insolents. J’ai horreur de la seule pensée d’un tel dessein (...) tous les meilleurs serviteurs qui me connaissent savent mes principes d’honneur et de religion sur le Roi.” Pourtant, force est de constater que malgré toutes les dénégations de Fénelon, la figure de Louis XIV est partout présente en filigrane dans son œuvre, et critiquée souvent avec vigueur. C’est ce que je vais tâcher de démontrer dans cette seconde partie.

Le roi imaginaire qui a le plus de points communs avec Louis XIV, c’est Idoménée, le roi de Salente, et c’est justement pour cette raison qu’il tient une place particulière et privilégiée dans le Télémaque. Voyons un peu quels sont ces points communs. Tout d’abord, les deux princes ont, au fond, un bon naturel. Dans sa Lettre à Louis XIV, Fénelon écrit: “Vous êtes né, Sire, avec un cœur droit et équitable”, passage que l’on peut mettre en parallèle avec un extrait d’une autre Lettre à Louis XIV, cette fois écrite par Bossuet en 1675: “Vous êtes né, Sire, avec un amour extrême pour la justice, avec une bonté et une douceur qui ne peuvent être assez estimées”. Cette bonté naturelle que Fénelon et Bossuet prêtent à Louis XIV se retrouve pareillement formulé à propos de deux autres figures royales présentes dans les Dialogues des morts: Xerxès et Alexandre. Léonidas dit ainsi au Grand Roi ( n° XI ): “Tu avais naturellement du courage et de la bonté de cœur”, et Clitus à Alexandre ( n° XXVI ): “Je te reconnais pour un grand conquérant, d’un naturel sublime, mais gâté par de trop grands succès”. On soulignera en passant que la figure du prince macédonien occupa une place privilégiée dans le programme iconographique du début du règne ( cf. à ce propos J. Cornette, Le roi de guerre, pp. 233-236 ). Avec cette réplique de Clitus, on touche au fond du problème. Idoménée, Alexandre, Xerxès et derrière, Louis XIV, tous, malgré leur bonté naturelle, ont été pervertis par leurs trop grands succès, succès qui entraînent la démesure et l’orgueil, l’ubris des grecs. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Fénelon reproche au roi sa bonne fortune. Il écrit dans sa Lettre: “Parce que vous avez toujours été heureux, vous ne pouvez vous imaginer que vous cessiez jamais de l’être (...)”; et il fait de cet aveuglement ( “Vous vivez comme ayant un bandeau fatal sur les yeux“ ) la source des malheurs de la France. En fait, dans l’esprit de l’archevêque de Cambrai, le malheur et la souffrance sont choses indispensables à la formation d’un prince. Elles furent par exemple bénéfiques à Henri IV qui, dans le Dialogue qui l’oppose à son prédécesseur ( le n° LXVIII ), dit: “Le malheur m’a beaucoup servi, car j’étais naturellement paresseux et trop adonné aux plaisirs. Si je fusse né roi, je me serais peut-être déshonoré, mais la mauvaise fortune à vaincre et mon royaume à conquérir m’ont mis dans la nécessité de m’élever au-dessus de moi-même”; il en est de même pour Idoménée, à qui Mentor dit au livre VIII: “Vous êtes bien changé et j’aurais eu de la peine à vous reconnaître. J’en conçois clairement la cause: c’est que vous avez beaucoup souffert dans vos malheurs; mais vous avez bien gagné en souffrant, puisque vous avez acquis la sagesse”. Fénelon souhaite donc que Louis XIV prenne conscience que les difficultés qu’il connaît à partir de 1690 sont une chance qu’il doit saisir pour s’amender. “Il faut vous humilier sous la puissante main de Dieu”,voilà l’expression qu’utilise le prélat dans la “Lettre à Louis XIV”; expression qu’il réutilise en la mettant cette fois dans la bouche de Mentor lorsque celui-ci sermonne Idoménée au livre X: “Vous n’avez point fait ce que font ceux qui aiment la vérité et qui méritent de la connaître. Voyons si vous aurez maintenant le courage de vous laisser humilier par la vérité qui vous condamne”. La différence ( et elle est de taille ! ) entre Idoménée et Louis XIV, c’est qu’en fin de compte, le roi de Salente accepte de s’humilier et de confesser ses fautes à Mentor, ce qui lui vaut en retour ce bel éloge: “Idoménée a fait des fautes que presque tous les rois font; mais presque aucun roi ne fait, pour se corriger, ce qu’il vient de faire”. Il va de soi que cet hommage ne s’adresse pas à Louis XIV qui, quant à lui, n’a tenu aucun compte des remontrances du prélat, s’il en a jamais eu connaissance.

A travers Idoménée, Fénelon critique aussi certaines méthodes de gouvernement en usage à Versailles ( ou qu’il croit en usage ), et qu’il juge malsaines. C’est l’objet de ma seconde sous-partie.

b) Idoménée, image du roi trompé.

Au livre XI du Télémaque, le roi de Salente raconte à Mentor la cause de tous ses malheurs: son aveugle confiance en Protésilas et les artifices de ce favori pour le dégoûter d’un autre de ses conseillers, le sage et vertueux Philoclès. Ce dernier doit finalement s’exiler, et le roi, qui a pourtant découvert la fourberie de Protésilas, ne peut se résoudre à le perdre et continue même de se livrer aveuglément à lui. Les premiers lecteurs du Télémaque interprétèrent la rivalité entre Philoclès et Protésilas comme une allégorie de l’opposition entre Louvois et Turenne, ce qui est sans doute faux, mais significatif, comme est significatif le fait qu’ Idoménée choisisse finalement de se confier au plus mauvais de ses conseillers. Une nouvelle fois, le comportement ici prêté au roi de Salente doit être mis en relation avec les critiques que Fénelon formule dans sa Lettre à Louis XIV. Il y attaque avec virulence les ministres, accusés de vouloir tout dominer et de monopoliser les oreilles du roi: “Depuis environ trente ans vos principaux ministres ont ébranlé et renversé toutes les anciennes maximes de l’ État pour faire monter jusqu’au comble votre autorité qui était devenue la leur, parce qu’elle était dans leurs mains (...) ils ont été durs, hautains, injustes, violents, de mauvaise foi. Ils n’ont connu d’autre règle (...) que d’écraser, que d’anéantir tout ce qui leur résistait. Ils ne vous ont parlé que pour écarter de vous tout mérite qui pouvait leur faire ombrage”. Ainsi les principaux ministres sont présentés comme autant de Protésilas: ils ne savent que calomnier les Philoclès qui osent parler librement ( comme Fénelon ); ils confisquent à leur profit le pouvoir royal puisque “pour le fond chaque ministre a été le maître dans l’étendue de son administration”. Et pourtant, le roi sait ce qui se passe, mais il se voile volontairement les yeux pour n’y point remédier. La Lettre abonde en formules qui affirment l’aveuglement volontaire du roi: “vous ne voulez pas voir l’extrémité où vous êtes réduit (...) vous craignez d’ouvrir les yeux, vous craignez qu’on ne vous les ouvre (...) vous vivez comme ayant un bandeau fatal sur les yeux (...) tout le monde voit et personne n’ose vous le faire voir (...) Dieu saura bien enfin lever le voile qui vous couvre les yeux, et vous montrer ce que vous évitez de voir (...)”. Pourquoi un tel aveuglement ? C’est Idoménée qui répond au livre XI: “Quand les rois se sont une fois livrés à des hommes corrompus et hardis qui ont l’art de se rendre nécessaires, ils ne peuvent plus espérer aucune liberté. Ceux qu’ils méprisent le plus sont ceux qu’ils comblent de bienfaits. J’avais horreur de Protésilas, et je lui laissais toute l’autorité. Étrange illusion ! Je me savais bon gré de le connaître, et je n’avais pas la force de reprendre l’autorité que je lui avais abandonnée”. C’est donc par faiblesse qu’ Idoménée a gardé Protésilas auprès de lui, et cette faiblesse l’a perdu comme il le confie à Mentor au livre VIII: “mon orgueil et la flatterie, que j’ai écoutée, ont renversé mon trône. Ainsi tomberont tous les rois qui se livrerons à leurs passions et aux conseils des esprits flatteurs”. Il va de soi que cette dernière apostrophe, en forme de prophétie, s’adresse à Louis XIV, à qui Fénelon écrit en substance la même chose: “vous ne prêtez volontiers l’oreille, Sire, qu’à ceux qui vous flattent de vaines espérances (...) vous allez tomber malgré vos victoires”.

Il apparaît par tout cela qu’il est primordial pour le prince de bien choisir ses conseillers. Mentor dit à Télémaque au livre XVIII: “le point essentiel du gouvernement est de bien discerner les différents caractères d’esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents”. Mais comment s’y prendre pour effectuer de bons choix ? Mentor / Fénelon esquisse une méthode un peu plus loin: “il faut étudier les hommes pour les connaître (...) les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, les éprouver (...) il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs cœurs toutes les ressources secrètes qui y sont, de les tâter de tous côtés, de les sonder pour les découvrir leurs maximes”. Une fois ce travail de fin psychologue accompli, le prince ne doit pas pour autant relâcher son attention, faute de quoi ses ministres, livrés à eux-mêmes, finiraient invariablement par empiéter sur ses prérogatives ou par lui mentir. Il doit au contraire, tel un timonier, tenir fermement la barre du navire de l’ État et assigner à chaque matelot un poste bien défini. Mentor ne dit pas autre chose à Télémaque au livre XVII: “l’occupation d’un roi doit être de penser, de former de grands projets et de choisir les hommes propres à les exécuter sous lui (...) ce qui empêche qu’on ne soit trompé, c’est la connaissance générale du gouvernement”. Il critique a contrario l’attitude du roi de Salente qui, nous dit-il, “s’applique trop au détail et ne médite pas assez le gros de ses affaires pour former des plans (...) quand on est né avec se génie borné au détail, on n’est propre qu’à exécuter sous autrui”. Ce “génie borné au détail”, c’est justement ce que Fénelon reproche à Louis XIV dans sa Lettre où l’on trouve ce court passage: “vous n’envisagez point d’une vue générale le gros des affaires qui tombent insensiblement sans ressource”. Saint-Simon s’était fait l’écho de ce reproche lorsqu’il écrivait à propos du Roi- Soleil: “Son esprit naturellement porté au petit se plut en toutes sortes de détails”.

Non seulement Fénelon porte un regard critique sur le gouvernement intérieur du royaume, mais il se permet aussi de blâmer, par le truchement de ses rois imaginaires, la politique extérieure de Louis XIV et la notion de gloire chère au monarque. C’est le sujet de ma troisième sous-partie.

c) Le roi conquérant, figure de l’ Antéchrist.

L’aspect profondément moral de la politique de Fénelon est particulièrement visible lorsqu’il se penche sur le problème des relations entre les peuples. Partant du principe biblique que tous les hommes sont les enfants de Dieu, et que par conséquent ils sont tous frères ( cf. matt., XXIII, 8 ), l’archevêque de Cambrai prône un idéal de fraternité universelle. Ainsi Mentor dit au livre IX du Télémaque: “Tout le genre humain n’est qu’une famille dispersée sur la face de toute la terre. Tous les peuples sont frères et doivent s’aimer comme tels”; et Socrate, au Dialogue n° VII, répète la même chose à Confucius: “la terre entière n’est qu’une seule patrie commune, où tous les hommes des divers peuples devraient vivre comme une seule famille”. Mais contrairement aux autres prédicateurs de son temps, comme Pascal ou Bossuet, Fénelon ne s’arrête pas à cette idée et refuse de faire la distinction entre guerres civiles et guerres étrangères. Il met ainsi cette phrase significative dans la bouche de Socrate, au Dialogue n° XVII: “Toutes les guerres sont civiles; car c’est toujours l’homme contre l’homme, qui répand son propre sang, qui déchire ses propres entrailles”. “La guerre, conclut donc Mentor au livre IX, est le plus grand des maux dont les dieux affligent les hommes”, et Socrate déclare au belliqueux Alcibiade ( Dialogue n° LXXX ): “La guerre quand on la regarde de près avec des yeux sains, est un spectacle monstrueux. C’est le déshonneur du genre humain”.

Ces quelques éléments expliquent que Fénelon s’attache tout au long de son oeuvre à démystifier le concept de gloire et l’image du prince conquérant. Pour lui, la gloire n’est pas celle que revendique l’aristocratie du XVIIème siècle, et encore moins celle qu’incarne le héros cornélien, excepté Polyeucte. La “vraie” gloire ne peut s’acquérir qu’en cultivant avec constance les vertus chrétiennes de justice, d’humanité, de modération, etc. La gloire du guerrier ne peut donc être que “fausse” et chimérique. Mentor ne pense pas autre chose lorsqu’il dit à Idoménée, au livre IX: “Quiconque préfère sa propre gloire aux sentiments de l’humanité est un monstre d’orgueil, et non pas un homme: il ne parviendra même qu’à une fausse gloire; car la vraie ne se trouve que dans la modération et dans la bonté”, et Télémaque, qui a bien assimilé les leçons de son précepteur, raisonne avec encore plus de véhémence au livre XIII: “Quoi donc! une fausse gloire, un vain titre de conquérant, qu’un prince veut acquérir, allume la guerre dans des pays immenses! (...) quelle gloire monstrueuse! peut-on trop abhorrer et trop mépriser des hommes qui ont tellement oublié l’humanité (...) ce ne sont pas même des hommes, et ils doivent être en exécration à tous les siècles dont ils ont cru être admirés”. Les conquérants sont ainsi “déshumanisés” : “ce ne sont pas même des hommes”, mais des fléaux du genre humain, “des monstres affamés de carnage” ( Dialogue n° I ).

Ces mots très durs, cette haine farouche de la guerre et des princes conquérants montrent assez que Fénelon ne pouvait que réprouver la politique extérieure de Louis XIV. Dans sa Lettre, il tente de démontrer que la gloire du souverain n’est pas une “gloire véritable”. Elle a mené le roi à entreprendre des guerres injustes, comme celle de Hollande, “la source de toutes les autres”, qui selon Fénelon, “n’a eu pour fondement qu’un motif de gloire et de vengeance, ce qui ne peut jamais rendre une guerre juste”; elle l’a d’autre part détourné de la vraie gloire, qui consiste à rendre ses peuples heureux et à se poser en médiateur des conflits entre les nations: “vous qui pouviez, Sire, acquérir tant de gloire solide et paisible à être le père de vos sujets, et l‘arbitre de vos voisins (...)”. Le vœu de Fénelon était que Louis XIV fusse l’arbitre de l’ Europe. C’est ce que Mentor demande à Idoménée au livre XI: “Pour les alliés, quand ils sont prêts à se faire la guerre les uns aux autres, c’est à vous de vous rendre médiateur. Par là vous acquérez une gloire plus solide et plus sûre que celle des conquérants”. D’ailleurs, les points de comparaison entre la politique extérieure du roi de Salente et celle du Roi- Soleil sont nombreux. Idoménée a ainsi ameuté contre lui une “ligue” de peuples italiques, Louis XIV dut affronter la ligue d’ Augsbourg; Idoménée a élevé des tours pour la sûreté de son territoire, Louis XIV entreprit d’entourer son royaume d’une ceinture de fer. En raison donc de ces “errements” guerriers du roi et du fait qu’il n’a par conséquent pas cultivée une “gloire véritable”, une gloire chrétienne, mais une gloire païenne, Fénelon tire la conclusion que Louis XIV s’est éloigné de la vraie religion, ce qu’il formule en termes particulièrement hardis: “vous avez passé votre vie entière hors du chemin de la vérité et de la justice et par conséquent hors de celui de l’ Évangile (...) cette gloire qui endurcit votre cœur vous est plus chère que la justice (...) votre salut éternel est incompatible avec cette idole de gloire (...) vous n’aimez que votre gloire (...) vous ne connaissez point Dieu, vous ne l’aimez point, vous ne le priez point du cœur, et vous ne faîtes rien pour le connaître”. Il suffit de lire ces quelques lignes pour comprendre pourquoi Fénelon n’a pas signé cette Lettre et pourquoi elle n’est sans doute jamais arrivée dans les mains du roi.

Après avoir étudier l’attitude de Fénelon envers Louis XIV, je vais maintenant m’attacher à voir le rapport entre mythe, utopie et politique dans l’œuvre de l’archevêque de Cambrai.


3. Mythe et politique. L’aspiration au retour de l’âge d’or et l’idéal du prince sauveur.

a) Entre cité mystique et cité idéale : la Bétique et Salente.

“ Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge d’or”, voilà comment Fénelon débute sa description de la Bétique au livre VII du Télémaque. La Bétique, c’est le Pays de cocagne, la cité de Dieu, la cité mystique qui semble avoir été épargnée par le péché originel, où règne l’idéal évangélique, les mœurs simples et frugales, la paix et l’abondance, le bonheur et la communion avec la nature. Fénelon a tiré cette peinture idyllique d’un passage du prophète Jérémie où il est question de la maison des Rékabites, passage amplement commenté dans les “Mœurs des Israélites” de Claude Fleury, un des ses amis. Salente, au contraire, c’est la cité déchue réformée par la Sagesse incarnée, par le Verbe de Dieu, c’est à dire par Mentor; c’est surtout la réforme que Fénelon souhaitait appliquée en France, celle qu’il développe dans les Tables de Chaulnes et que devait mettre en oeuvre son élève le duc de Bourgogne. On voit donc qu’il y a un lien évident entre mythe, utopie et politique dans le Télémaque, et c’est ce lien que je vais tâcher de mettre en lumière dans cette troisième partie.

Ce qui frappe lorsqu’on lit l’œuvre du prélat, c’est qu’elle compose un véritable hymne à la nature et à l’agriculture. Fénelon ne cesse de chanter les bienfaits de la terre, “toujours prête à tirer de son sein de nouvelles richesses pour payer les peines du laboureur” ( fable XXXVI ), elle “ ne se lasse jamais de répandre ses biens sur ceux qui la cultivent, son sein fécond ne peut s’épuiser” ( livre X ). La terre de Bétique ne fait pas exception, elle qui “porte chaque année une double moisson”. Pour Fénelon, les fruits de la terre constituent les véritables richesses d’un État, idée promise à un riche avenir puisqu’elle sera reprise par les physiocrates au siècle suivant. On la trouve d’ailleurs aussi chez Bossuet qui écrit dans sa Politique: “la fécondité de la terre, et celle des animaux, est une source inépuisable des vrais biens”. C’est pour cette raison que Mentor à Salente et Fénelon dans les Tables de Chaulnes se préoccupent de favoriser l’agriculture. Il s’agit d’abord de régler le problème de la propriété foncière. La question ne se pose pas en Bétique puisque y règne la communauté des biens; les ibères “vivent tous ensemble sans partager les terres”. Ce n’est pas le cas par contre à Salente où Mentor préconise à Idoménée, au livre X: “Il ne faut permettre à chaque famille (...) de pouvoir posséder que l’étendue de terre absolument nécessaire pour nourrir le nombre de personnes dont elle sera composée (...) tous auront des terres, mais chacun en aura fort peu, et sera excité par là à la bien cultiver”, et Solon, dans le Dialogue n° XIII, dit à Justinien: “je ne voudrais qu’une étendue très bornée de terre dans chaque famille (...)”. Quant à Fénelon, il recommande dans ses Tables de Chaulnes de “ne laisser aucune terre inculte”. Une fois le problème foncier résolu par une limitation sévère de la propriété, encore faut-il se garder de ne pas trop imposer les paysans. Mentor demande ainsi à Idoménée: “ne les chargez point d’impôts (...) quelle horrible inhumanité, que de leur arracher, pour des desseins pleins de faste et d’ambition, les doux fruits de la terre, qu’ils ne tiennent que de la libérale nature et de la sueur de leur front !”. L’archevêque de Cambrai critique ici très clairement la lourdeur des impôts dues aux dernières guerres de Louis XIV, comme le firent à l’époque d’autres personnalités, tels Boisguilbert et Vauban. Il prévoyait d’ailleurs dans les Tables de Chaulnes de supprimer la gabelle, les grosses fermes, la capitation et la dîme royale.

Si la Bétique est une société essentiellement agraire, Fénelon ne se désintéresse pas pour autant du commerce, bien au contraire. Il a en la matière des idées bien arrêtées, prônant une politique de libre échange opposée au colbertisme. Ainsi, à Télémaque qui s’émerveille de l’opulence de la ville de Tyr ( les premiers lecteurs y virent une allégorie de la libérale Hollande ), le phénicien Narbal conseille: “Surtout n’entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s’en mêle point, de peur de le gêner, et qu’il en laisse tout le profit à ses sujets”. Pygmalion, au contraire, par ses règlements tatillons et ses tracasseries multiples, fit dépérir le commerce florissant de Tyr: c’est ce que reproche Fénelon à la politique protectionniste de Louis XIV. Son libéralisme est cependant tempéré par sa morale austère. Il souhaite mettre en place des lois somptuaires pour que soient bannis les produits de luxe et les arts efféminés, qui corrompent les mœurs en introduisant la mollesse. Ainsi Mentor, à Salente, “défendit toutes les marchandises de pays étrangers qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse” et dans les enfers, au livre XIV, Arcésius dit à Télémaque: “encore serait-il à souhaiter qu’on laissât tomber le commerce à l’égard de toutes les choses qui ne servent qu’à entretenir le luxe, la vanité et la mollesse”.

Pour faire refleurir l’âge d’or, Fénelon place tous ses espoirs dans son ancien élève le duc de Bourgogne, autour duquel se développe toute une mystique du prince sauveur. C’est l’objet de ma seconde sous-partie.

b) Un roi sauveur à l’exemple de Jésus Christ. L’attente messianique autour du duc de Bourgogne.

“Un roi à l’exemple de Jésus Christ”; cette expression est tirée de la Politique de Bossuet, mais convient très bien pour définir l’idéal monarchique de Fénelon. Il conçoit la royauté comme un véritable sacerdoce, comme une ascèse, comme une imitation de Jésus Christ si l’on reprend le titre du célèbre ouvrage mystique de la fin du Moyen Age. Le souverain doit transcrire dans la réalité de son temps les vertus divines du Christ, et en donner l’exemple à ses sujets, car “tel est la force de l’exemple du prince: lui seul peut, par sa modération, ramener au bon sens ses propres peuples et les peuples voisins ( Examen de conscience ). Comme le rappelle d’ailleurs le prélat à son élève dans ce même ouvrage, “vous serez jugé sur l’ Évangile, comme le moindre de vos sujets”. Mais quelles sont ces vertus que le roi doit imiter ? On en peut dénombrer quatre: l’esprit de sacrifice, l’humilité, la pauvreté et la douceur de caractère. Je vais les passer une à une en revue.

De même que le Christ s’est sacrifié pour expier les fautes de l’humanité, le prince doit aussi s’offrir tout entier à son peuple, ne vivre que pour lui, qu’à travers lui, pour le rendre heureux et lui procurer l’abondance. Mentor résume parfaitement cette maxime au livre V, où il dit que le roi “n’est digne de la royauté qu’autant qu’il s’oublie lui-même pour se sacrifier au bien public”. Télémaque, qui a bien assimilé les leçons de son maître dit avec moins de concision au livre XVIII: “le roi est fait pour ses sujets; il se doit tout entier à eux; il est chargé de tous leurs besoins; il est l’homme de tout le peuple et de chacun en particulier (...) il est l’homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume; c’est un esclave qui sacrifie son repos et sa liberté pour la liberté et la félicité publique”. Le prince doit ensuite imiter l’humilité du Christ, c’est à dire ne pas hésiter à reconnaître ses fautes et faire preuve de modestie. On a déjà vu qu’ Idoménée avait accepté de “s’humilier devant la vérité”, et avait reconnu ses fautes, contrairement à Louis XIV. Fénelon développa cette idée dans son Discours prononcé au sacre de l’électeur de Cologne ( 1707 ). Il y écrit: “L’humilité, qui est nécessaire à tout ministre des autels, est encore plus nécessaire à ceux que leur haute naissance tente de s’élever au-dessus du reste des hommes. Écoutez Jésus-Christ: Je suis venu, dit-il, non pour être servi, mais pour servir les autres”. Le prince doit aussi, à l’image du Christ, donner l’exemple de la simplicité et rejeter le luxe. Fénelon écrit ainsi dans une lettre à J. N. Colbert, archevêque de Rouen: “Que deviendra la pauvreté de Jésus-Christ si ceux qui doivent le représenter cherchent la magnificence ?”. Bossuet revendique au contraire l’ “éclat” autrefois dévolu aux rois de l’ Ancien Testament; il pensait que Dieu voulait: “que la cour des rois fût éclatante et magnifique pour imprimer aux peuples un certain respect. Nous sommes donc là en présence de deux conceptions opposées: Fénelon s’appuie sur le Nouveau Testament et l’idéal évangélique de pauvreté, tandis que l’évêque de Meaux s’appuie sur l’ Ancien Testament et l’exemple de la magnificence des anciens rois d’ Israël. Enfin, le prince doit être doux à l’instar du Christ: “Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur” ( Matt. XI, 29 ); Fénelon cite encore dans son Discours prononcé au sacre (...) ce passage de l’ Ecclésiastique ( X, 17 ): “Dieu renverse les trônes des princes hautains, et il y fait asseoir des hommes doux”.

Ce prince providentiel, ce prince sauveur qui doit faire renaître l’âge d’or après l’âge de fer du règne de Louis XIV, c’est le duc de Bourgogne. On peut dire qu’il se développa une véritable atmosphère messianique autour de l’héritier potentiel du trône. Déjà dans la Fable n° XXIV, l’élève de Fénelon nous est dépeint sous les traits d’ “un jeune berger” qui doit faire refleurir l’âge d’or ( “que l’âge d’or revienne par lui” ). Cette représentation du duc en jeune pasteur se retrouve au livre XIII du Télémaque. On y trouve ce passage: “On voyait même dans les pâturages les loups se jouer au milieu des moutons; le lion et le tigre, ayant quitté leur férocité, paissaient avec les tendres agneaux; un petit berger les menait ensemble sous sa houlette; et cette aimable peinture rappelait tous les charmes de l’âge d’or”. Or ce court tableau est tiré presque textuellement d’un passage du prophète Isaïe où ce dernier prédit l’avènement du Messie: “Le loup habitera avec l’agneau; le léopard se couchera auprès du chevreau, le veau, le lion et la brebis demeureront ensemble, et un petit enfant les conduira tous” ( XI, 6 ). Le “petit enfant” qui conduit son troupeau, c’est le duc de Bourgogne qui doit mené son peuple vers la Cité sainte, c’est le nouveau Messie qui doit ressusciter l’âge d’or. C’est tout le sujet de l’estampe distribuée. On y voit l’élève de Fénelon, dans un décor champêtre, la houlette à la main, surveiller un troupeau composé de proies et de prédateurs ( ainsi, au deuxième plan, sous un abri, un lion à côté d’un bœuf ); les deux enfants en bas âge sont les deux frères cadets du duc de Bourgogne: M. d’ Anjou est figuré dans un coin en enfant nu, qui tire un serpent de son trou, M. de Berry encore à la mamelle se joue avec un aspic qu’il tient à la main ( scène du verset 8 du même passage d’ Isaïe ).


La mort du duc de Bourgogne le 18 février 1712 met fin aux espérances politiques de Fénelon, qui décède lui-même trois ans plus tard. L’âge d’or ne sera pas rétablit; la théorie ne sera jamais mise en pratique. Se pose alors la question du sens de l’engagement politique de l’archevêque de Cambrai. Je crois l’avoir amplement démontré, la pensée de Fénelon est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît à l’abord. S’il critique sévèrement le gouvernement de Louis XIV, il ne s’en prend jamais à l’essence même du pouvoir absolu, mais à ses dérives. Le prince sauveur tel qu’il le souhaite est un monarque absolu, ou, comme il le dit lui-même au livre V du Télémaque, “il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu’il veut faire le mal”. Son attitude à l’égard de Louis XIV n’est pas moins complexe. Il faut bien souligner que la célèbre Lettre à Louis XIV, dans laquelle les défauts du souverain sont dépeints sans fard, cette Lettre, donc, est contemporaine du Discours à l’ Académie française où l’on trouve au contraire un panégyrique en bonne et due forme du Roi- Soleil. Il semble que Fénelon ait été partagé entre une admiration réelle envers son souverain et une non moins réelle répulsion à l’égard d’un pouvoir en voie de sécularisation. C’est là, ce me semble, le point essentiel de la pensée politique du prélat. Il refuse la distinction entre politique et morale établie par le principe de la raison d’ État; il prend le contre-pied des théories de Machiavel et s’inscrit de ce fait dans la tradition d’ Érasme.
Au point de vue de la postérité de l’œuvre de Fénelon, il faut souligner son importance dans la pédagogie du siècle des Lumières. L’influence fénelonienne est en particulier flagrante chez le père de Louis XVI, le Dauphin Louis. “ Le Monarque, écrit-il, doit se regarder comme le chef d’une nombreuse famille. Il doit aimer ses peuples comme un père aime ses propres enfants”; il écrit encore: “Le principal objet de l’attention d’un Roi est le soulagement de ses peuples; et sa plus grande gloire est de les rendre heureux”. Du père, l’influence est passé au fils, et les historiens ont souvent allégué l’influence de Fénelon pour expliquer le caractère velléitaire du dernier de nos rois. On peut terminer en citant ce mot de Robespierre: “Nous voulons fonder Salente”.[/align]
Dernière modification par VexillumRegis le jeu. 09 déc. 2004, 19:23, modifié 1 fois.

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