Le pire blasphème

« J'enlèverai votre cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. » (Ez 36.26)
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Cinci
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Le pire blasphème

Message non lu par Cinci » lun. 12 nov. 2018, 22:04

Un petit texte à méditer ...


Le pire blasphème est de renverser les termes et de commencer la religion par nos sacrifices. Certaines éducations chrétiennes consistent en cela. On dit à Dieu : "Ce qui est à moi est à toi." Et ensuite on ajoute : "Et j'espère bien alors que tu me donneras quelque chose de ce qui est à toi." On usurpe la place de Dieu. On prend l'initiative de l'amour. On devient le père de Dieu. Et puis, on lui conseille de se montrer aussi bon que nous, de faire un effort pour se hausser à la hauteur de nos sacrifices. Tout est faux dans cette attitude : nous nous guindons en position de bienfaiteurs de Dieu. Nous nous haussons sur un piedestal. Et Dieu semble inerte, indifférent, passif, en posture d'obligé.

Un de mes élèves, à chaque carême, essayait d'offrir à Dieu le sacrifice de ne pas fumer. Il devenait de très mauvaise humeur, s'énervait, se mettait à sucer des bonbons et à manger du chocolat, "puisqu'il avait promis de ne pas fumer, mais non de ne pas sucer", puis se laissait tenter par ses amis, reprenait ses habitudes, et terminait le carême démoralisé, furieux contre Dieu et contre lui.

Au début d'un nouveau carême, il vint me trouver et me demande : "Que ferais-je comme mortification ?" " Je ne sais pas, que proposes-tu ?"

Il me regarde d'un air timide. "Je pourrais peut-être essayer de ne pas fumer ?" Ah non, voilà des années que tu nous ennuies avec cela. Tu vas plutôt faire le contraire. Tu vas fumer, mais tu feras de chacune de tes cigarettes un sacrifice : tu les fumeras en l'honneur de Dieu, en le remerciant d'avoir crée des choses aussi bonnes que le tabac. - Il a d'abord cru que je me moquais de lui. Une solide éducation chrétienne l'avait persuadé que rien d'agréable ne pouvait être vraiment religieux. Je dus dépenser des flots d'éloquence avant qu'il ne se laissât convaincre qu'il pouvait faire plaisir à Dieu en fumant, et que la fumée de ses cigarettes serait comme des volutes d'encens d'agréable odeur.

Trois semaines après, il revint. "Eh bien quelle nouvelle ?" "Ça va très bien, je ne fume plus." "Ah ça, tu est un type impossible. Quand tu ne devais pas fumer, tu fumais. Maintenant que tu as choisi de fumer, tu ne fumes plus." - Eh bien, monsieur, je vais vous expliquer. D'abord, je dois dire que j'ai eu beaucoup de peine à fumer en l'honneur de Dieu, à rendre religieux un acte qui me semblait si profane. Et même quand j'y suis arrivé, figurez-vous, ces premières cigarettes ne me plaisaient pas. J'ai découvert que lorsque je fumais, jusque là, c'était un acte franchement païen, une sorte de revanche que je prenais contre tout ce qui est imposé et obligatoire. J'envoyais tout au diable et je me payais un plaisir. Je prélevais une tranche de bon temps sur une existence ennuyeuse. Le vrai plaisir de fumer était de mettre le devoir en vacance, de goûter une solitude, une liberté dont l'aboutissement final doit être vaguement le plaisir de la damnation (retranchement, excommunication, affranchissement absolu).

Puis, peu à peu, je me suis habitué et j'ai vraiment fumé quelques cigarettes avec un sentiment fiiial. J'ai dû lutter d'abord contre l'impression que Dieu n'était pas content de moi. J'avais mauvaise conscience de goûter ce plaisir en temps de Carême. J'avais l'habitude de penser à Lui que pour me mortifier. Mais à la longue, je suis arrivé à penser que Dieu m'offrait une cigarette, que je lui faisais plaisir en l'acceptant, que je la fumais en Son honneur et que ce plaisir, loin de me séparer de Lui, m'introduisait dans son intimité.

Puis, à un certain moment, la pensée que je pouvais fumer, que Dieu était content que je fume, qu'il m'y invitait paternellement, cette pensée me réjouissait si bien, me mettait dans un tel état de contentement et de paix, que je n'ai plus eu besoin de fumer. Je continuais à penser à Dieu et j'étais plus heureux ainsi. Nos rapports étaient plus purs. La cigarette m'aurait distrait.


(à suivre)

Cinci
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Re: Le pire blasphème

Message non lu par Cinci » mar. 13 nov. 2018, 3:11

(suite)


Ne commencez donc pas par le sacrifice, par la mortification, par la croix.

Regardez l'Évangile. Il commence par une immense allégresse : des promesses, des annonces, des miracles, des appels, des amitiés, des émerveillements, la présence, la tendresse de Dieu, pour nous. Ce qu'il nous fallait d'abord apprendre , le message le plus urgent, c'est que Dieu était infiniment meilleur, infiniment plus tendre, plus gai, plus jeune, plus favorable que nous ne l'imaginions.

Le grand, le principal, le plus pressant devoir, c'était d'exulter, de rendre grâces, de n'en pas revenir, d'être confus, puis exalté, de pleurer et de rire, de baiser ses mains et ses pieds, de s'arrêter pour le savoir, et puis de recommencer. Ah ! tous nos sacrifices ne valaient rien, que nous faisions dans la douleur, dans la stupeur, dans l'erreur de nous croire seuls, et parfois de nous trouver meilleurs que le Dieu auquel on les faisait. Nous faisons ce bien trop mal, nous n'étions pas dignes du bien que nous faisions. Ce bien nous faisait mal.

Le Christ ne parle pas, au début, de sacrifice, de passion, de croix. Il faut d'abord savoir qui il est, nous pénétrer de sa bonté, de son amour, de la joie de sa tendresse, et alors, mais seulement alors, tout s'ensuit. Lentement, l'amour prend conscience de lui-même, de sa force, de son exigence. Il se sent grandir, mûrir pour de plus viriles besognes, pour de plus audacieuses amours. Il sait mieux ce qu'il est et qui il aime. Il désire plus purement de le dire. Il se resserre dans l'essentiel. Il veut moins chanter et plus faire. Il devient dévorant, ambitieux, insatiable, tant il est soutenu de joie. Il se laisse envahir enfin de l'apaisement de ne plus pouvoir dépasser cet amour, d'avoir été digne de connaître et d'exercer le plus grand amour. Et il met sa joie en Croix !

Ce n'est pas Dieu qui a besoin de nos sacrifices, mais nous avons besoin de Lui montrer que nous l'aimons, et cela fortifie notre amour.

Le sacrifice est indispensable à l'amour pour l'exprimer et pour le purifier. Mais l'amour est encore bien plus nécessaire au sacrifice. Il s'agit d'une spirale mais dont le point de départ est une initiative divine.

Ce qui manque à beaucoup pour aimer Dieu, c'est certainement d'abord de connaître Son Amour et ce qu'il a fait pour nous. Mais c'est aussi, souvent, d'avoir su lui répondre en faisant quelque chose pour Lui. Le dévouement est source d'amour après en avoir été le fruit. Demandez à une mère pourquoi finalement elle aime tant son enfant, c'est parce qu'elle a tant fait pour lui. Souvent, les adolescents envisagent aisément la mort et paraissent ne pas tenir à la vie. C'est rarement par vertu et par amour du ciel, mais parce que n'ayant encore presque rien fait pour la vie, ils ne se sont pas attachés à elle. Le motif pour lequel dans notre vie religieuse nous restons si froids si pesants vis-¸a-vis de Dieu, ce n'est pas qu'il manque de nous choyer, à nous sourire, mais parce que cette bonté n'éveille aucun écho dans nos coeurs trop endurcis. Nous avons peine à croire à la générosité de Dieu, parce que nous sommes trop égoïstes. On ne comprend finalement que ceux à qui on ressemble. Dieu ne cesse pas de nous donner, mais comme nous ne lui donnons jamais rien, nous n'avons pas en nous de sentiment qui nous fasse communier à Lui, en nous faisant sentir ce que c'est que de donner, aimer et compatir.

Des enfants mal élevés ne sont pas ceux pour qui on a trop fait. On ne fait jamais trop pour un enfant. Mais ce sont ceux à qui on n'a jamais appris à rendre en échange de ce qu'ils ont reçu. Des parents qui n'ont su que gâter leurs enfants sont des égoïstes. Ils ne se sont pas vraiment donnés eux-mêmes. Ils ont gardé pour eux ce qu'il avaient de meilleur. Ils ne leur ont pas fait confidence de la joie de donner.

Le sacrifice est nécessaire, mais il ne faut sacrifier que par amour. Le sacrifice n'est pas ce qui nous coûte, un renoncement pénible et rancuneux, une destruction, une immolation, une perte sèche (soldats sacrifiés ! marchandises sacrifiées ! "La maison ne recule devant aucun sacrifice" - "Je fais de petits sacrifices").

C'est tout le contraire ! Voici l''acte le plus heureux et le plus joyeux du monde : entrer dans le monde divin de générosité et d'amour, entrer dans le jeu de Dieu qui est de donner, devenir capable d'amour et de don.

Tout ce que Dieu nous a donné, il y a moyen de le Lui rendre, en Lui exprimant la confiance que nous avons en Lui pour nous le garder infiniment mieux que nous ne pourrions le faire. Ce que nous réservons se pulvérise entre nos mains qui le retiennent. Mais tout ce qui est donné à Dieu est sauvé pour toujours.


Définition : "le sacrifice est toute oeuvre qui nous unit à Dieu dans une sainte communion". (Saint Augustin)

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Re: Le pire blasphème

Message non lu par Sam D. » mar. 13 nov. 2018, 9:36

Merci pour ce bel exposé, Cinci, qui entre en résonnance et explicite bien, me semble-t-il, le psaume 126 (ou 127 c'est selon), à première vue si riche en paradoxes :
Psaume 126

01 Si le Seigneur ne bâtit la maison, les bâtisseurs travaillent en vain ; si le Seigneur ne garde la ville, c'est en vain que veillent les gardes.

02 En vain tu devances le jour, tu retardes le moment de ton repos, tu manges un pain de douleur : Dieu comble son bien-aimé quand il dort.

[...]
"Ne crains pas, crois seulement"
"Je veux la miséricorde, non le sacrifice"

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Re: Le pire blasphème

Message non lu par Cinci » mar. 13 nov. 2018, 23:36

Merci, je n'y avais pas pensé. C'est vrai qu'on peut y voir une résonance.

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Re: Le pire blasphème

Message non lu par PaxetBonum » mer. 14 nov. 2018, 9:54

Le meilleur sacrifice n'est-il pas celui que l'on n'avait pas prévu, qui s'impose à nous et que l'on accepte de bon cœur par amour pour Dieu ?
Pax et Bonum !
"Deus meus et Omnia"
"Prêchez l'Évangile en tout temps et utilisez des mots quand cela est nécessaire"

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Re: Le pire blasphème

Message non lu par Cinci » jeu. 15 nov. 2018, 17:34

Bonne remarque, Paxetbonum !

:)

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